Ingrid Betancourt condamnée ?

par morice
lundi 3 mars 2008

Qui peut bien avoir intérêt à faire disparaître Ingrid Betancourt ? Ou à ne pas la retrouver vivante ? Car il va sans dire que l’annonce hier soir de la mort du second des Farc sonne aujourd’hui étrangement comme un quasi-arrêt de mort pour la détenue franco-colombienne. Désolé pour sa famille qui a bien compris le message semble-t-il déjà, en intervenant en haut lieu dès l’annonce de la terrible nouvelle.

Personne ne peut le nier : Paul Reyes, qu’Ingrid avait défié ouvertement dans un débat en lui demandant à plusieurs reprises "plus d’enlèvements, vous comprenez, plus d’enlèvements" était l’un des seuls à détenir les clés de sa libération. Une fois mort, les chances d’Ingrid d’être relâchée deviennent très minces, à moins d’une opération militaire d’envergure qui s’annonce excessivement risquée, les Farc ayant déjà démontré que la vie des otages leur importait uniquement en cas de monnaie d’échange. Comment donc le gouvernement Uribe a-t-il pu localiser l’endroit exact où se trouvait Reyes ? C’est bien la clé de voûte de ce nouveau mystère. Il s’avère que l’armée colombienne, pour y arriver, a dû nécessairement et obligatoirement s’appuyer sur des moyens lourds de détection qu’elle ne possède pas. Et qu’un pays a dû lui prêter. Les Etats-Unis, et la CIA ont encore une fois agi dans l’ombre, comme nous allons vous le prouver maintenant.

L’histoire démarre en 2003. Une dépêche d’agence assez anodine annonce un crash d’un petit monomoteur Cessna 208 en Colombie, et immatriculé aux USA. Ce n’est pas le premier, mais le troisième appareil de ce type à le faire, et trois pilotes sont déjà morts. Deux pilotes qui se sont sortis vivants de crashs précédents d’appareils similaires demandent aux autorités américaines (?) de changer de type d’appareil, un monomoteur étant trop susceptible de se crasher en cas d’avarie, face à un bimoteur que les pilotes réclament à grands cris. Ils proposent l’usage de Beech King Air 300, un bimoteur que connaît bien la CIA, qui en oublie parfois un peu partout... lors de transferts de drogue dans la région, une pratique que tout le monde reconnaît aujourd’hui. Les vols de ce type d’avions arrangent aussi pas mal les choses. Bizarreté de l’intervention, la demande est faite par des pilotes civils qui visiblement travaillent pour l’armée américaine ! On y apprend en effet que les pilotes travaillaient pour California Microwave, une société civile bien particulière. Elle travaille pour le Pentagone, car elle n’est autre qu’une subdivision de Northrop Grumman...

Une page web fort bien documentée nous démontre par l’exemple que tous ces types d’appareils, plus un Casa CN235, stationnent parfois sans raison au beau milieu du désert du Nevada, aux USA. Sous des numéros de registre qui renvoient à des sociétés civiles... bidons. La plus connue est Pig Farm Co, dont on retrouve le symbole parfois jusque dans certains cockpits, les pilotes facétieux montrant parfois une mascotte en peluche de cochon pour jouer avec les spotters qui les traquent. La "Ferme aux Cochons" n’existe pas bien sûr, c’est une simple boîte aux lettres aux USA. Sur la page concernée, on distingue clairement un véhicule à plaque minéralogique gouvernementale en train de stationner à côté de ces avions, autour desquels s’affairent des contractants tous habillés en civil.

Le Casa de la CIA est un avion qui circule beaucoup, il a été vu aussi bien à Bagram en Irak qu’à Stavanger ou au Portugal ou à Prague. "The planes, regularly supplemented by private charters, are operated by real companies controlled by or tied to the agency, including Aero Contractors and two Florida companies, Pegasus Technologies and Tepper Aviation" dit le New York Times. On le soupçonne fort d’avoir servi à transporter des prisonniers de Guantanamo. Sa base normale est Pope AFB en Caroline du Nord. Sur cette base, justement, réside "The 1st Special Forces Detachment-Delta and Hostage Rescue Team", un groupe spécialisé dans les prises d’otages et le contre-terrorisme.

On ne peut être plus clair : l’avion qui s’est écrasé n’a rien d’un appareil lié à la lutte contre la drogue. C’est bien un appareil des forces spéciales US, déguisé en avion civil. La présence sous les Cessna 208-B d’un énorme compartiment à bagages laisse envisager l’usage de caméras haute résolution à bord. L’avion crashé en 2003 portait le numéro N1116G, était loué par One Leasing Inc au nom de AAS, ou Atlanta Air Salvage, qui réside au Griffin-Spalding County Airport. Une société spécialisée dans le recouvrement d’avions... crashés !!! Là, ça ne s’invente pas comme couverture pour opérations spéciales ! Chez CNN, un simple communiqué fait le lien direct avec la CIA : "The Cessna was contracted by the U.S. Defense Department, officials of the U.S. Southern Command told CNN." Chez la BBC, même son de cloche : "US embassy sources said they were part of the Office of Regional Administration, which they indicated was a CIA front."


A l’annonce du crash, d’autres réagissent : ce sont les Farc, qui annoncent détenir trois ressortissants américains, après avoir abattu l’avion concerné, selon eux. Près de l’épave, une fois celle-ci détectée, les forces colombiennes arrivées à peine une demi-heure après retrouvent deux autres cadavres, un Américain et un Colombien, tués d’une balle dans la tête. Abattus sans nul doute sur place par les Farc. L’avion est alors décrit par le régime d’Uribe comme étant en train d’effectuer une "mission antidrogue de routine". De l’antidrogue avec à bord des techniciens de la firme California Microwave ???

California Microwave, comme son nom l’indique, est je cite : "a leading U.S. supplier of satellite earth station and microwave radio infrastructure products and information and collection systems". En résumé, la société US leader en gestion de liaisons satellitaires, sur ondes courtes et ultra-courtes, et se targue également d’être "a provider of Tactical Data Link (TADIL), Ground Information Management Systems (GIS), Mission Planning and Systems Integration/Software Development Services". En résumé encore, une société qui sait relier des militaires restés au sol à un avion via un lien numérique radio d’information (datalink). Rien à voir avec la détection de champs de coca !

Les forces armées et aériennes de Colombie, à ce jour, ne possèdent pas un tel équipement. Leur dernière acquisition onéreuse est celle d’hélicoptères BlackHawk non munis de ces matériels de transmission. Leur parc consiste en des appareils anciens, tels des KFir C7, des Broncos OV-10A ou des T-37 Cessna, ou des Mescalero T-41 (des Cessna 172 archi-répandus dans tous les aéroclubs !). Beaucoup d’appareils sont de l’âge de la guerre du Viêtnam : des A-37B Dragonfly, un DC-3 ( ?) et quelques Tucanos, moins anciens ceux-là (comme avions d’entraînement). Un seul appareil est plus récent, c’est un Schweizer SA2-37B Condor de surveillance capable de voler 12h d’affilée de façon silencieuse. Ce dernier a été offert par les USA à la Colombie au titre de la lutte contre la drogue. Il ne possède pas de liaison avec l’Awacs ou un satellite.

Aucun appareil récent ou presque. En revanche, on trouve des traces du passage d’Airscan dans le pays. Une société civile déguisée qui n’est autre que l’autre nom des US Air Commandos, la version de l’Air Force des Special Forces de l’armée de terre US. Airscan a déjà été cité comme ayant dévoilé le lieu où se cachaient les Farc juste avant que le village détecté ne soit bombardé par l’armée colombienne, le 13 décembre 1998, tuant 18 personnes à Santa Domingo, dont des enfants. L’opération d’hier ressemble étrangement à celle-ci. Dans son édition du 17 mars 2002, le Los Angeles Times révélait toute l’affaire de 1998 : "Airscan... helped plan and provided surveillance for the attack around Santa Domingo using a high tech monitoring plane." Airscan avait répondu à un procureur colombien chargé de l’enquête, qu’il surveillait alors un pipeline et non autre chose, en travaillant pour ECOPETROL (National Oil Company of Colombia), la firme nationale colombienne. L’enquête s’entendait signifier une fin de non recevoir gouvernemental. Airscan, sous prétexte de lutter contre la drogue ou de surveiller des pipelines, renseigne en fait l’armée colombienne au sol sur les mouvements des rebelles et lui transmet les positions détectées. En liaison avec de bien plus gros appareils tels les Sentry Awacs, installés tout près de la frontière, mais en Equateur, sur la base de Manta. Un congressiste, Henry Llanes, a bien fait remarquer que ce déploiement d’Awacs était gênant pour les USA, qui pourraient à partir de là être accusés de compromission directe avec le régime d’Uribe : "We are compromising our neutrality in the Colombian conflict with the Manta base, dragging ourselves into a war between the Americans and their enemies in Colombia." Pour lui, l’Equateur est un nouveau Panama, pays où les Américains ont longtemps fait ce qu’ils voulaient sans rendre de compte à personne. Manta est à 150 miles à peine à l’ouest de Quito, la capitale ! Et sur les 27 Awacs que possède l’US Air Force, 3 sont constamment en Equateur : or l’avion n’a pas d’usage antidrogue, vole trop haut et ne peut prendre de clichés photos. Les Farc, qui avaient compris semble-t-il pas mal de choses, se réfugiaient régulièrement en Equateur, comme cette fois où Reyes y a été surpris.

Les forces armées colombiennes disposent donc d’une aide précieuse avec l’usage d’avions de la CIA ou d’Airscan et des forces spéciales, qui relaient les infos entre un satellite et le sol, ou entre le sol et un Awacs. Ces écoutes sont capables de traquer et surtout de localiser pas mal de types d’émissions, y compris celles en provenance de téléphones portables ou satellitaires. Or qu’apprend-on aujourd’hui lors de l’annonce du décès de Reyes ? Ceci :

"Selon plusieurs sources militaires, des avions espions auraient localisé le commandant en interceptant une communication satellite. Un bombardement aurait alors été ordonné, au cours duquel Reyes et une dizaine d’hommes auraient été tués."

Vérifiez, tout y est : l’armée colombienne était incapable seule de localiser le camp de Reyes. On apprendra plus tard que Reyes est mort des suites d’un combat au sol, ayant reçu deux balles, une dans le ventre et une dans l’œil. Sans l’aide des Américains et leurs moyens sophistiqués, c’eût été impossible de le découvrir. Reyes, engagé dans des pourparlers avec des négociateurs, était contraint d’avoir à communiquer vers l’extérieur, ce qui expliquerait son interception : sa fin brutale entraîne logiquement la fin de tout espoir de négociation, rendant le statut d’otage d’Ingrid Betancourt extrêmement fragile.

La décision de tuer Reyes a été prise par des gens qui n’ont aucun intérêt à revoir Betancourt vivante, donc, ou qui n’ont pas pris suffisamment en compte son cas désespéré. Maintenant, il nous reste à nous interroger, vous et moi : d’où vient la décision, à qui a-t-on demandé l’accord pour en arriver là ? Obligatoirement Alvaro Uribe a dû solliciter l’accord des détenteurs véritables du matériel qu’il a utlilisé pour localiser Reyes. Ou W. Bush, en lui accordant ce droit, lui a laissé le feu vert pour ce qui conduit aujourd’hui à une autre inéluctable condamnation : celle d’Ingrid Betancourt, vue vivante pour la dernière fois le 4 février dernier. A moins que le pour et le contre aient été suffisamment pesés, et que l’opération d’hier soit suivie dans les heures qui viennent par un assaut général contre ce qui reste des Farc, aujourd’hui décapités. Pour l’instant, ça n’en prend pas du tout le chemin. Les quatre otages libérés mercredi 27 février risquent fort d’être les derniers. Et la peau des trois otages américains Thomas Howe, Marc Gonsalves et Keith Stannsen, ne doit pas peser très lourd depuis la mort de Reyes. Ce sont eux les premiers concernés par des représailles. Ils n’ont plus aucune chance, comme l’avait déjà pressenti l’excellente émission 60 Minutes qui s’était intéressée à ces "otages oubliés" de tous, y compris des Américains eux-mêmes ! La proposition de négociation faite en 2005 par les Farc aux USA est bien loin : ils viennent en fait de condamner tous les otages en choisissant de soutenir la voie de l’intervention armée et en lui donnant un sacré coup de main technologique. L’espoir de nouveaux échanges vient d’être sciemment torpillé par une action qui risque d’avoir des conséquences catastrophiques pour la vie des otages. Dont celle d’Ingrid Betancourt. La mort de Reyes risque tout simplement d’en entraîner beaucoup d’autres. Les Farc ne sont pas à défendre, entendons-nous bien, leur système repose autant sur le trafic de drogue que celui de leurs adversaires. Mais la décision qui vient d’être prise de le supprimer semble ne pas avoir pris en compte tous les tenants et les aboutissants d’une situation explosive où à tout moment des otages risquent de perdre la vie. L’histoire jugera pour savoir s’il fallait prendre ou non cette décision. Dans l’état actuel des choses, elle est purement catastrophique pour les otages. Ingrid Betancourt a peut-être été sacrifiée au nom de la lutte antiterroriste d’un George W. Bush obnubilé qui fait peu de cas des personnes, et qui en profite au passage pour étendre son emprise militaire sur les Etats d’Amérique du Sud qui lui sont restés fidèles.

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