Jacques Attali est-il devenu fou ? Ou simplement génial ?

par Bernard Dugué
jeudi 24 janvier 2008

Juste une précision. Cette question sous-entend un usage particulier du mot « fou », plus précisément un emploi identique à celui du journal Marianne qui, avant les élections, avait posé cette même question, mais à propos de Sarkozy. S’il s’avérait qu’Attali est aussi fou que Sarkozy, alors, tels des grands esprits qui se rencontrent, on ne sera pas étonné d’une connivence entre ces deux hommes. Et cette supposée folie, quelle est-elle ? Certainement pas celle qui justifie quelque internement ou traitement avec un psychotique, pas plus que la folie spirituelle célébrée par Erasme. Il s’agit tout simplement d’un trait de caractère qu’on retrouve chez les hommes avides de puissance, parfois aux commandes des nations. Sloterdijk parle tout simplement de mégalopathe. Mégalo, folie des grandeurs, pathie, trouble. Mégalopathie, trouble liée à un excès dans le désir de dominer et imposer ses vues à la société. Un mégalopathe a des convictions puissantes.

Jaques Attali fait partie de cette caste très sélect des conseillers de prince, comme le sont ou l’ont été Karl Rove, Paul Wolfowitz, Robert Kagan, Guy Millière, autrement dit, ceux qu’on a désignés comme néoconservateurs, alors que Richard Perle ou Francis Fukuyama penchent du côté démocrate. Quant à Attali, il semble pencher là où se situe le pouvoir, étant devenu sarkozyste après un long service auprès de Mitterrand ; mais on ne peut réellement savoir quelles sont ses convictions. Une chose est certaine, il est très intelligent, donc capable du bien comme du pire. Attali, homme de réseaux, réussit à concilier des activités dans la sphère politique et un métier de polygraphe, avec de nombreux livres diversement jugés qui se sont bien vendus, notamment le dernier où il joue les prophètes de l’avenir. Mais est-il capable d’évaluer la nature de la crise économique liée aux surprimes, se croyant en 1929 ? En tous cas, il fait une belle équipe avec Sarkozy. On se demandera si Attali n’est pas aussi « problématique » que les néocons américains, ceux-là étant obsédés par l’axe du mal, et prêts à faire la guerre sur la planète, alors qu’Attali n’est juste qu’obsédé par l’axe de l’immobilisme et de la graisse noire étatique, prêt à lancer la France dans la guerre économique au nom d’un idéal suprême, la croissance et le PIB. Quoique, Attali n’a rien demandé, c’est Sarkozy qui est venu le chercher et cette précision doit être signalée !

Le rapport Attali est accessible dans son intégralité. Les citoyens seraient fort inspirés d’en lire quelques extraits car cela les concerne, comme d’ailleurs le TCE en 2004. Notamment le préambule qui indique quels sont les buts poursuivis. On y retrouve les lieux communs récemment propagés sur les plateaux de télé. La question de la dette et surtout, du déclin et d’une France qui ne parvient pas à suivre le mouvement mondial de la croissance parce qu’elle n’a pas voulu se réformer contrairement à d’autres nations, notamment la Grèce et l’Italie. Sur ce point, on questionnera les intéressés sur la bonne santé de ces pays. Quant au PIB, cette France si déclinante vient de repasser devant la Grande Bretagne. Autre argument, celui des nations du monde qui affichent entre 5 et 10 points de croissance. Chine, Inde, Russie, Amérique latine, Afrique... Il n’y a là rien d’étonnant. C’est juste un effet de rattrapage dû à l’industrialisation croissante et l’entrée dans les technologies actuelles offrant une marge de développement importante. Comme d’ailleurs la France, l’Europe et le Japon pendant les Trente Glorieuses, et le rattrapage sur les Etats-Unis. Comparer ainsi n’est pas légitime mais, comme tout mégalopathe qui se respecte, Attali veut imposer sa propre vision et adapter les faits du monde à ce dont il veut se persuader et nous convaincre. Ce phénomène est bien connu. On le retrouve un peu chez Sarkozy ou Bush, alors qu’il était la marque de fabrique des dignitaires soviétiques pour qui toute réalité devait coller avec l’idée communiste alors que les faits contraires étaient jugés comme faux, voire irréels.

Voilà ce qu’on trouve dans le préambule : « La croissance de la production, cependant, est la seule mesure opérationnelle de la richesse et du niveau de vie disponible, permettant de comparer les performances des différents pays. » C’est là un des motifs essentiels justifiant cette série de plus de 300 mesures censées êtres appliquées avec comme résultat la croissance, afin de comparer les performances entre différentes nations et de faire de la France un exemple de loyauté vis-à-vis du tribut que les autres pays offrent sur l’autel de la production, seul moyen selon les termes du rapport, de créer du bien-être et de résoudre la pauvreté. Tous unis, mais pas Maréchal nous voilà. Ne nous trompons pas d’époque. PIB nous voilà, telle est la devise que suggère Attali aux Français.

L’ensemble du rapport nous rappelle l’époque de la planification. Et on se demandera si cette « billevesée bureaucratique » de 300 pages ne vaut pas pour remplacement du commissariat au plan, institution supprimée un peu à la hâte par Villepin. Quelques idées sont bonnes et légitimes mais dans l’ensemble, quel monument bureaucratique, avec la création d’un tas de structures d’observation, d’autorités, d’incitations à conseiller, juger, guider, évaluer la qualité, la quantité, bref, une société sous haute surveillance où chacun sera jaugé, mobilisé, muté au service d’une culture du résultat. Et comme les Ministres du gouvernement Fillon, tout service public sera évalué par des cabinets indépendants (décision 18) Les enseignants seront évalués (décision 5) Chaque individu doit avoir accès au bonheur par la croissance et faire le bonheur de la croissance, en étant si besoin formé dès le plus jeune âge. Dès la crèche si possible, le rapport stipulant que les dix premiers mois sont décisifs pour l’acquisition de la confiance (décision 1) et qu’un enfant mal préparé peut développer des comportements hostiles à l’école. Soyez vigilants, après le jeune adolescent qui menace l’équilibre de la société, voilà le môme qui déstabilise l’école.

On y trouve, proposés sans aucune concertation, des chiffrages de toute sortes, des décisions telles que la création de 10 écovilles et 10 pôles universitaires d’excellence (décisions fondamentales 2 et 4). On se demande pourquoi pas 20 ou 5. Et puis que penser du service civique obligatoire pour des collégiens qui seront mobilisés pour s’occuper des personnes âges et des vieux (sont-ils compétents pour ça ?) ou alors nettoyer les forêts et réhabiliter les vieux logements (décision 10). Mais en ce cas, n’est pas là du travail obligatoire et sur le principe, une régression de deux siècles ?

L’ensemble de ce rapport provoque la nausée, un texte parsemé d’arbitraires ou alors de reprises de dispositifs déjà existants. Tout ça pour sacrifier à une culture de la performance, de la mise en concurrence, de la comparaison, de l’évaluation, du pilotage. Bref, on dirait là une usine à gaz nationale, inspirée par une rationalité soviétique mâtinée de modernismes et de bonnes intentions, pétitions de principe sur le bien-être et le bonheur de l’individu qui se réalise pleinement. Le tout subordonné au scientisme managérial, comme en d’autres temps le matérialisme dialectique scientifique guida les pères du soviétisme. Avec au final le sentiment que les Français sont pris pour les cobayes d’une expérience menée par une caste de chefs en management et de bureaucrates sous la Présidence de Sarkozy. Ce verdict sévère doit quand même faire la part des choses et noter, parmi les vingt mesures principales, quelques éléments positifs et quelques intentions louables. Briser les corporatismes, c’est une bonne initiative, plaider pour un renforcement de la recherche est louable. Mais on ne voit pas dans l’ensemble une cohérence, ni en quoi la suppression de la carte scolaire ou l’évaluation des services publics va augmenter la croissance. Par ailleurs, le parti pris est comptable. La société doit se soumettre au calcul et aux diktats des évaluations pifométrées du polytechnicien, sorties de sa boîte magique. Alors que le chiffrage de toutes les mesures préconisées n’est pas annoncé. Bref, du délire mais soyons fous avec Attali, il faut y aller, au pas de course ! C’est lui qui l’a dit !

Au final, ce rapport, hallucinant, semble à la fois inapplicable par son côté bureaucratique et condamnable pour le dessein de société qu’il supporte. De quoi susciter une double fronde, celle des parlementaires, avec un Président Accoyer déjà remonté sur la question des OGM, un Ollier prêt à dégainer ; et la fronde des citoyens qui seraient bien capables d’orchestrer une pétition contre ce rapport. D’où une interrogation sur un éventuel second degré et un Attali suffisamment génial pour avoir manipulé ce beau monde et livré un cadeau empoisonné à notre Président.

Si Attali n’est pas génial, alors à moi de l’être, modestement et facétieusement ; et de proposer un nouveau concept. Hegel avait imaginé la ruse de la Raison comme instance guidant l’Histoire vers un destin de vérité et de liberté. Avec cet épisode du rapport Attali, on doit prendre au sérieux l’idée d’une ruse de la Déraison. Napoléon étant la Raison et Hegel ce que Sarkozy est à la Déraison et (Attali ? Ou moi ?) Car à la base, cette idée d’aller chercher la croissance paraît tout à fait déraisonnable à une époque où la civilisation nous tend les bras et où deux ruses, celles de Dieu et de la Raison, vont peut-être permettre cet avènement une fois que la comédie de la Déraison sera déjouée et surtout conjurées. Mais pour l’instant, la ruse de la Déraison conduit la France vers un porte-à-faux ! Antichambre ou impasse ? Là est la question ! Et aussi la nécessité d’une réflexion citoyenne pour une alternative de civilisation !

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