Histoire de la collusion entre le Wahhabisme et le monde Anglo-Saxon (1703-1979) [2/4]

par GÉOPOLITIQUE PROFONDE
jeudi 31 août 2017

1)  ISLAM ET WAHHABISME, CONTINUITE OU RUPTURE ?

 

Pour mieux appréhender la doctrine du wahhabisme historique[1] et la suite de l'étude, quelques rappels élémentaires s’imposent.

 

Un schisme dans l’islam

 

L’islam traditionnel se divise en deux branches principales : le sunnisme et le chiisme. Tout a commencé à la mort du prophète Mahomet en 632 lors d’une guerre qui éclata entre deux groupes pour sa succession. D’un côté, nous avons les compagnons du prophète et une de ses femmes, Aïcha, qui soutiendront les trois premiers califes (« khalîfa  »)[2], Abu Bakr, Omar et Othman, pour la succession et de l’autre côté, nous avons le gendre et la fille du prophète, Ali Ibn Abi Talib et Fatma ainsi que leurs deux enfants Al-Hassan et Al-Hussein. Les chiites ne reconnaissent pas les trois premiers califes, mais reconnaitront le quatrième, Ali Ibn Abi Talib, au nom des liens du sang, car il était également le cousin de Mahomet. Les soutiens d’Ali et des descendants du prophète seront connus plus tard sous le nom de « chiites » (littéralement partisan ou disciple, sous-entendu d’Ali) tandis que les soutiens des califes seront appelés « sunnites » (ceux qui suivent la Sunna[3]). Cette époque où vivaient Mahomet et ses quatre premiers successeurs, « les califes bien guidés », est néanmoins considérée par tous comme l’âge d’or de l’islam.

Le droit coranique ou la jurisprudence islamique (« fiqh ») repose sur deux sources fondamentales : le Coran et la Sunna. Cette dernière est constituée des récits des faits et gestes du prophète (« hadîth »), compilés dans des recueils. Les chiites ne reconnaissent pas la Sunna et considèrent que l’imam est la seule source d’autorité spirituelle et temporelle de l’islam. Les sunnites quant à eux considèrent ce dernier comme un simple dirigeant de prière. Cette jurisprudence islamique repose également sur des sources secondaires pour déterminer la solution d’un problème de droit non prévu par les textes du Coran et de la Sunna. Elles sont fondées sur la raison humaine des théologiens-juristes comprenant le raisonnement par consensus (« ijma »), le raisonnement par analogie (« qiyâs ») et l’effort d’interprétation (« ijtihâd »).

Concentrons-nous sur le courant sunnite composé de quatre écoles se reconnaissant mutuellement. Elles sont nées du nom de quatre grands jurisconsultes que l’on nomme les fondateurs : Abû Hanîfa (mort en 767) donna l’école hanafite, Mâlik Ibn Anas (mort en 796) donna l’école malikite, Al-Chafii (mort en 820) donna l’école chafiite et enfin Ibn Hanbal (mort en 855) donna l’école hanbalite. Chaque école développa ses propres règles d’interprétations ; les écoles malikite et hanafite étant considérées comme les plus libérales, tandis que l’école hanbalite serait la plus littéraliste dans l’interprétation des sources.

 

Le wahhabisme, schisme ou retour à l’orthodoxie ?

 

La question wahhabite mérite une focalisation particulière sur l’école hanbalite. Au IXe siècle, sous le califat abbasside d’Al-Mamûm, les hanbalites contestèrent son pouvoir et s’opposèrent à son « islam éclairé » (comprendre trop libéral). En effet, l’interprétation du Coran et la Sunna de l’école hanbalite est particulièrement codifiée : l’interprétateur doit être un savant (« ouléma »), la situation interprétée ne doit pas faire partie du Coran ni de la Sunna (sinon l’application de ces deux sources doit être littérale) et la solution préconisée doit faire l’unanimité dans la communauté des musulmans (qui comprend les spécialistes de l’islam et non les masses populaires). Cette école juridique à ceci de particulier qu’elle refuse toute prise en compte du contexte historique et social dans l’écriture du Coran et de la Sunna ; aucune adaptation n’est donc possible selon les époques et les régions[4].

Le wahhabisme n’a pas innové sur le plan juridique et a suivi les préceptes hanbalites. Après les dernières conquêtes des années 1920, Ibn Saoud imposa le Pacte de Nejd en remplaçant les oulémas, les juges et les imams des trois rites pour imposer le seul hanbalisme[5]. Le wahhabisme historique le plus puritain se posait en négation des courants juridiques, sauf le hanbalisme dont il se réclamait tout en le dépassant par sa radicalité. Lors de la prédication puritaine des trois émirats saoudiens, les théologiens de l’ordre établi d’alors étaient considérés par les wahhabites comme responsables de la décadence de l’islam, ce qui amena à une désacralisation des jurisprudences traditionnelles. L’expertise et l’autorité des oulémas dans l’effort d’interprétation (« ijtihâd ») des sources islamiques furent donc confisquées par le wahhabisme. Ceci laissa place au libre examen du Coran et de la Sunna et à une nouvelle autorité religieuse wahhabite censée être plus légitime. Un certain parallélisme avec la réforme protestante du XVe siècle, rejetant également l’autorité en matière de savoir et prônant la liberté de jugement, peut être établi[6]. La lecture du Coran et de la Sunna sans médiation exégétique[7] traditionnelle fait du wahhabisme une doctrine immuable dans son objectif d’islam purifié, car ramenée aux principes originaux des pieux prédécesseurs (« salaf  ») des trois premières générations de l’islam (VIIe et VIIIe siècle)[8].

Si le wahhabisme s’appuie sur le hanbalisme, c’est principalement à travers la pensée du jurisconsulte syrien Ibn Tamiyya (1263-1327)[9], aujourd’hui considéré comme le père du fondamentalisme sunnite. Ibn Tamiyya s’opposait à l’apport de la philosophie grecque dans les sciences islamiques et rejetait ainsi toutes sciences étrangères et innovations (« bidâa »)[10]. En plaidant pour le retour aux sources orthodoxes de l’islam, il rejetait violemment les religions infidèles (juive, chrétienne et païenne) et fut célèbre pour son intransigeance envers les autres courants de l’islam, majoritaires à son époque[11].

Ses écrits firent le pont entre le hanbalisme et le wahhabisme, ainsi que pour tous les courants radicaux de l’islam politique contemporain qui suivront, pour lesquels il représente la principale influence et source théologico-juridique. Si sa pensée fut l’une des principales références théologiques du courant wahhabite, il est à noter qu’il existait également des courants s’inspirant profondément d’Ibn Tamiyya tout en s’opposant vigoureusement à la doctrine wahhabite à l’époque. C’est le cas par exemple du père du néologisme « wahhabisme » (« wahhabiyya ») qui n’était autre que le propre frère de son fondateur, Suleyman Ibn Abdelwahhab, qui s’opposa à cette doctrine en se fondant sur les écrits d’Ibn Tamiyya dans son ouvrage Les foudres divines réfutant le wahhabisme (« Al-sawaiqal-ila-hiyya fi al-radd ala al-wahhabiyya ») écrit en 1753[12]. Il existait également des courants hanbalites non wahhabites, notamment dans la région du Qassim, qui posèrent beaucoup de problèmes de sédition à Ibn Saoud, deuxième du nom[13].

Il est nécessaire de garder à l’esprit que le dogme wahhabite bouleversait les structures sociopolitiques d’antan, ce qui expliquerait un certain consensus des concernés dans sa diabolisation[14]. L’accusation principale sur le mouvement puritain était son zèle dans ses proclamations d’apostasie (« takfîr  »), sur les populations qui refusaient d’abroger leurs croyances populaires, souvent suivies de l’allégeance au « message » ou du meurtre. Mohammed Ben Abdelwahhab, ambitionnant d’exporter sa prédication, envoyait des lettres à l’establishment religieux de l’époque (imams, savants et théologiens) en pointant leur responsabilité dans l’affaiblissement de l’islam et en les conviant à se conformer à sa doctrine. À demi-mot, il semblerait que beaucoup de personnalités religieuses de l’époque partageaient l’avis du cheikh Abdelwahhab concernant par exemple le sujet du culte des tombes ou des saints[15].

Pour nuancer quelque peu les propos, il semblerait que le cheikh Abdelwahhab n’était pas aussi virulent dans son opposition aux quatre écoles du sunnisme, au chiisme et au soufisme[16] (à l’instar d’Ibn Tamiyya), auxquels il reprochait des points précis (par exemple l’interprétation allégorique des discours et actions du Prophète Muhammad) qu’il détaillait dans des correspondances écrites[17]. Comme Ibn Tamiyya, ces deux personnages étaient et sont toujours diabolisés, à tort ou à raison, dans leur opposition aux différents courants de l’islam.

Il est tout de même intéressant de noter que ce même Abdelwahhab a été accusé d’être un manipulateur, un égaré, un hypocrite et autres noms d’oiseaux[18] par de grands savants de l’époque, de régions (Nadjd, Hedjaz, Yémen, Irak) et de rites différents, y compris le sien, le hanbalisme[19]. Ses propres maîtres, M. Ibn Suleyman Al-Kurdi et M. Ibn Hayet Al-Sanad, l’ont soupçonné d’athéisme tandis qu’on lui déniait le statut de savant (« mujtahid  ») capable d’interpréter le Coran, car ne maitrisant pas la douzaine de sciences religieuses nécessaires[20].

 

Une doctrine puritaine mobilisatrice et destructrice

 

À l’époque de cette prédication du wahhabisme historique, la violence de la société était présente dans tous les camps. Mais ce courant se distingua particulièrement par des destructions atypiques, en s’attaquant d’une manière plus virulente qu’Ibn Taymiyya au culte des saints et autres coutumes païennes préislamiques. L’alliance saoudo-wahhabite détruisit systématiquement tout lieu de pèlerinage (tombes, reliques et sanctuaires) qui amenait selon eux à une forme de polythéisme déguisé ou associationnisme (« shirk »).

Au cours de leurs péripéties, l’alliance issue du Pacte de Nejd détruira le dôme du tombeau du fondateur du chiisme, des copies rares du Coran, des lieux saints, des sanctuaires, des tombeaux de prophètes, la coupole de la source Zamzam, les dômes des tombes du grand-père et de la première épouse de Mahomet, la mosquée du prophète (« Al-Masjid Al-Nabawi ») et des monuments historiques de l’islam à Kerbala, à Médine et à la Mecque entre 1806 et 1925. Une destruction importante s’était déroulée en 1806, lorsque les wahhabites avaient occupé Médine et avaient saccagé le cimetière Al-Baqî.

 

LE CIMETIERE AL-BAQI A MEDINE, OU REPOSENT DES MEMBRES DE LA FAMILLE ET DES COMPAGNONS DU PROPHETE, AVANT SA DESTRUCTION EN 1925 PAR IBN SAOUD

 

                               LE CIMETIERE AL-BAQI A MEDINE DE NOS JOURS

 

Par analogie, il est possible d’avancer que l’Organisation Etat islamique, sévissant actuellement un peu partout dans le monde, est l’héritier direct du wahhabisme historique du XVIIIe siècle issu du Nejd. Des similitudes s’établissent notamment au niveau des modes opératoires, de l’expansion militaire, du radicalisme proche des Ikhwans wahhabites et enfin dans cet unique objectif d’établir l’islam puritain orthodoxe comme source de juridiction totale. Contre les ennemis des wahhabites, la doctrine semblait simpliste : l’excommunication de tout musulman coupable d’idolâtrie, établie dans le livre d’Abdelwahhab, L’unicité de Dieu (« Kitâb ut-Tawhîd »). Une conception peut-être à relativiser comme nous l’avons dit, compte tenu de la structure politico-religieuse de l’époque. La croyance en un Dieu unique (« Allah ») sans associé, sans égal et sans intercesseur (« tawhid ») est le socle du wahhabisme. L’unicité est primordiale pour éviter son contraire, l’associationnisme (« shirk »), et le piège christique de la Trinité divine (considérée comme une forme de polythéisme). Selon d’autres avis, l’excommunication (« takfîr ») n’était pas prononcée contre les péchés des musulmans, mais contre ceux qui continuaient à associer Dieu et qui lui attribuaient des égaux[21]. Ceci justifiait la guerre sainte (« jihad ») contre ces musulmans excommuniés et rendait licite par décret religieux (« fatwa ») les exactions diverses commises contre eux : une première dans l’histoire de l’islam[22]. Ce fut particulièrement les chiites qui furent ciblés, car accusés de diviniser Ali, le quatrième calife et gendre du prophète Mahomet.

 

La pérennisation de la doctrine wahhabite

 

Pour dépassionner quelque peu le mouvement wahhabite, notons qu’il a existé au même siècle (XVIIIe), dans des zones géographiques différentes, d’autres fortes personnalités sans lien structurel entre elles, prônant le retour à une croyance islamique orthodoxe[23]. Mais le succès de la prédication (« da’wa  ») nejdite a quelque peu étouffé ces autres mouvements par sa capacité à subsister même après la mort de ses initiateurs.

Cette prospérité peut s’expliquer par plusieurs facteurs déterminants. D’abord, c’est bien entendu le soutien britannique qui fut déterminant, suivi de la prise de contrôle définitive de la région du Hedjaz, où se trouvaient deux grandes villes saintes de l’islam, La Mecque et Médine. Le contrôle de ces lieux saints de l’islam donne à ses maîtres la suprématie sur l’islam mondial (tous courants confondus). Le pèlerinage à La Mecque (« hadji  ») faisant l’objet de vénération, les pèlerins du monde entier allaient désormais être sous l’influence de la doctrine wahhabite et propager ensuite « le message » une fois rentrés chez eux. Le pèlerinage était également une importante source de revenus, générant environ 300 millions de francs annuels dans les années 1930[24]. C’était également le marché des esclaves qui se trouvait à La Mecque, dans une Arabie où la justice wahhabite appliquait la loi du Talion[25]. L’esclavage fut officiellement aboli en 1962 par Fayçal II et disparaitra lentement, voire très lentement lorsqu’on constate que les immigrés actuels peuvent être battus, exploités, violés sans conséquence pour leurs bourreaux[26]. Enfin, l’exploitation des plus importantes réserves de pétrole du monde par les compagnies américaines a fourni au Royaume saoudien des ressources lui permettant de se pérenniser définitivement et de propager la doctrine sur la planète.

Tout comme le puritanisme protestant a finalement supplanté le catholicisme, le même phénomène s’est déroulé avec le wahhabisme et l’ancienne orthodoxie islamique. Certaines thèses laissent même penser que ce puritanisme radical par sa violence et son intolérance serait utilisé pour détruire l’islam proprement dit, de l’intérieur...[27]

 

(A suivre)

 

Franck Pengam

 

 

[1] Le « wahhabisme historique » antérieur au « wahhabisme d’État » fondant l’Arabie Saoudite moderne, doivent être différenciés par l’extrémisme poussé du premier alors que le second étatisé serait plus « modéré ». Ces deux concepts ont été empruntés à Aïssam Aït-Yahya, op. cit., 2015.

[2] Khalîfa signifie littéralement « successeur » (sous-entendu du prophète).

[3] Le terme Sunna regroupe les enseignements du prophète et les règles d’Allah.

[4] Anne-Clémentine Larroque, Géopolitique des islamismes, Puf, 2016, p.14.

[5] Hamadi Redissi, op. cit., p.78.

[6] Jean Michel Vernochet, Les égarés, le wahhabisme est-il un contre islam ?, Sigest, 2013.

[7] L'exégèse est l'étude approfondie et critique d'un texte.

[8] Les « salaf » désignent les trois premières générations de l'islam en lien et constitués par 1) le prophète de l'islam Mahomet et ses compagnons (les Sahaba), 2) la génération suivante des Tābi‘ūn (qui ont connu des Sahaba) et 3) la dernière génération des Tābi‘ at-Tābi‘īn (qui ont connu des Tābi‘ūn).

[9] Hamadi Redissi, op. cit., p.154.

[10] Le rejet des innovations vient d'un hadith, le 5e des 40 hadith de l’imam Al-Nawawi (1233-1277) : « Celui qui apporte dans notre religion une innovation qui lui est étrangère, on doit rejeter tout ce qu'il dit », rapporté par Boukhari et Mouslim.

[11] Anne-Clémentine Larroque, op. cit., p.19 et 20.

[12] René Naba, L’Arabie Saoudite, un royaume des ténèbres, Editions Golias, 2013, p.261.

[13] Aïssam Aït-Yahya, op. cit., p.153.

[14] Pour constater les arguments et le nombre conséquent des détracteurs du wahhabisme à cette époque, voir Hamadi Redissi, op. cit., p.97 à p.109.

[15] Aïssam Aït-Yahya, Textes et contexte du Wahhabisme, Nawa, 2015, p.63.

[16] Le soufisme désigne le cœur initiatique et ésotérique de la tradition islamique. Il est lié aux orthodoxies sunnite et chiite.

[17] Aïssam Aït-Yahya, op. cit., p75.

[18] Hamadi Redissi, Le Pacte de Nadjd ou comment l'islam sectaire est devenu l'islam, Seuil, 2007, p.136.

[19] Ibid, p.97.

[20] Ibid, p.101 et 131.

[21] Aïssam Aït-Yahya, op. cit., p.93.

[22] Wahhabite connection : comment l’Arabie saoudite a déstabilisé le monde en exportant son islam radical depuis 40 ans, www.atlantico.fr/decryptage/wahhabite-connection-comment-arabie-saoudite-destabilise-monde-en-exportant-islam-radical-depuis-40-ans-david-rigoulet-roze-1838403.html/page/0/1.

[23] Nous pouvons citer le Cheikh Waliyul-Lah en Inde, le sultan Muhammad Ibn Abdallah au Maroc, le cheikh Utman dan Fodio en Afrique subsaharienne ou encore le cheikh Muhammad Ash-Shawkani au Yémen, voir Aïssam Aït-Yahya, op. cit., p.24.

[24] Xavier de Hauteclocque, op. cit., p.41.

[25] Ibid, p.115.

[26] Ceci se déroule en 2016, au Qatar et en Arabie Saoudite, voir l’entretien avec Mustafa Qadri, Géopolitique des migrants, Diplomatie-Les grands dossiers n°31, p.75.

[27] Pour creuser sur ce propos, voir Youssef Hindi, Occident et Islam, Sources et genèse messianiques du sionisme, De l'Europe médiévale au choc des civilisations Tome 1, Sigest, 2015.


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