L’Occident voué à la puissance et au totalitarisme ?
par Bernard Dugué
lundi 9 juillet 2012
Il existe deux manières de considérer la puissance. Individuellement ou bien exercée par un groupement d’hommes sous diverses formes et notamment la politique et son « objet » moderne, l’Etat. Dans la tradition anglo-saxonne, la « philosophie politique moderne » est séparée de la philosophie morale et se donne comme objectif de penser l’Etat. A ces réflexions s’ajoutent d’autres considérations d’ordre culturel, moral, historique et bien évidemment, la puissance et les transformations auraient toute leur place dans une philosophie qui cherche à comprendre le cours de la civilisation occidentale. En ce sens, la puissance est à la fois un moyen, relayé par des instruments, et un ressort fondamental permettant aux sociétés et Etats de se transformer. Tout en transformant la nature, construisant des établissements et autres édifices institutionnels, des entreprises, des objets produits en masse et une existence humaine elle aussi transformée. Il est nécessaire d’étudier comment la puissance peut être perçue d’un point de vue moral, conçue comme articulée à des fins et pensée comme instance transformatrice et ressort individuel ou collectif.
Cette pensée se présente comme systémique, prenant l’individu et la société sous l’angle du tout et de la partie. En des pages forts éclairantes, Leo Strauss expose le lien étroit entre la cité et l’individu dans la philosophie d’Aristote. Le tout et la partie dépendent mutuellement d’un de l’autre au point que le bien pour l’individu est de même nature que le bien dans la cité. Plus généralement, le statut de l’individu citoyen est intimement lié à la nature du régime. Par ailleurs, la destination la plus « noble » de l’homme, selon Aristote, est de parvenir à l’excellence et à l’existence théorétique, contemplative. Autant dire que la puissance n’est certainement pas la tasse de thé d’Aristote, ce qui le distingue d’un de ses anciens élèves, un certain Alexandre. Néanmoins, ce qui réunit le philosophe et le héros de l’Histoire, c’est le souci de l’homme. Un trait particulier qui sera partagé par les dignitaires de Rome et qui a fait dire à Voegelin que cette période fut celle des empires basés sur des vérités philosophiques. Et la philosophie politique de cette époque, elle s’est éminemment penchée sur l’homme. Voici ce qu’en pense Leo Strauss dans La cité et l’homme (p. 86), ouvrage consacré aux œuvres politiques d’Aristote et Platon :
« Les choses divines sont de rang plus élevé que les choses humaines. L’homme a manifestement besoin des choses divines, mais les choses divines n’ont manifestement pas besoin des choses humaines (…) L’étude de l’homme est une partie de l’étude de la nature. Cicéron attire notre attention sur l’effort spécial qui fut nécessaire pour que la philosophie se penche sur les choses humaines : le premier mouvement de la philosophie se détourne des choses humaines pour se tourner vers les choses divines ou naturelles (…) il faut contraindre la philosophie à revenir aux choses humaines dont elle avait commencé par s’éloigner ».
Ces quelques lignes sont décisives. Ce qui est né en Grèce, c’est la philosophie conçue comme « anthropologie antique », comme une pensée de l’humain dans sa globalité. La démocratie athénienne est à la fois la condition et le résultat de cette philosophie devenue classique pour Strauss. Avant le moment socratique, la philosophie ne plaçait pas l’homme comme un « objet » de pensée pro-éminent. L’univers était peuplé de diverses entités, animaux, humains, dieux, chacune jouant sa partie. C’était l’époque d’Hésiode et Homère avec à l’Est, l’empire védique fondé sur les vérités cosmologiques. C’est en revenant aux choses humaines que les questionnements philosophiques et politiques se sont développés autour de quelques questions fondamentales sur la nature de l’homme, ses caractères, ses fins ; puis des questions sur le tout que représente la cité. Il est alors possible de tracer trois conjectures fondamentales que je vais essayer de présenter.
I. La première conjecture est systémique. Elle a été clairement développée par Strauss. Très brièvement, il est question du rapport entre l’homme et la cité, le tout et la partie. Le résultat extractible de la Politique et de l’Ethique d’Aristote, c’est qu’il existe une continuité morale entre l’homme et la cité. Le bien en l’homme repose sur le bien dans la cité et réciproquement. A l’inverse, on note une discontinuité éthique. L’homme vise l’excellence, chose bien impossible pour la cité. L’homme est donc supérieur en dignité à la cité. Ce jugement pourrait alors justifier que la cité soit un moyen pour permettre aux excellents d’accomplir leurs desseins. Auquel cas, la philosophie politique classique distingue la sphère morale, celle du bien dans l’homme et la cité, et la sphère éthique, celle de l’excellence placée comme une fin suprême. On notera aussi que la Grèce a tout aussi bien inventé la démocratie que l’aristocratie en concevant l’idée que parmi les hommes, certains soient spécialement distingués par une dignité supérieure.
II. De là découle une seconde conjecture qui se conjugue sous forme d’un dilemme. La cité serait donc un moyen pour l’homme et pourtant sans les hommes il n’est pas de cité. Le rapport entre homme et cité peut alors se présenter sous forme d’une alternative car si l’homme peut parvenir à l’excellence à titre individuel, son sort dépend des autres hommes qui ne dont pas nécessairement disposés à favoriser quelques desseins personnels. On voit ainsi se dessiner le dilemme entre les fins et les moyens. L’homme est-il un moyen ou une fin ? Ou alors, l’homme est-il un moyen pour une fin et si oui, de quelle manière et pour quelle fin ? J’arrête là pour lancer la dernière conjecture
III. La nature de l’homme comme animal social et producteur s’est dévoilée progressivement. Peu à peu, avec la dialectique du percept et du concept, les gouvernants ont découvert la possibilité de coordonner les hommes pour réaliser des opérations, matérielles, militaires. L’expérience d’exploitation de la nature a été transposée à l’humain. L’Antiquité a inventé l’esclavage organisé. Aristote en a formulé une explication ontologique. Mais la chose essentielle fut la prise de conscience de la puissance anthropique et son aboutissement dans la forme impériale. Puissance du collectif et collectif au service de la puissance. Avec un élément essentiel, la voie. La puissance a toujours été orientée et c’est là un trait spécifiquement humain. La nature n’agit jamais en vain disait Aristote. La puissance ne s’exerce jamais sans voie pourrait-on dire.
Le schéma est assez clair. L’empire romain constitue une « plate-forme de civilisation » mettant l’homme dans une position centrale. Le déclin impérial est dû à plusieurs facteurs. Je pense qu’un élément important a accentué ce déclin, c’est la division. C’est là sans doute un principe fondamental jouant au niveau de la puissance. Une société divisée tend à devenir impuissante et si elle veut rester puissante, elle doit trouver un élément fondamental qui relie ses membres tout en facilitant la fixation dans les consciences d’un dessein commun. Comme on le sait, la théologie chrétienne a permis, avec l’œuvre de l’Eglise, l’enracinement d’un dessein commun mais dont la réalisation pour les humains ne s’effectue pas dans l’existence temporelle. Le monde médiéval occidental se présente comme un « socle civilisationnel » dont les fondations incorporent des vérités sotériologiques et un dispositif théologique d’où découle un corpus théologal. Peut-être ce monde médiéval constitue-t-il une réplique « trans-chronique » au propos de Cicéron sur la philosophie qui s’est penché sur l’homme : la philosophie doit aussi se pencher sur le divin, ce qu’elle fit en se constituant comme théologie, discipline bien plus rationnelle que les anciennes croyances dispensées par les « mythologies païennes », tout en prenant quelque distance avec la cosmologie platonicienne. Mais finalement, les clercs se sont préoccupés du pouvoir temporel. Il y a les clercs et les moines au Moyen Age. Les clercs ont préparé le terrain pour les princes.
L’état d’aboutissement des philosophies et théologies médiévales révèle quelques ressorts et traits fondamentaux d’une civilisation européenne qui n’a rien de commun avec l’Europe moderne issue du tournant opéré à partir du 17ème siècle et préparé lors du siècle précédent. L’ancienne civilisation se caractérisait plus par un dispositif de savoirs que par des techniques. Ce savoir portait sur la nature, l’homme et le divin ; et il satisfaisait autant le domaine pratique de l’existence que les aspirations à trouver un sens. A l’époque médiévale, la science et la philosophie étaient imbriquées. La nature était comprise d’une manière plus directe, sans la médiation des techniques modernes et des calculs scientifiques. Il fallait vivre la nature, bien plus que l’utiliser. Cette époque médiévale est révolue. Le monde a été soumis à la mesure puis au calcul. Ce calcul a été mis au service de l’exploitation de la nature mais aussi à l’organisation des grands ensembles humains organisés autour de l’Etat moderne. Naguère, le pouvoir s’exerçait par le verbe mais de nos jours, il n’est pas une journée sans qu’un chiffre ne soit annoncé et serve de justification à une revendication politique. Bienvenue dans l’Etat calculateur. Le citoyen est un numéro, un ensemble de chiffres et c’est de cette manière que l’Etat rationnel le reconnaît.
A ce moment de la réflexion surgit ce qui est sans doute la seule question fondamentale pour notre époque. L’Occident et sa puissance n’est-il pas destiné au totalitarisme ? Et si oui, comment comprendre le totalitarisme ? Le citoyen se croyant éclairé croit que la démocratie a vaincu les totalitarismes pendant le court 20ème siècle. En fait, il se peut bien qu’un nouveau totalitarisme soit en mouvement. Non plus centralisé et coordonné par un régime mais périphérique, diffus et même voilé, tout en étant relayé par d’innombrables canaux d’information et autres instrument divers. Quel serait alors le trait, le caractère, le ressort commun entre les totalitarismes du passé et celui du monde hyper technique ? J’en vois un, la puissance, qui s’exerce au niveau individuel et sectoriel dans des réseaux d’intérêt. Puis un seconde, l’usage des techniques pour avoir une prise sur le monde et des informations utiles à cette emprise dont la finalité est la puissance. De l’individu narcissique et tout-puissant et des ensembles humains, qu’ils soient politiques, industriels, sportifs, mafieux, locaux ou multinationaux. La voie de la puissance est anti-éthique, anti-humaniste, immorale. Elle exclut la transcendance, les valeurs, l’altérité de son champ de perception. La puissance avance en prenant l’homme comme un moyen et n’a comme seul horizon de transcendance son accumulation, ce qui est une pseudo transcendance. Reste à savoir si depuis l’avènement de l’Occident moderne, la puissance est le seul dessein pour l’humanité ?
L’énigme de la puissance, tel est le secret impensé de l’Occident. La technique comme dévoilement de la puissance. La voie de la puissance qui permit aux dirigeants de conquérir les territoires en les incitant à faire la guerre. La puissance qui permet d’acheter à l’ère consumériste et libérale. L’Etat qui est un instrument de puissance autant que de soins apportés aux populations dont la vie n’intéresse que peu les politiciens et autres gestionnaires préoccupés de chiffres et de contrôle de la société. On s’interroge sur ce souci très actuel pour la démocratie dans le monde et les peuples. Est-ce là le signe d’une mauvaise conscience des élites parfaitement conscientes du totalitarisme mou qui se dessine en Occident. Chercher un ennemi ailleurs alors que la menace est à l’intérieur. Le totalitarisme gagne les sociétés occidentales et le monde. Mais il y a des résistances. Qui l’emportera ?