L’évaluation des ministres

par Céphale
vendredi 4 janvier 2008

La nouvelle a été annoncée dans Le Monde de vendredi : Fillon va faire évaluer ses ministres par le cabinet Mars & Co. Ainsi, le gouvernement français adopte la méthode de management la plus ringarde des États-Unis.

Nous avons encore peu de précisions sur la méthode d’évaluation. Nous savons seulement que Fillon, en accord avec le cabinet Mars & Co, a défini des indicateurs chiffrés de performance pour chacun des ministres. Chacun d’eux aura un entretien avec un consultant de Mars & Co qui lui donnera une note, un merit rating, disent les Américains.

Les Américains définissent le merit rating comme un processus par lequel la direction d’une entreprise observe le comportement d’un individu et mesure ses résultats pendant une période donnée. La méthode habituelle est un entretien annuel de l’employé avec son supérieur, dont le résultat est une note ou une lettre traduisant le degré de réalisation des objectifs. Ceux-ci sont plus ou moins précis, tantôt imposés, tantôt négociés. Certains sont fixés à la limite des possibilités de l’individu (stretch goals).

Dans les entreprises américaines, l’évaluation des performances a pour but inavoué de maintenir les employés sous le contrôle psychologique de la direction. On utilise un système de cotation (généralement avec les lettres ABCDEF). Ceux qui ont de bonnes notes sont récompensés et ceux qui ont de mauvaises notes sont punis. On reconnaît ici la vieille méthode de la carotte et du bâton. La crainte qu’elle inspire aux salariés renforce leur soumission. C’est l’arme absolue d’un certain style de management qui veut étouffer chez l’individu la motivation naturelle, le respect humain et l’esprit de coopération. C’est une méthode qui entretient des rivalités, des intrigues et qui bloque le potentiel d’innovation de l’entreprise.

En 2002, IBM s’est trouvé au centre d’un scandale révélé par Le Monde (article de Laure Belot le 23 mars 2002). La direction d’IBM France, agissant de façon arbitraire et injuste, avait donné de mauvaises notes à des salariés dont elle voulait se débarrasser. L’affaire a été portée devant les prud’hommes, et les salariés ont eu gain de cause. Cet épisode montre à quel point l’évaluation des performances est malsaine.

Il y a cinquante ans, Douglas McGregor, professeur au MIT, a écrit un article célèbre sur l’évaluation des performances. Beaucoup de problèmes qu’il exposait alors n’ont pas été résolus. Il parlait notamment de l’inquiétude grandissante des cadres supérieurs concernant une méthode qui les mettait dans une position intenable. Aucun cadre, selon lui, n’avait assez de capacités pour juger la valeur de ses subordonnés et prendre des mesures en fonction de son jugement. De plus, la performance d’un individu est généralement la résultante de plusieurs facteurs dont il n’est pas totalement maître.

Sur un plan pratique, l’évaluation des performances provoque dans l’entreprise une dépense considérable d’énergie en pure perte. En la supprimant, on libère une grande partie des ressources des salariés qui font des évaluations, qui remplissent des questionnaires, qui écrivent des rapports d’évaluation, qui étudient ces rapports, qui étudient de nouvelles méthodes d’évaluation, qui écrivent de nouveaux règlements.

L’évaluation des performances pose enfin un problème moral : comment un individu peut-il évaluer la valeur d’un autre ? Les normes de pensée de l’évaluateur sont si fortement enracinées dans le jugement final qu’il est difficile, parfois impossible, de séparer les faits de l’imaginaire, la vérité du préjudice. Puisque l’évaluation des performances ne satisfait pas les besoins des gens, alors qu’elle augmente les dépenses de l’entreprise, il est préférable de la supprimer. Plusieurs grandes entreprises françaises l’ont déjà fait.

Une meilleure méthode

Il s’agit d’évaluer les performances du système humain constitué par l’entreprise, en fonction de ses objectifs, de sorte que tous ses membres en tirent profit. C’est la méthode systémique, dont Joël de Rosnay fut l’un des pionniers. C’est aussi la méthode japonaise. Les informations fournies par les employés au cours d’entretiens trimestriels (ne donnant pas lieu à des notes) aident la direction à améliorer le système, ce qui entraîne l’amélioration des produits et des services. Chacun devient alors capable de contrôler ses activités sans subir les contraintes de la carotte et du bâton. Avec cette méthode, les salaires et les primes ne sont pas liés à des facteurs sur lesquels les employés n’ont aucun moyen d’action, et qui provoquent chez eux un grand sentiment de frustration. Les niveaux de salaires ne dépendront que du marché du travail, de la réussite de l’entreprise, de la compétence, de la responsabilité et de l’ancienneté.

L’avenir du gouvernement

On peut se demander pourquoi l’évaluation des performances des ministres de ce gouvernement intervient à la veille d’un probable remaniement, démenti par Fillon, mais annoncé dans la presse. La réponse est simple : de même qu’IBM utilisait cette méthode pour éliminer certains salariés jugés indésirables, il y a fort à parier que Sarkozy l’utilisera pour se débarrasser de certains de ses ministres.


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