La chute annoncée du régime présidentiel français

par jean-jacques rousseau
lundi 14 décembre 2020

 

En regardant brièvement la télévision un dimanche soir, on est saisi de surprise. Sur les chaînes d'informations autorisées quelques éditorialistes et experts vitupèrent avec éclat au sujet d'une manifestation ayant eu lieu le samedi après-midi. En fond d'écran défilent des images à peine crédibles : des silhouettes masquées de membres des forces de l'ordre surgissent comme sortis d'une boite à ressort, une foule bousculée et harassée de coups sursaute au gré des mouvements d'une caméra tremblante, des sirènes hurlent et des explosions retentissent dans des flashs de lumière bleue des gyrophares ou orange de fumigènes sur fond de fumées épaisses de gaz asphyxiants... La contestation d'un projet de loi portant sur les libertés publiques semble-t-il, la répression gouvernementale de celle-ci, sans oublier les propos exorbitants du sens commun des commentateurs ; tout cela nous laisse découvrir une sorte de terra incognita : une situation de crise qui prend par l'image et le discours des proportions hallucinantes.

A la réflexion, une question décisive se pose. Cette crise coïnciderait-elle au naufrage du régime présidentiel actuel ? Par extension serait-elle aussi le signe de l'agonie d'un système républicain à la française qui - malgré ses constitutions successives depuis la Révolution de 1789 - démontre encore et toujours son instabilité voire l'inaptitude historique d'une classe dirigeante à répondre aux exigences posées, c'est à dire celles du Bien Public ?

Apparition de Saint Valery à Hugues Capet

Tous les français en voyage ou les correspondants étrangers lancent l'alerte, l'image de la France comme "pays des droits de l'homme", de Paris cette "ville de lumière et d'amour" s'est considérablement dégradée. On ne parlerait plus qu'avec étonnement et consternation des événements qui s'y déroulent. Que pourrait-on répondre ? Et d'abord comment comprendre ce dérapage incontrôlé vers le chaos, par quel mécanisme culturel, social ou politique est-il provoqué ?

Un rituel hebdomadaire sur une doctrine circulaire

De tout ceci se dégage une impression de déjà-vu. La première chose qui semble se dessiner serait un rituel médiatique hebdomadaire basé sur un scénario en trois chapitres : manifestation violente, constats frauduleux et injonctions à une répression policière et judiciaire renforcée, réforme de l'arsenal législatif, contestation des opposants politiques et... Or ce scénario ne saurait perdurer sans un processus rhétorique circulaire qui l'accompagne. En effet les mêmes événements ne sauraient se renouveler, sans que soient maintenus les prédicats théoriques et les conditions pratiques d'une expérience sociale désastreuse, mais pour autant reproduite à l'identique depuis des années. Il s'agit de relever dans les éléments de langage, les thèses fautives du discours dominant, en discerner les paradoxes non résolus, pour finalement révéler le non-dit : les intentions et les acteurs d'un conflit social.

Par exemple le journaliste D. Pavlenko déclare sur Cnews [1] : "Dans l'affaire de cette loi, il y a quelque chose qui m'interpelle. Vous entendez les policiers, ils vous disent : L'article 24 ce sont les syndicats de police qui l'ont commandée. J'invente pas, j'ai entendu un policier du syndicat CGT-Police qui disait ça. Ça a été commandé. Donc moi en tant que citoyen en colère contre cette loi, je me dis : "Après tout je vais commander le retrait de ce fameux article". Et je trouve qu'il y a quelque chose d'étonnant dans cette histoire-là. Ça illustre les dysfonctionnements à la fois de la maison Police, mais aussi aujourd'hui d'une certaine manière de la démocratie, où là on se dit que la pression populaire peut aboutir au retrait d'un texte. Dans certaines circonstances c'est légitime, quand un projet de loi porté par le gouvernement heurte les français. On peut comprendre qu'ils se mobilisent. On parlait du CPE à l'instant, c'est exactement ce qui s'était passé. Dans le cas présent on parle d'une proposition de loi qui n'a pas la portée historique qu'on lui prête. Quand on regarde le texte c'est quoi ? C'est demander plus de formation aux agents de sécurité, c'est donner des compétences d'officier de police judiciaire à la Police municipale, qui représente quelque chose comme 20.000 hommes en France, versus 250.000 pour Police et Gendarmerie. Ce n'est quand même pas anecdotique, mais tout de même, c'est quand même dérisoire. Mais vraiment je pense qu'il y a un déplacement et il y a une tentative - comment dire ? - une sorte de populisme, appliqué à la manifestation de se dire : par la force nous allons obtenir quelque chose, on va prouver qu'on peut le faire, qu'à 50.000 on peut changer le cours des choses".

La parole est alors donnée à un juriste J-Y Leborgne (ça ne s'invente pas) qui nous sermonne sur le ton le plus docte : "Mais je crois que ce qui est caractéristique à travers les Gilets jaunes il y a quelques temps, à travers ces nouvelles manifestations qui reprennent comme prétexte - je reprends votre mot, il est excellent - la Loi sur la Sécurité globale ; il y a une crise de la démocratie par délégation de pouvoir. Car nous vivons dans un système où le vote délègue le pouvoir au Parlement, à l'Exécutif. Et tout à coup cette délégation apparait, est ressentie par un certains nombre de gens, comme une dépossession. Comme si ils devaient avoir quotidiennement la capacité de décision, la capacité d'organiser le pays, ou peut-être comme si ils devaient pouvoir remettre en cause ceux qui exercent un pouvoir légal et légitime, puisqu'ils ont été élus à cette fin. Et je crois qu'on ne s'est pas assez posé la question, notamment avec les Gilets jaunes, de cette crise du pouvoir délégué. Il y a un certain nombres de nos compatriotes qui ne sont pas ces "Black block", qui sont ceux qui défilent comme ont défilé ces Gilets jaunes pendant des mois et des mois, chaque semaine et qui... (Le journaliste intervient : "comme ces gens qui ont défilé hier en début d'après-midi... contre la précarité") ... sont dans une sorte de révolte contre le pouvoir, quel qu'il soit et quel que soit la décision qu'il prend. Parce que les article de la loi 22, 23, 24... Franchement il y a peut-être lieu de se mettre autour d'une table et d'en parler tranquillement. Y'a peut-être lieu, si on a des députés qui ont un petit peu le sens de la passion oratoire, de s'accrocher un peu, mais pas tant que cela, parce que les grandes libertés ne sont pas en cause. Mais de là à ce que la France soit dans la rue, ça n'est pas possible que se soit la vraie raison. Et à force de parler de la fausse raison, on jette un voile de pudeur, mais qui peut-être dangereux, sur la véritable raison ; c'est à dire sur l'incapacité de supporter les pouvoirs officiels, le Parlement, le Gouvernement. Lorsque le chef de l’État s'exprime, c'est un tollé ! On parle de "propos liberticides" ! La police est scandalisée quand il admet qu'il peut y avoir ici ou là quelques comportements qui sont critiquables. Mais enfin ? Comment se fait-il et quel pays imagine-t-on où le président de la République n'aurait aucun pouvoir, où les parlementaires n'auraient qu'un droit : celui de la fermer ? Mais il y a dans cette sorte d'exigence, à mon avis, une menace contre la démocratie." Dixit.

Une République sans consensus

Un premier élément de langage récurent est celui de l'injonction au respect de l'institution républicaine. C'est d'ailleurs ce qui permettrait de distinguer entre les bons et les mauvais sujets. La République française serait légale et légitime et la contestation de cette thèse officielle semble passible des pires châtiments, dans le respect des procédures dérogatoires de l’État d'urgence, bien entendu.

On a peut-être pas assez souligné que le terme "République" est une vulgarisation du terme latin de res publica qui signifie - les mots ont un sens - : chose publique ou bien public. Dès les premiers capétiens Hugues Capet et son fils Robert le Pieux, le pouvoir monarchique s'appuie sur cette notion fondamentale : "les deux rois eux-mêmes insistent sur cette nécessité de consilium « ne voulant en rien abuser de la puissance royale nous décidons toutes les affaires de la res publica [la chose publique] en recourant aux conseils et sentences de nos fidèles ». L'image du « roi idéal » fait son apparition : « le pouvoir se situe toujours dans la sphère élevée du public et s'exerce comme office en vue du bien commun » " [2]. Quel limpidité et quelle préscience dans ces quelques notes de Gerbert d'Aurillac et d'Abbon de Fleury. Nous sommes loin de cette sagesse car revenir au sens réel du terme et non en rester à son aspect formel, pose alors une vraie question : En quoi une République comme fiction juridique serait-elle légitime dans l'abus d'autorité, sans recherche d'un consensus ni résultat satisfaisant dans la conduite des dites affaires publiques ? [3]

La Chambre législative introuvable

Le laïus pseudo-juridique sur la démocratie représentative ne fait plus marcher grand monde, tant le pouvoir Exécutif lui-même garde toute sa liberté "constitutionnelle" de marcher sur les prérogatives parlementaires. L'initiative gouvernementale, la motion de censure prévue à l'article 49 alinéa 3 sous menace de dissolution, le régime d'ordonnances, des verrouillages comme celui du décret d'application, la commodité d'une "majorité présidentielle" avec investiture en petit comité des futurs députés godillots et d'autres facilités moins recommandables, sont autant de dispositions qui contredisent même cette notion et conceptions associées d'expression de la volonté générale, de liberté démocratique de voter la loi et l'indépendance du pouvoir législatif selon le système dessiné dans son salon par le baron de Montesquieu.

D'ailleurs on a vu en 2007 ce que valait cette représentation nationale lorsqu'il a fallu en toute hâte ratifier le traité de Lisbonne dans la pompe solennelle d'un congrès de Versailles, en dépit d'un référendum dont le résultat marquait l'opposition des français deux ans auparavant. Donc oui ! En effet les députés et sénateurs ont désormais gagné le droit de se taire ou bien mieux encore celui de parler pour rien. Ce qui est plus drôle c'est qu'il y ait encore des juristes qui montent du col pour prétendre que la menace sur la démocratie, consiste - tenons-nous bien - dans le fait de refuser que d'autres s'occupent des affaires de l’État sans tenir compte de l'opinion publique, sans qu'il n'y rien à en redire et encore moins de comptes à réclamer... [4] La DDHC de 1789, que certains considèrent peut-être comme un brûlot de populisme écrit sur un coin de table, les contredit pourtant : "Art. 15. La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration." [5]

Pour répondre aux angoisses de Leborgne oserons-nous citer ces pays où le chef de l’État n'a aucun pouvoir effectif, ceux où les députés doivent se taire lorsque le peuple à été consulté par référendum ? Non, la seule insolence sera de citer notre précieux J-J. Rousseau : "Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde." [6]

Un pluralisme exclusif

Un autre paradoxe s'affiche partout comme thème central dans la musique médiatique : il s'agit d'une conception du pluralisme qui ne supporte plus la diversité des opinions... Remettre en cause la nature et le fonctionnement du modèle économique ou politique c'est s'exposer au mieux à la marginalisation et à l'exclusion du débat public, au pire à la qualification de radicalisation et d'extrémisme. On voit partout ces sourires en coin à l'évocation du passé de l'interlocuteur lorsqu'il s'est trouvé dans sa jeunesse militant d'une cause généreuse et un changement immédiat d'attitude pour celle d'une connivence fraternelle lorsque le sujet fait la démonstration d'être rentré dans le rang du centrisme, dans l'acceptation de l'ordre établi et le "cercle de la raison". [7]

Bien plus inquiétant on entend ces menaces à peine voilées à l'adresse de "ces gens qui marchent contre la précarité", qui manifestent contre une oppression ressentie ou des injustices réelles. Certains éditorialistes réclament sans cesse de nouvelles mesures de restriction des libertés à l'encontre de mouvements radicaux, comme si l'arsenal policier et judiciaire n'était pas déjà assez contraignant et qu'il s'agissait désormais comme d'une nécessité de procéder à des arrestations arbitraires et des détentions préventives dans des camps pour sauver l'ordre public et la démocratie.

Ce modèle de normalisation politique, que l'on désigne aussi comme démocratie de basse intensité [8] fait qu'aucune voix, aucune loi ne doit déroger d'une certaine doctrine prescrite (d'où la mise au pas du pouvoir législatif) et détermine la criminalisation de toute opposition radicale.

Ce phénomène de rétrécissement de la liberté politique a déjà été étudié et serait lié à une mise sous tutelle de l'autonomie des États occidentaux par un système d'alliances et de traités qui trahissent allégrement le principe fondateur de non-ingérence dans les affaires intérieures. Par exemple une obligation de normalisation est inscrite en toute lettre dans le Traité Atlantique Nord : "Article 2 Les parties contribueront au développement de relations internationales pacifiques et amicales en renforçant leurs libres institutions, en assurant une meilleure compréhension des principes sur lesquels ces institutions sont fondées et en développant les conditions propres à assurer la stabilité et le bien-être. Elles s'efforceront d'éliminer toute opposition dans leurs politiques économiques internationales et encourageront la collaboration économique entre chacune d'entre elles ou entre toutes". Ces engagements dont celui "d'éliminer toute opposition dans leurs politiques économiques" induisent au préalable l'élimination de toute opposition politique intérieure susceptible d'accéder au pouvoir, de réformer des institutions défaillantes, de proposer une réorganisation des relations internationales... Il s'agirait d'une assurance, pour une certaine classe sociale bénéficiant de l'ordre économique, de l'intervention d'une ou plusieurs nations étrangères pour exiger le respect des obligations et contraindre à l'interruption de tout processus politique contraire. Exigence et contrainte qui sont des cas d'ingérence proscrite par le droit international. Puisqu'il est entendu que sous le termes de "politiques économiques internationales", la liberté d'activité, la protection des investissements et des revenus des compagnies commerciales, industrielles ou financières étrangères devront être garantis, si possible sans condition de réciprocité ni d'utilité publique. Par ailleurs il est possible de citer des formules du traité européen ratifié à Versailles en 2007 toutes aussi douteuses.

On comprend bien que le champ de la souveraineté et d'indépendance nationale se réduit en peau de chagrin une fois ces traités abusifs ratifiés, ce qui rend inopérant en conséquence le jeu du libre choix démocratique ; que la parole des députés ou l'expression d'un pluralisme quelconque se retrouvent au mieux aussi inutiles qu'irrecevables, au pire révélateurs d'un état de servitude inacceptable et comme autant d'appels à une guerre civile entre collaborateurs et résistants de cette dystopie moderne.

Une police expéditive

Enfin un dernier paradoxe peut-être mis à jour, celui-ci fait référence à la légitimité de l'Etat dans l'usage de la violence. Mais si l’État est légitime à violenter des citoyens libres de manifester, comment peut-on acquiescer pour dire qu'il y a bien des violences policières, des réponses disproportionnées, des abus ? Tout ceci au risque de se mettre à dos les syndicats de policiers qui ne comprennent plus ni les ordres reçus ni les sanctions prises ?

Il semble que nous ayons mal lu Weber et encore moins bien Thucydide lorsqu'il nous explique le synœcisme grec. Pour échapper au cycle des querelles intestines et des guerres claniques, la nécessité imposait de fonder une polis : un lieu sacré où se tient une assemblée de magistrats auxquels les requêtes étaient adressées et les parties au litige convoquées. Ceci eu pour effet de rendre illégale la vendetta tribale et d'établir la paix civile, dans un heureux mouvement vers la civilisation et l'Etat de droit. L'exercice de la force ne sera que publique et exclusivement sur décision des magistrats, après délibération et délivrance d'un mandat en bonne et due forme.

En oubliant le rôle central du juge, en contestant les décisions de justice, en laissant courir une rumeur de laxisme, on ne fait que détruire l'organisation primitive de la cité. L'exercice extrajudiciaire de la force ne fait que rabaisser les agents de police au niveau de membres d'un gang. Cette désacralisation du pouvoir judiciaire métamorphose la Police en Milice et aboutit logiquement à une série anarchique de "règlements de comptes" selon les préripéties tragiques de mauvais films. Si la hiérarchie administrative se permet de prendre l'initiative de passer à tabac, gazer au cyanure un quelconque rassemblement de citoyens, elle commet un acte illégal et tyrannique. Ce crime est en lui-même condamnable. [9] La confusion est complète lorsque l'ordre d'intervention émane d'un officier de police dite judiciaire après quelques sommations formelles. On retrouve le cas dans l'histoire d'Athènes lorsque la milice de Pisistrate armée de gourdins surveillait l'assemblée des citoyens. C'est ce type de "sommation formelle" qui a valu le qualificatif de tyrannie à un tel régime.

La menace d’insurrection populaire et la vague de militarisation des forces de police a touché tous les pays sous la contrainte d'ingérence étrangère et la main-mise de puissantes compagnies. La perte de confiance des citoyens à l'égard d'un État qui ne dispose plus de ses pleines compétences régaliennes pour appliquer des solutions d'utilité commune est inquiétante en elle-même. En effet c'est la raison d'être de l'institution publique de résoudre les crises et l'impuissance à atteindre cet objectif une raison suffisante pour sa chute et un changement de régime. L'expédient exercé par une certaine "élite dirigeante" de la provocation des masses et la répression violente atteint bientôt sa limite. Il faudra un jour se résoudre à retrouver la sagesse des anciens, mettre en œuvre des principes honorables et abandonner l'idée d'une guerre sociale comme solution finale.

 


Lire l'article complet, et les commentaires