Il nous faut nous parler

par Orélien Péréol
jeudi 7 novembre 2019

Nous allons lentement mais avec constance et droiture vers un territoire où le terrorisme devient devient l’ordinaire des relations humaines.

C’est une pathologie sociale qui tend à se valoriser elle-même par la répétition et la banalisation, mais aussi par le discours (l’abondance et la force des mots en « phobe »).

J’appelle terrorisme le fait de vouloir gagner le combat d’idées par la violence et non pas la raison et ses raisonnements. Le terrorisme n’a pas de loi. Il fait peur à ceux qui ne sont pas pareils, ne pensent pas pareils, il les insulte, les menace, il les agresse, éventuellement dans des simulacres d’agressions, juste pour faire peur, mais les agressés ne savent jamais si l’agression va être feinte ou si elle va aller loin, le terrorisme casse les biens des autres, empêche leur travail s’il le peut, détruit ou abime leurs habitations, il blesse les « autres », il les emprisonne s’il en a le pouvoir, et il les tue éventuellement, cela arrive.

Il y a bien sûr toujours un peu de terrorisme dans les échanges. Il y a les grandes gueules qui intimident les petites gueules, même sans rien faire. Il y a des zones où le débat pacifique et respectueux et l’odieux terrorisme se touchent, mais d’une manière générale ce sont deux mondes séparés, étanches et reconnaissables.

Dans l’idée démocratique des relations humaines, la différence de point de vue est une proposition de progrès. Il ne faut pas rêver, ça ne se fait pas facilement. Cependant, la civilisation occidentale est arrivée à donner suffisamment de place au négatif (à la critique), à la faire travailler à l’amélioration de l’existant.

Un discours se développe en ce moment qui fait de l’occident une voyoucratie qui a dissimulé sa mauvaiseté sous de grands principes, les droits de l’homme, dont elle se fichait pas mal au fond. C’est un déni de réel. L’occident a trouvé sa force dans un (certain) respect de l’opposition et de l’opposant, dans l’intégration de son propos, considéré comme une demande, au flot commun. L’occident n’a pas eu cette vision de résolutions des différends et des conflits pour avoir la force, l’occident a eu cette vision que les humains étant mortels, se devaient une protection mutuelle, et cela leur a donné beaucoup de force. Ce paradigme est plus adapté à la résolution des problèmes et à l’amélioration de la condition humaine que les systèmes figés et globalisants. Cette disposition, intellectuellement possible et préférable aux autres, n’a pas été stable et permanente : les occidentaux ont été violents et sanguinaires entre eux et avec les autres de nombreuses fois.

Cependant, ils ont su créer du nouveau en considérant la contestation de l’ancien comme un acquis susceptible d’être bénéfique à tous. En science, c’est inappréciable : la science n’est pas le certain, elle est la possibilité toujours ouverte de réfuter le « déjà-trouvé ».

L’idée démocratique des relations humaines est la résolution des différends et des différences par la parole argumentée. Je vais le redire : il y a beaucoup d’à peu-près, d’imprécisions, de ratés, et même quelques échanges de coups. Mais cela fonctionne assez bien, pour beaucoup de choses.

Nous quittons ce paradigme pour celui du terrorisme : « ce que tu dis blesse mon identité, ce que tu penses blesse ma sensibilité (religieuse par exemple), je suis donc en droit de te faire du mal si tu t’obstines à dire que tu vois les choses comme tu les vois ».

La définition du terrorisme que je donne étend considérablement les phénomènes susceptibles d’en faire partie : l’intention « tous les moyens pour te faire taire » est terroriste, dans ma définition.

Je me place dans le paradigme connu et admis de « qui vole un œuf vole un bœuf », c’est-à-dire que l’acte vaut en lui-même et ne dépend pas de l’importance de l’objet et du préjudice infligé à autrui. Un terrorisme faible, éparpillé, sans armes est en train de trouver une légitimité, en l’absence de débat sur ce qu’il est : des groupes ont agressé des agriculteurs pendant leur travail, des groupes ont agressé des bouchers… Le dernier en date, à ma connaissance, est l’empêchement pour Sylviane Agacinski de tenir une conférence sur « l’être humain à l’heure de sa reproductibilité technique ». Une association écrit : « Nous mettrons tout en œuvre pour que cette conférence n’ait pas lieu » et elle n’a pas eu lieu.

C’est regrettable. Nous devons imaginer nous battre aussi pour maintenir la possibilité du respect de l’opposition. Sans quoi, les violents gagneront à chaque fois et nous aurons une société divisée dans laquelle des groupes luttent pour imposer leur vue à tous, pour substituer leur intérêt groupal à l’intérêt général.

Des protestations nombreuses évoquent « la liberté d’expression ». Ce qui est en cause est plus vaste que ce droit individuel, c’est notre civilisation, la démocratie. Nous allons vers le heurt physique des identités blessés, nous y sommes peut-être déjà, nous ne devons pas nous laisser terroriser.


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