Jean-Pierre Chevènement, macronien ?

par Sylvain Rakotoarison
samedi 9 mars 2019

« Chers compatriotes, il existe un autre chemin que celui qu’on nous propose, une autre voie que celle où piétinent depuis des années une droite et une gauche aujourd’hui à bout de souffle. (…) La bipolarité a eu un sens, jadis, j’y étais, mais aujourd’hui elle n’en a plus. (…) Le pouvoir pour le pouvoir ! Là est le mal ! C’est par là que la démocratie dépérit ! Tout l’effort de tant d’hommes et de femmes sincères, dérivé, capté, détourné et trahi, par mille ruses, cabales, reptations, dissimulations, mensonges, assauts de démagogie, cynisme en bandoulière, opportunisme érigé en doctrine, pour faire "la seule politique possible", voilà qui découragerait le citoyen le plus vertueux si nous n’étions pas là, capables de tracer et de maintenir les repères de la République. » (Jean-Pierre Chevènement, discours à Vincennes le 9 septembre 2001).



Être né juste avant la Seconde Guerre mondiale, cela doit marquer ! Jean-Pierre Chevènement fête son 80e anniversaire ce samedi 9 mars 2019. Né à Belfort qui fut sa terre d’élections, il est un homme politique que j’admire beaucoup même si je ne partage pas beaucoup de ses vues.

Fils d’instituteurs, il fait partie de la méritocratie républicaine : IEP Paris, ENA (même promo que Didier Motchane, Lionel Jospin, Jacques Toubon, Josselin de Rohan, Yves Cannac, Alain Gomez et Ernest-Antoine Seillière). Engagé à la SFIO en décembre 1964, Jean-Pierre Chevènement a fondé le CERES (Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste) en janvier 1966, avec Pierre Guidoni, Alain Gomez, et deux amis récemment disparus, Didier Motchane et Georges Sarre. Le CERES intégra le PS d’Épinay en 1971 et en resta "l’aile gauche marxisante" jusqu’en 1991 et la création du Mouvement des citoyens (MDC) devenu Mouvement républicain et citoyen en 2003.

Allié interne de François Mitterrand au PS entre 1971 et 1981 (son alliance en 1979 fut décisive au congrès de Metz), Jean-Pierre Chevènement a eu presque toutes les responsabilités gouvernementales et électorales que je n’énumérerai pas ici, sinon pour rappeler qu’il fut un ministre indépendant au point de quitter le gouvernement quand il n’était plus en accord avec la ligne du gouvernement. Et il l’a fait trois fois, ce qui montre, d’une part, un sacré caractère, et d’autre part, un intérêt plus général que personnel dans sa démarche politique. Des quatre grands ministères qu’il a occupés, Recherche et Industrie (1981-1983) avec titre de Ministre d’État, Éducation nationale (1984-1986), Défense (1988-1991) et Intérieur (1997-2000), ce fut seulement à l’Éducation nationale qu’il est allé jusqu’au bout de la législature.



Jusqu’au début des années 1990, Jean-Pierre Chevènement était caractérisé comme le marxiste du PS. Pourtant, c’était beaucoup trop simplifier de le décrire ainsi. Il fut aussi gaulliste, ce qui, pour un mitterrandiste pendant la période gaulliste, était chose rare, et même introuvable ! Mais dès 1984, dès son accession au Ministère de l’Éducation nationale où il y a ramené l’éducation civique et la Marseillaise, Jean-Pierre Chevènement a appuyé ses convictions républicaines avec une certaine idée de l’État et de la Nation, qui l’a conduit à quitter définitivement le PS en 1991 pour naviguer avec son propre parti.

La cause qui a déclenché l’autonomie ? La guerre du Golfe (il était contre l’implication de la France, d’où sa démission) et surtout, le Traité de Maastricht (en 1991 aussi). Dès lors, il quitta le vocabulaire de la gauche pour prendre celui de la passion nationale, de la République, de la souveraineté nationale et d’un anti-européanisme teinté d’une certaine pointe de germanophobie (malgré un diplôme d’allemand à l’Université de Vienne).

Son départ du gouvernement Jospin le 29 août 2000 (pour raison de "peuple corse"), après des semaines très fragiles pour sa santé en 1998 (placé en coma artificiel et hospitalisé du 2 septembre au 22 octobre 1998 à la suite d’un accident d’anesthésie, il se considère comme un "miraculé de la République"), l’encouragea à se présenter à l’élection présidentielle de 2002 (déclaration de candidature le 9 septembre 2001 à Vincennes). Au cours de la campagne, il était désigné comme le "troisième homme" (après Jacques Chirac et Lionel Jospin), crédité jusqu’à 15% environ d’intentions de vote dans les sondages, ce qui était considérable, mais il a fini en sixième position, avec 5,33% des voix, derrière François Bayrou (6,84%) et Arlette Laguiller (5,72%).

Depuis sa campagne présidentielle, il a ségrégé non seulement une partie de la gauche souverainiste (dont n’était pas Jean-Luc Mélenchon) mais aussi une partie de la droite souverainiste qui reste encore aujourd’hui bienveillante (citons des personnalités comme Florian Philippot, mais aussi Nicolas Dupont-Aignan qui a tenu un meeting commun avec lui le 29 août 2015 à Yerres). Évidemment, Jean-Pierre Chevènement n’a rien à voir avec l’extrême droite dont il a toujours combattu les idées au nom des valeurs républicaines.

L’une des raisons pour lesquelles j’apprécie beaucoup Jean-Pierre Chevènement, c’est sa capacité à réfléchir, à rencontrer, à analyser et surtout, à ne pas rester sur des acquis idéologiques. Pour cela, il a créé en 2004 et préside encore la Fondation Res Publica, reconnue par l’État d’utilité publique le 30 décembre 2005. Il organise ainsi régulièrement, plusieurs fois par an, des tables rondes sur des sujets politiques, économiques ou diplomatiques cruciaux avec des personnalités qualifiées (qui peuvent ne pas être du même "bord" que lui). La "doctrine" principale de cette fondation, ce sont les valeurs républicaines.


Depuis 2014, Jean-Pierre Chevènement n’a plus aucun mandat électif et pourtant, il continue à faire de la politique. Il continue à organiser des colloques, à étudier l’actualité, à sortir des réflexions avec d’autres éminents spécialistes. Sa passion l’habitera sans doute jusqu’à sa fin.

Son "actualité" très récente, c’est la sortie, le 14 février 2019, de son livre "Passion de la France" aux éd. Robert Laffont (dans la prestigieuse collection Bouquins, 1 532 pages !) où il brosse cinquante ans de vie politique et de positions politiques, discours, analyses, témoignages, souvent repris d’écrits personnels divers et variés mais rassemblés en 2018 avec cette ligne directrice que donne le titre, son amour pour la France.

Je propose ici quelques citations provenant de la préface de ce livre, rédigée par lui-même, pour répondre à cette question intéressante : pourquoi un soutien à Emmanuel Macron ?



Contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer, Jean-Pierre Chevènement soutient en effet activement le Président Emmanuel Macron. Il l’a soutenu au cours de la campagne présidentielle, mais il le soutient aussi après son élection. Réflexe de caste d’énarque ? Non, pas du tout. Des énarques, il en a beaucoup combattu. En revanche, il considère qu’Emmanuel Macron a remis les institutions de la Cinquième République dans l’esprit gaullien originel.

C’est assez intéressant d’ailleurs de comprendre son raisonnement. En proposant de faire élire le Président de la République au suffrage universel direct en 1962, non seulement De Gaulle voulait permettre à ses successeurs, qui n’auront pas la même légitimité historique que lui, d’avoir l’onction du suffrage universel, mais il voulait aussi s’affranchir une bonne fois pour toutes du "régime des partis" qui a tant empoisonné la Quatrième République.

Le problème, c’est qu’après De Gaulle, le régime des partis s’est remis vite en place avec deux grands camps : d’une part, le PS d’Épinay en 1971 (critique étonnante puisque Jean-Pierre Chevènement y a activement contribué), devenant une écurie présidentielle pour son chef, François Mitterrand ; d’autre part, le RPR en 1976, devenant également une écurie présidentielle pour son chef, Jacques Chirac. Si bien qu’entre 1981 et 2017, la vie politique fut ponctuée d’alternances entre ces deux partis gouvernementaux PS et RPR (devenu UMP, puis LR) alors que les clivages n’étaient plus entre la droite et la gauche.

Emmanuel Macron, par intuition, a cassé cette alternance permanente entre PS et LR pour proposer une politique qui ne soit pas partisane (il n’a pas de vrai parti ni d’idéologie politique) mais qui soit en fonction de l’intérêt national. Cela signifie que, selon l’ancien candidat à l’élection présidentielle, Emmanuel Macron a redonné vie au lien direct entre le Président et le peuple, sans pollution des intérêts partisans.

En clair, Jean-Pierre Chevènement salue l’artiste : « Ce fut l’art d’Emmanuel Macron de deviner le moment où il devint possible de retourner les institutions de la Ve République contre la partitocratie qui les avaient confisquées. Ce n’était pas sans risque. Mais c’était un préalable. Avec son "en même temps", il fit "turbuler" le système. Les deux partis, qui avaient monopolisé le pouvoir pendant plus de trente ans, dévissèrent, chacun à sa manière. Le Parti socialiste ressemble aujourd’hui à un wagon couché sur le ballast dont on ne voit pas quelle locomotive pourrait le remettre sur les rails (…). Quant à la droite, elle a été piégée par le système des primaires auquel elle s’est crue obligée de recourir pour raviver chez ses électeurs l’intérêt qu’elle ne suscitait plus. Je n’épiloguerai pas sur l’élimination de son candidat, curieusement mis en examen deux jours avant la clôture des parrainages. ».

L’élection de 2017 a donc été un retour aux sources institutionnelles : « Emmanuel Macron a sans doute eu beaucoup de chance. Mais Machiavel nous l’a appris : la Fortune ne sourit qu’à cette forme de détermination que, dans l’Italie de la Renaissance, on appelait la virtu. Emmanuel Macron a bénéficié du rejet de la politique "du pareil au même". En s’appuyant sur les institutions voulues par le Général De Gaulle, il a libéré la Ve République du "système des partis" dont son fondateur, déjà, avait voulu délivrer, mais qui s’étaient reconstitués comme naturellement après son départ. ». Et finalement, c’était aussi le discours que tenaient Raymond Barre lors de la campagne présidentielle de 1988 (sur l’État impartial) et François Bayrou depuis l’élection présidentielle de 2002.

Jean-Pierre Chevènement conclut froidement et lucidement sur ses anciens amis socialistes avec qui il a gouverné : « C’est peu dire que les socialistes ne sont jamais vraiment entrés dans l’esprit des institutions de la Ve République. Emblématique à cet égard a été la remarquable incapacité de François Hollande, homme pourtant intelligent et fin, à habiter sa fonction. Ni la souveraineté nationale qui est le titre Ier de la Constitution, ni l’intérêt national auquel tout le reste est subordonné n’entrent naturellement dans le vocabulaire des socialistes, si ce n’est dans leurs préoccupations, car beaucoup sont, individuellement et spontanément, patriotes. ».

Même sur l’Europe, Jean-Pierre Chevènement est séduit par le volontarisme d’Emmanuel Macron pour relancer l’idée européenne sur les thèmes de la souveraineté européenne et de la protection (discours de la Sorbonne). Jean-Pierre Chevènement a exprimé son intérêt notamment lors d’un colloque le 11 décembre 2017 à la Maison de la Chimie où il étonna certains de ses amis politiques pour qui Emmanuel Macron représente au contraire tout ce qu’ils rejetaient…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (07 mars 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :

"Passion de la France" de Jean-Pierre Chevènement, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 14 février 2019.

Jean-Pierre Chevènement, macronien ?
Daniel Cohn-Bendit, sur les traces de Jean-Pierre Chevènement.
Le Che, vainement ?
Les ambitions sénatoriales de Jean-Pierre Chevènement.
Hollande coincé entre Chevènement et Eva Joly.
Chevènement répond aux attaques parisiennes.
Chevènement battu à Belfort.


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