L’hémiplégie du regard

par Orélien Péréol
jeudi 23 juin 2016

Il nous faut analyser le réel, ce qui se passe vraiment, ce qui se dit vraiment… C’est un exercice très difficile. On a vite fait de substituer à ce qui se passe, quand ce qui se passe nous déplait, nous fait mal, une « intention », une « raison »… autre chose que ce qui se passe et qui atténue ce qui nous déplait ou nous fait mal.

Voir vraiment ce qu’on voit est difficile. Dire vraiment ce qu’on a vu est difficile. Il faudrait pourtant partir des constats. Eventuellement, prendre le temps de se mettre d’accord sur les constats.

Pendant longtemps, le substitut du réel était conduit par le marxisme ou l’antimarxisme. Depuis la chute du mur, nous n’avons plus ce fil de déréalisation du réel, et de mise en conformité de nos constats avec nos aprioris.

Il y a une diffraction des inconduites dans le constat. Cependant, les médias de masses étant vecteurs de nos échanges, des constantes apparaissent, qui sont plus le fait de modes. Un moment, une interprétation prend plus de place, avec un peu de hasard.

Une de ces constantes actuellement est l’hémiplégie du regard. Nous ne voyons que la moitié des choses : les paroles et l’action de l’Etat, de l’Europe, des Occidentaux… Comme si les décideurs façonnaient le monde et que ceux qui ne décident pas étaient leurs jouets.

Pour employer une image très connue : on ne voit qu’une seule face de la médaille.

Cet article est l’exposé de trois exemples, avec quelques fugitives indications de ce qui se penserait si les discours publiés rétablissaient la totalité des faits concernés.

Ligne de crête, voir tout pour savoir où on est

Dominique Rousseau, un constitutionaliste, établit l’opposition entre l’Etat policier et l’Etat de droit. A propos de l’interdiction d’une manifestation, il considère que l’on quitte la Constitution de la Vème République, selon lui, l’Etat de droit s’estompe et nous allons vers l’Etat policier !

Il oublie la moitié de la réalité : L’Etat d’urgence et son gros travail de police qui atteint les limites de la force policière n’est pas, mais alors du tout, pour que le gouvernement conserve le pouvoir. C’est une réponse à l’Etat de menace. Ce n’est pas un usage gratuit, égoïste de la force publique. Le but n’est pas la répression, la répression (relative) est un moyen de nous préserver de conséquences par trop catastrophiques de nouveaux attentats toujours possibles.

Pour le dire autrement, Dominique Rousseau nous dit que « la volonté du prince » (ce sont ses mots) s’applique en ce moment ! Il nous parle comme si Valls et Hollande étaient Pinochet ou Franco. Non, non, non, et non. Il faut tout voir la face et le pile. L’Etat d’urgence n’a pas été opposé à Nuit Debout, ni à de nombreuses manifestations déjà accomplies. La déclaration d’Etat d’urgence fait l’objet d’une application mesurée et assez attentive à chaque situation, au cas par cas : http://www.franceculture.fr/emissions/journal-de-12h30/manifestation-contre-la-loi-travail-finalement-autorisee-un-parcours

Edwy Plenel dans un livre Pour les musulmans développe l’analogie suivante : ce que l’on dit des musulmans est semblable à ce que l’on disait des juifs dans les années trente. On va donc vers les mêmes catastrophes que celles qu’on connait maintenant. Aucun regard sur qui étaient les juifs dans ce moment ni sur ce qu’ils faisaient… Zola, dans Pour les juifs montre bien qu’il n’y a pas de fondement à l’antisémitisme de son époque dans le comportement des juifs : l’accusation selon laquelle ils tiennent la finance ne tient pas la route (http://www.cahiers-naturalistes.com/pour_les_juifs.html). Or, des musulmans extrémistes, pas tous les musulmans, même très peu de musulmans, il faut bien le dire, cela ne va pas de soi, je le dis bien et il me semble que cela devrait aller de soi, des fondamentalistes se font justice eux-mêmes, tuent en vrac, au nom de leur religion et nous devons traiter attentivement les très difficiles problèmes que cela nous pose en voyant les deux faces de la médaille.

Mélenchon théorise l’hémiplégie, il la revendique, à propos de la tuerie d’Orlando : « je m’aperçus du contre-sens que je faisais. Ce n’est pas l’assassin qui donne son sens au crime, ce sont les victimes. » Mélenchon choisit de ne regarder que la moitié des choses. Il accuse ainsi (implicitement, c’est un politicien assez habile pour ne pas le dire clairement tout de même) tous les hétéros : « faire réfléchir tous les hétérosexuels. » Ce n’est pas une minorité, on peut. En plus de ce que j’ai à dire sur cette hémiplégie du regard qui tend à devenir invisible¸ non-problématique, dans les discours, je vous dis Monsieur Mélenchon que vos propos me blessent profondément. http://melenchon.fr/2016/06/13/reaction-de-jean-luc-melenchon-aux-meurtres-dorlando/

 

Cette hémiplégie du regard porté sur les choses et les événements aboutit à une moquerie du fondement même de la démocratie, qui est la résolution des différends par le compromis : chacun trouve que la démocratie serait la victoire du camp qu’il observe et la mise au silence de ceux qu’il ne saurait voir. C’est vraiment mépriser la colonne vertébrale de la démocratie, c’est ne donner aucune valeur à la démocratie en son essence même.

La manifestation du jour où j’écris est présentée comme une farce. Pourtant, chaque partie est suffisamment servie (près de ce qu’elle veut) et desservie (contrainte par la réalité présentée-opposée par les autres) ; chacun est pareillement satisfait et frustré. C'est le résultat d'une négociation assez longue et pénible, même vue de chez soi. On ne fait pas mieux. Mais pour bien de mes contemporains, la seule chose vraiment démocratique aurait été la reddition du gouvernement et son humiliation !

Il est nécessaire de bien voir et savoir ce qui se passe et plus la base de l’analyse contient d’informations plus elle est près du réel et plus elle permet de s’y comporter au mieux pour réduire les difficultés et les tensions.

 

Outil pour regarder ce qui est conforme à ce que l’on pense déjà

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