La culture du résultat

par Céphale
samedi 26 juillet 2008

Cette formule que personne ne connaissait il y a deux ans a été choisie à l’Élysée, n’en doutons pas, à la suite d’une étude marketing. Le mot "culture" inspire le respect. La culture scientifique, la culture littéraire et bien d’autres cultures comportent des traditions communes à toute une société. C’est au niveau national que de nouvelles idées vont pouvoir s’imposer. Le mot "résultat" est simple, rassurant, à la portée de tous. Chacun de nous, depuis l’école primaire, s’intéresse aux résultats. Les résultats, bons ou mauvais, ce sont des faits. La culture du résultat, en somme, ce serait simplement du pragmatisme.

Les idées suggérées par ce terme ont une portée plus grande qu’il n’y paraît. Un résultat implique généralement une sanction, positive ou négative. Au collège, le bon élève a des félicitations. Dans l’entreprise, le directeur commercial qui a décroché un gros contrat a une augmentation de salaire. Mais le mauvais élève est renvoyé du collège et le directeur commercial qui a échoué dans une négociation est licencié.

Fixer un objectif à un salarié et tenir compte du résultat sur sa fiche de paye, l’idée n’est pas neuve. C’est un principe de gestion qui est appliqué dans beaucoup d’entreprises du secteur privé. Jusqu’à une date récente, cette pratique n’existait pas dans l’administration française. L’idée de l’étendre aux fonctionnaires : policiers, magistrats, etc. s’est imposée peu à peu dans l’opinion publique à partir des premières mesures sur l’immigration. En 2004, Nicolas  Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, réclamait déjà une obligation de résultats pour les policiers qui expulsaient des sans-papiers. L’idée de fixer des objectifs à tous les fonctionnaires s’est affirmée plus nettement dans les déclarations du gouvernement en 2006, à la suite de la promulgation des décrets d’application de la loi organique relative aux lois de finances. C’est à ce moment que le terme « culture du résultat » est apparu pour la première fois dans la presse.

Le modèle américain

Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont pris de l’avance sur la France dans ce domaine. En 1980, les policiers et les fonctionnaires fédéraux américains étaient déjà notés et payés en fonction des résultats. Le ministère de l’éducation des Etats-Unis a publié en 1991 une circulaire disant que « tous les établissement financés par l’administration fédérale seront soumis à des normes de performance ». Plus près de chez nous, quand Tony Blair est devenu Premier ministre du gouvernement britannique en 1997, il a franchi une nouvelle étape. Il s’est mis à diriger la Grande-Bretagne comme une grande entreprise en s’attribuant les fonctions d’un président de conseil d’administration, ce qui est l’ambition actuelle de Nicolas Sarkozy. Il a fixé des objectifs aux policiers, aux juges, aux médecins, aux enseignants. Les établissements d’enseignement sont jugés d’après le taux de réussite aux examens. Ceux qui peuvent apporter des preuves de leur réussite ont des subventions accrues, et les autres, généralement ceux des quartiers difficiles, sont pénalisés. Les hôpitaux ont eux aussi des objectifs chiffrés, avec pour principal indicateur le temps d’attente des patients. Le temps d’attente a diminué globalement, mais le nombre de patients mal soignés a augmenté. Seuls les riches sont bien soignés parce qu’ils vont dans des cliniques privées. Bref, les statistiques montrent une augmentation d’efficacité selon les indicateurs officiels, mais l’opinion publique britannique constate une diminution considérable de la qualité des services rendus.



La justification du privé

La culture du résultat semble donner de bons résultats dans le secteur privé. Un entretien d’évaluation est organisé chaque année entre le salarié et son supérieur hiérarchique afin de définir les objectifs de l’année suivante et les critères de réalisation de ces objectifs. L’entretien passe en revue les critères de l’année en cours et les écarts  entre les prévisions et les réalisations. Le principe n’est pas critiquable, il est d’ailleurs prévu dans le code du travail. Le problème est plutôt dans la méthode de fixation des critères, qui sont toujours chiffrés en heures, en euros, en rendements de production et en taux de réussite. Or le salarié n’exerce jamais un contrôle total sur le résultat attendu par sa direction, car celui-ci dépend de nombreux facteurs dont il n’est pas maître : la conjoncture économique, l’environnement, etc. Le salarié éprouve donc un sentiment de frustration quand le résultat est insuffisant. Le supérieur hiérarchique peut aussi fixer des objectifs impossibles à atteindre, son seul but étant de faire pression sur le salarié pour le « motiver », d’où un stress insupportable, qui peut conduire au suicide. D’ailleurs les résultats de cette méthode sont loin d’être concluants dans l’industrie américaine qui perd constamment des parts de marché face à ses concurrents européens et japonais, malgré le taux avantageux du dollar.

Des objectifs pour les ministres

À l’issue du premier conseil des ministres de 2008, le porte-parole du gouvernement a annoncé que les ministres eux-mêmes seraient évalués sur leur bilan individuel. « Les ministres, comme les autres, doivent rendre des comptes », a-t-il dit. Il a précisé qu’un cabinet d’audit avait aidé les cabinets du Premier ministre et des principaux ministres à définir une grille d’évaluation composée de critères quantifiables. Cette déclaration n’était pas une surprise car elle s’inscrivait dans le fil des lettres de mission. Puis le lendemain le journal Le Monde a donné le nom du cabinet d’audit : il s’agissait de Mars & Co. Le groupe socialiste à l’Assemblée nationale a protesté aussitôt par la voix de son porte-parole, en qualifiant cette initiative de « grotesque et dangereuse ». Ce qui a d’ailleurs le plus choqué de nombreux observateurs dans cette annonce était sans doute le choix d’un cabinet d’audit privé, ce qui montre que Nicolas Sarkozy et François Fillon ne font pas confiance à l’Inspection des Finances et à la Cour des Comptes, dont la plupart des membres sont issus de l’ENA, pour organiser l’évaluation des ministres.

De même que dans une entreprise, où chacun sait que les performances d’un salarié ne dépendent pas totalement de sa volonté, de sa compétence et de son travail, ces indicateurs ne traduisent pas totalement la volonté, la compétence et le travail d’un ministre. Ce sont donc des indicateurs de la conjoncture. Ils ont les mêmes défauts que les sondages d’opinion, car beaucoup de citoyens s’imaginent que l’action du gouvernement peut avoir une forte influence sur la sécurité, l’emploi, le logement, etc. De même que les résultats des sondages, les indicateurs numériques se prêtent à toutes sortes de manipulations de chiffres.

Plusieurs questions se posent enfin : qui va juger les ministres ? le Président ? le Premier ministre ? Évaluer un ministre, n’est-ce pas la mission du Parlement et de la Cour des comptes ? De plus, compte tenu du temps nécessaire pour voir apparaître les premiers résultats d’une nouvelle politique, peut-on évaluer autre chose que les méthodes et les moyens mis en œuvre ?  Le Premier ministre ne semble pas s’en préoccuper. Le 5 mai 2008, il a déclaré sur France-Inter : « On a emmené les Français sur le terrain idéologique que nous souhaitions, et je pense que c’est une grande satisfaction.  »

La principale conséquence, c’est que les ministres négligent leur mission à long terme pour concentrer leurs efforts sur des indicateurs à court terme. Jean-Pierre Jouyet, secrétaire d’État aux affaires européennes, l’a bien dit : « On fera tout pour avoir une bonne note ». Au niveau d’un ministre, ce n’est pas trop grave. Au niveau d’un fonctionnaire, d’un juge, d’un policier, d’un professeur ou d’un médecin, les conséquences sont dramatiques.



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