L’étrange sillon de madame Le Pen (2)

par Jordi Grau
jeudi 14 juillet 2011

Dans mon précédent article, je me suis demandé comment un parti d’inspiration reaganienne, le Front National, avait pu en quelques mois changer radicalement son orientation sociale et économique. Cette conversion n’est-elle pas trop soudaine pour être honnête ? Surtout, la persistance d’un discours xénophobe n’indique-t-elle pas un grand conservatisme social ? L’étranger – ou celui qui est considéré comme tel – est un bouc émissaire bien pratique pour s’épargner une réflexion de fond sur les inégalités sociales et économiques. Telle est la thèse que je vais tâcher d’expliquer et de justifier dans cet article.

Le Front National est-il vraiment xénophobe ?

Telle est évidemment la première question à laquelle il faudrait répondre. Tout récemment encore, quelqu’un m’a écrit sur AgoraVox que les discours sur la « haine » et la « xénophobie » du FN ne sont que de la « propagande libéralo-gauchiste ». J’aimerais bien le croire, mais je n’y arrive pas. Sans doute le FN a-t-il un discours plus correct politiquement que naguère. Il est fini, le temps des tordants calembours antisémites (« Durafour crématoire ») ou des exquises déclarations sur l’inégalités des races ! En revanche, il subsiste dans le Front National une xénophobie, c’est-à-dire une crainte obsessionnelle, irrationnelle, de tout ce qui est étranger. Encore faut-il s’entendre sur ce dernier mot. Pour les militants du FN, l’étranger se définit moins par sa nationalité que par son appartenance ethnique (réelle ou supposée). Même si Mohammed est français depuis toujours, il est forcément suspect : son nom indique qu’il a probablement reçu une éducation musulmane, ce qui le rend en un certain sens étranger à son propre pays. Il faudra qu’il fasse des efforts tout particuliers pour être accepté comme un vrai Français. L’Italien Pietro, en revanche, bénéficiera d’un a priori favorable : même s’il n’est pas français, on considérera qu’il est facilement assimilable, parce qu’issu d’une culture voisine. (Notons à ce propos que cette bienveillance envers les Italiens n’a pas toujours existé en France : voici un siècle, à une époque où les immigrés italiens étaient perçus comme de dangereux concurrents pour les travailleurs français, on préférait monter en épingle les différences culturelles. Les Italiens étaient considérés comme trop catholiques, par exemple.)

L’exemple des Franco-tunisiens

Pour illustrer mon propos, je prendrai l’exemple des réactions du Front National face aux supporters tunisiens ou franco-tunisiens qui ont sifflé la Marseillaise durant un match France-Tunisie en octobre 2008. Voici d’abord les propos de Jean-Marie Le Pen, qui était encore à l’époque président du FN :

« ces Français qui sifflent l'hymne national prouvent qu'ils ne sont que des Français de papier, et que l'intégration de masses étrangères à notre culture est un échec parce que c'est une utopie. »

 (Source : le site du Nouvel Observateur)

Au même moment ou presque, un conseiller régional du Front National explicite les propos de son chef :

« L’attitude révoltante et indigne des supporters originaires du Maghreb, lors du match France-Tunisie, démontre une fois de plus que, pour beaucoup, tout ce qui symbolise la France ne mérite que haine et mépris.

La Marseillaise est sifflée par beaucoup de ceux qui viennent chez nous profiter de toutes les aides sociales, de l’accès aux soins médicaux, de nos écoles, de nos crèches, des emplois, du RMI, du chômage, etc.…, et qui refusent nos mœurs, notre culture, nos valeurs et notre histoire.

L’intégration de ces masses et leur assimilation paraissent donc totalement et définitivement impossibles.

(Source : le blog de Pascal ERRE – Conseiller régional FN et secrétaire départemental du FN dans la Marne)

Que trouve-t-on dans les propos de Jean-Marie Le Pen et de Pascal Erre ? Une pensée apparemment cohérente, mais en fait fort peu rationnelle, et c’est pourquoi je prétends qu’elle est xénophobe. Ce qu’il y a de critiquable, c’est d’abord le passage du particulier au général. À partir de quelques supporters imbéciles, MM. Le Pen et Erre passent sans crier gare à la stigmatisation de « masses » entières.

Ensuite, on trouve l’idée que l’intégration et l’assimilation de ces masses sont « définitivement impossibles ». Cela n’est pas du racisme, mais cela y ressemble un peu. Ce qui est affirmé ici, c’est que chaque ethnie est un monde parfaitement clos, étanche, incommunicable avec les autres. On naît dans une culture maghrébine, on y restera toute sa vie.

Enfin, le discours frontiste cherche à tout expliquer par les différences ethniques, au détriment d’analyses sociales et économiques. De ce point de vue, le texte de M. Erre est particulièrement savoureux : « ceux qui viennent chez nous profiter de toutes les aides sociales, de l’accès aux soins médicaux, de nos écoles, de nos crèches, des emplois, du RMI, du chômage, etc. » Passons sur le fait que beaucoup des gens dont il parle ne sont pas « venus chez nous » mais y sont nés. Ce qui me frappe, ici, c’est que M. Erre considère comme une faveur extraordinaire de recevoir le RMI ou les indemnités de chômage. La société française ferait tout ce qui est en son pouvoir pour intégrer les étrangers ou enfants d’étrangers, puisqu’elle leur donne de quoi survivre.

Contre cette analyse, on pourrait objecter que le travail, dans notre société, est le principal facteur d’intégration. On peut ou non le regretter, mais c’est un fait. Aussi des gens qui sont particulièrement frappés par le chômage sont-ils en droit de penser qu’on ne fait pas tout ce qu’il faut pour les intégrer. Et que ces gens soient ou non « français de souche » n’a pas grande importance. Car l’intégration n’est pas seulement culturelle ou ethnique : elle est aussi, voire d’abord, sociale et économique. Or, il se trouve que les « Maghrébins » – les immigrés du Maghreb plus leurs enfants et petits-enfants – sont particulièrement touchés par le chômage et par la relégation dans des banlieues pauvres. Que certains d’entre eux aient de la rancœur contre la République n’est donc pas très étonnant, même si par ailleurs ils ont la nationalité française. C’est d’autant moins étonnant que ces gens sont continuellement en butte à des discriminations, et pas seulement par rapport à l’emploi : les contrôles de police au faciès en témoignent.

Encore une fois, je ne prétends pas justifier le fait qu’on siffle la Marseillaise : c’est une réaction stupide, et qui ne peut d’ailleurs que porter préjudice aux Franco-maghrébins. Seulement, vouloir expliquer cette réaction par l’appartenance ethnique est un peu court, pour ne pas dire inexact.

La double nationalité

Pour illustrer la xénophobie frontiste, je prendrai un deuxième et dernier exemple : celui de la pétition contre la double nationalité. Voici le texte de cette pétition, tel qu’on peut le trouver sur le site du front national :

 

Double nationalité : le Front National demande sa suppression

« L’explosion du chiffre des binationaux pose aujourd’hui des problèmes dont les Français sont de plus en plus conscients. La multiplicité des appartenances à d’autres nations contribue aujourd’hui, et d’une manière de plus en plus préoccupante, à affaiblir chez nos compatriotes l’acceptation d’une communauté de destin, et par là-même à miner les fondements de l’action de l’Etat.

Nombre de français ont ainsi été choqués du fait qu’un ministre français soit à la fois tunisien et français, surtout lorsque ce ministre déclare, en pleine répression « bénaliste », que : « dire que la Tunisie est une dictature univoque me semble exagéré ». N’y a-t-il pas dans ces circonstances un risque de collision entre des intérêts nationaux divergents ?

Dans l’intérêt de la France et des autres nations, il est nécessaire d’engager une démarche authentiquement républicaine en mettant fin à la double nationalité, et de demander à chacun de nos compatriotes placés dans cette situation, de choisir son allégeance : la France, ou un autre pays.

Devant l’inaction du chef de l’Etat et du gouvernement, nous nous devons de porter haut er fort les aspirations du peuple français, qui n’est pas réellement représenté à l’Assemblée Nationale. Exigez avec le Front National, grâce à cette pétition, l’abolition de la double nationalité, dont les ravages ne sont plus à démontrer ! »

Passons sur les quelques coquilles de ce texte et venons-en au fond. Le Front National prétend que les ravages de la double nationalité « ne sont plus à démontrer ». C’est souvent ce qu’on dit qu’on est incapable de fournir une démonstration. On peut d’abord faire remarquer qu’un pays n’est jamais complètement clos sur lui-même. S’il y a une communauté de destin entre les membres d’un même État, il y en a également une entre des États différents, surtout s’ils sont liés par l’histoire ou par la proximité géographique, comme c’est le cas de la France et des pays du Maghreb. À moins de considérer que la rivalité ou la guerre sont les seules relations normales entre deux États, on ne peut que se réjouir du fait qu’un certain nombre de Français aient la double nationalité. Cela pourrait en effet être un facteur de paix entre la France et d’autres pays – encore faudrait-il que ces Français ne soient pas stigmatisés…

Bien entendu, les intérêts de la France peuvent diverger de ceux d’un autre État. C’est le cas – ou du moins ce devrait l’être – lorsque cet État a un régime dictatorial, comme la Tunisie de Ben Ali. Encore faut-il se demander de quoi l’on parle lorsqu’on critique un État : s’agit-il de la population dans son ensemble, ou des gens qui prétendent la représenter ? Dans le cas de la Tunisie, il y avait sans doute une opposition entre les intérêts des Français – majoritairement démocrates – et ceux de Ben Ali. Mais je ne suis pas sûr qu’il y avait une opposition entre le peuple tunisien et le peuple français. En tout cas, il n’y en avait certainement pas entre les classes dirigeantes française et tunisienne.

L’exemple donné par le texte de la pétition est d’ailleurs très significatif à cet égard. Car si le ministre en question – Frédéric Mitterrand – était si complaisant envers la dictature de Ben Ali, ce n’est pas du tout parce qu’il avait la double nationalité : c’est au contraire, selon toute vraisemblance, parce qu’il était un bon ami du régime qu’il a obtenu la double nationalité. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas une « collision » entre des intérêts divergents – comme le dit plaisamment le Front National – mais bien une collusion entre des oligarques convergents. Il en va tout autrement de la plupart des Franco-tunisiens, ceux qui n’ont pas reçu leur nationalité tunisienne des mains de Ben Ali : gageons qu’ils ont été dès le départ du côté de la révolution démocratique.

Qui sont les vrais ennemis de la république ?

L’exemple de Frédéric Mitterrand illustre bien ma thèse : ce qui menace l’unité d’une société, c’est moins la multiplicité des origines ethniques que les rapports de domination qui la traversent. Toute société, même la plus égalitaire, connaît des conflits internes. Mais ces conflits sont particulièrement exacerbés dans une société inégalitaire, surtout si – comme c’est le cas de la France – elle est pénétrée d’une idéologie égalitaire. Nous sommes censés vivre en république, c’est-à-dire dans un régime où l’intérêt public l’emporte sur les intérêts particuliers, un régime où les privilèges de castes ou de classes n’existent plus. Mais la réalité dément tous les jours cet idéal. Dans notre société structurée comme une pyramide, la chose publique est plus un mot qu’une réalité : chaque couche sociale songe à ses intérêts particuliers et a tendance à considérer les autres comme dangereuses. On déteste ceux qui sont plus favorisés économiquement, socialement ou culturellement. On craint ceux qui sont moins favorisés, parce qu’on les considère comme des rivaux ou comme des révolutionnaires en puissance. Parfois même, on va jusqu’à envier, en estimant qu’ils sont encore trop bien lotis, les « bénéficiaires » du RSA. Bref, les ennemis de la République ne se réduisent pas une catégorie unique. Ce n’est pas seulement la petite poignée des oligarques qui est en cause : les rapports de domination ou de rivalité sont partout, y compris dans les classes populaires.

C’est donc tout le système économique et politique qu’il faudrait changer, si l’on voulait vraiment établir un régime républicain. Mais le veut-on vraiment ? Un tel changement est malaisé à mettre en œuvre. Il est tellement plus facile de masquer le problème des inégalités sociales par des discours démagogiques.

De ce point de vue, le Front National ne me paraît pas fondamentalement différent de l’UMP ou du PS. Malgré ses nouvelles orientations économiques, il cherche à rassembler en une unité factice des gens qui n’ont pas du tout les mêmes intérêts. D’où le recours à un bouc émissaire : l’étranger, l’inassimilable, l’ennemi de l’intérieur. Faute de pouvoir proposer une société vraiment égalitaire, le FN détourne toutes les rancœurs sur un commun repoussoir. Là où le PS tente de rassembler les électeurs autour des bons sentiments (promotion d’une société du « care »), le FN – copié par l’UMP – tire sa force de la peur et du ressentiment. Dans tous les cas, l’analyse rationnelle laisse la place à des réflexes infantiles. L’ordre établi, dirait-on, a encore de beaux jours devant lui.


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