L’alcool en centre ville

par Bruno de Larivière
mercredi 14 septembre 2011

Les arrêtés municipaux se multiplient pour tenter de limiter les débordements éthyliques et sonores. Le cas de Bordeaux illustre le dérapage des politiques publiques, mais la situation prévaut dans tous les centres de grandes agglomérations...

Est-il possible d'évaluer une politique publique ? La presse de cette fin d'été à pulls donne involontairement des indices pour répondre par l'affirmative. A condition de ne chercher ni rapports officiels ni données quantitatives, l'évaluation naît de l'inattendu. Qui pourrait croire en effet à la rencontre de l'urbanisme et de la santé publique ?

Le 29 août dernier, Sud-Ouest publie les résultats d'une enquête sur un nouveau lieu de rassemblement des buveurs bordelais, le miroir d'eau (photo) aménagé il y a quelques années entre la Garonne et la Place de la Bourse, en plein cœur du port historique. Tous les soirs, en fin de semaine plutôt qu'au début, davantage à la belle saison que sous la pluie de février, le miroir aimante les noceurs. On y vient pour un apéritif ou après la fermeture des boîtes de nuit. Les uns trouvent les bars du centre au-dessus de leurs moyens, les autres préfèrent délaisser terrasses et trottoirs confinés pour fumer au milieu d'un décor mis en valeur par les éclairages puissants. Les cafetiers se méfient sans doute des groupes trop bruyants. Sur le miroir d'eau, toute retenue s'évapore dans une cohue joyeuse.

On y boit le tout-venant, transporté au besoin par le tramway qui s'arrête aux abords immédiats : bière ou vin rouge permettent de s'enivrer à moindre coût. La journaliste peine à utiliser les mots qui conviennent. Qui fâchent ? Ne voulant déplaire ni au réprobateur ni au fêtard, elle louvoie. Faut-il le rappeler, le législateur n'interdit ni de se réunir pour s'amuser, ni de boire de l'alcool. Il prévoit cependant des limites précises, en terme d'effectifs - mais si le rassemblement résulte d'un mouvement spontané ? - et de consommation. L'ébriété tapageuse tombe sous le coup de la loi. Dans les faits, trois clochards qui s'étrillent pour un litron de mauvais vin échouent dans un panier à salades. Plusieurs dizaines (centaines) d'étudiants peuvent - eux - laisser libre cours à leurs vociférations. Personne ne les importunera, faute de moyens de police pour les contraindre à respecter la loi.

A force de boire vient l'envie naturelle d'en disperser les effets. Faute d'urinoir, les plus délicats s'écartent et se soulagent incontinents dans le fleuve, si l'on en croit Camille Bourléaud. Cette discrétion implique de pouvoir enjamber le garde-corps qui précède le bout du quai, et de faire pipi debout. Plusieurs ont chu. L'un s'est noyé. La rive droite sur laquelle s'étend le port correspond à la rive concave de la Garonne, la plus profonde. A l'époque où bateaux et gabarres se figeaient sur les pentes vaseuses, à marée basse, pour charger et décharger leurs marchandises (photo), la marée haute soulevait les embarcations les plus lourdes ; même l'encombrant croiseur Colbert s'élevait le long des quais jusqu'en 2007. 

Les fantaisistes qui prennent le risque d'uriner dans la Garonne doivent savoir qu'ils peuvent surplombler jusqu'à quatre à cinq mètres d'eau ; à leurs risque et péril. Autant dire que beaucoup doivent se contenter du miroir ou de ses pourtours immédiats. La miction sur la voie publique est pourtant punie par la loi - dans les avions également - mais comment contenir les débordements urinaires simultanés de dizaines de personnes ?

" Si quelques groupes rassemblent leurs déchets au moment de partir, d'autres ne se donnent pas cette peine. Vers minuit et demi, le miroir d'eau est un cimetière de bouteilles vides et de bris de verre." Les parterres piétinés ou éclaircis constituent un autre dommage relevé par la journaliste, décrivant une jeune fille encombrée d'un bouquet improvisé à la main, offert par un inconnu à l'âme agreste. On cherchera en vain dans l'article une investigation sur les moyens consacrés par la mairie pour restaurer massifs et plate-bandes, et pour nettoyer tous les matins les reliquats de la soirée précédente. A t-on mesuré la charge financière représentant la mise en place du miroir d'eau ? J'en doute fort. Au lieu de cela, l'article du Sud-Ouest reflète le sentiment général, vaguement tolérant, mais au fond méprisant vis-à-vis des gens. Qu'ils festoient, mais en restant bien élevés, respectueux et propres, lit-on à travers les lignes. Et puis qu'ils ne se bagarrent pas, sinon illico au commissariat. Que ce souhait ne débouche sur aucune mise en examen n'indispose que les esprits chagrins.

A Bordeaux, comme dans d'autres grandes villes françaises et au-delà, le centre-ville gentryfié est un lieu où les enfants de périurbains ['Le cru bourgeois gentilhomme'], ceux des cités péricentrales (le Grand Parc) mêlés aux étudiants logeant sur place s'amusent plusieurs soirs par semaine. Les lignes de tramway se croisent devant la porte de Bourgogne ou au pied de la colonne des Girondins, place des Quinquonces. Devraient-ils rester confinés chez eux ? Que l'on ne me fasse pas le procès du laxisme. Je garde gravé dans ma mémoire ce 21 juin 2002, coincé dans un appartement du centre d'Angers. Avec un fils à l'hôpital, dans le comas. Et la fête de la musique dehors. Mais je rage quand même de lire que l'on offre une chance au plus grand nombre (tramway à Bordeaux, bus ou métro ailleurs) pour ensuite parler de dépenses imprévues ou de gênes occasionnées par les bénéficiaires des aménagements.

A Nantes, les automobilistes gênent et doivent rester à l'extérieur ['Nantes, capitale du bouchon vert']. A Paris, les Franciliens engorgent les gares ['Pas de hasards à Saint-Lazare'] et le centre se métamorphose en vaste musée : 'Le fantôme des Tuileries'. La densification des zones urbaines bute pour l'instant sur la bulle immobilière ['C'est à prendre ou à Scellier'] Tout concourt. Le retour (densification ?) des villes-centre me paraît inéluctable, même si les autorités freinent des quatre fers.

Je conclus sur une autre politique publique esquissée ici. J'hésitai avec baclée. Elle touche à la lutte contre l'alcoolisme, en particulier chez les plus jeunes. Camille Bourleaud cite un badaud : "On a acheté des bouteilles à l'épicerie du coin et on les descend ici". Voilà que l'on prend les empêcheurs de tourner en rond pour des lapins de six semaines ! Les petits boutiquiers ouverts à des heures tardives vendent certes de l'alcool. Mais les grandes surfaces desservies par le tramway à proximité (Mériadeck, au-delà de la place Gambetta) ou en périphérie en proposent aussi ! Les économistes connaissent bien ce phénomène. Les prix émettent des signaux. Ceux qui veulent boire cherchent quand même à ne pas gaspiller leur argent ; malgré leurs vices, ils ménagent leurs bourses ? Il n'empêche, les maires de Toulouse, Rennes et Lyon ont décidé de sanctionner les ventes : dans les épiceries de centre-ville, bien sûr [source].

Du côté du miroir d'eau, rien ne changera donc, malgré les arrêtés anti-vente, anti-distribution à domicile, anti-etc. Bourvil et Coluche rigolaient à gorges déployées sur le dos de monsieur-tout-le-monde. Les Inconnus brocardaient la bouteille dans leur sketch sur les chasseurs du Bouchonois. Désormais, la boisson est banlieusarde et ringarde ['Une poignée de noix fraîches'] ; peut-être, mais rien ne permet d'affirmer qu'elle disparaîtra demain. Au mieux obtiendra-t-on une disparition de l'espace public. On se saoûlera dans le confort feutré des habitations, au prix de quelques entorses aux libertés fondamentales. Il est vrai que les regards ne se tournent guère dans cette direction ces temps-ci. Eradiquer les beuveries comme on pousse l'eau assis dans une baignoire ne peut qu'accélérer les débordements contrariants. Faute de lever de coude, craignons que les fêtards ferment le poing. Même si l'eau ne débordera pas du miroir...

Les déçus du moment ne manquent pas de sujets pour récriminer. Je doute que ce soit à l'encontre de politiques publiques bruyantes et inutiles.

PS./ Voir aussi le dossier de La Croix du mardi 30 août 2011 (Pierre Bienvault et Eléonore Gantois). Le titre de l'article principal est 'Les maires veulent bannir l'alcool dans la rue'. On y retrouve en plus un rappel sur les modes d'alcoolisation rituelle aux Etats-Unis (spring break), une interview d'un sociologue sur les effets de groupe, et un entre-filet sur l'activité des urgences hospitalières en lien avec les soirées évoquées plus haut.


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