La dictature de l’opinion

par Laurent Watrin
lundi 24 juillet 2006

A forte dose, les sondages pourraient bien mettre la démocratie en danger.

Au cas où certains électeurs l’auraient oublié, l’élection présidentielle en France se dispute à deux tours. À bien suivre l’actualité, c’est rarement une évidence. Théoriquement, au premier tour de scrutin, peuvent se présenter tous les candidats ayant obtenu au moins 500 parrainages d’élus. Notons au passage que près de 8 élus sur 10 ne signent pour aucun candidat. Ce qui peut vouloir dire que les élus sont encore plus abstentionnistes que leurs électeurs - un comble ! - ou bien qu’ils ont compris la supercherie du système.

Au second tour de l’élection présidentielle, les votants ont le choix entre les deux candidats arrivés en tête à l’issue du premier tour. Mais notre démocratie est si vivante que l’on sait, des mois avant d’aller aux urnes, qui sera qualifié pour le second tour en 2007. Il faut vivre très loin de ce pays pour ne pas avoir entendu parler de Sarko et de Ségo, les deux lutteurs du moment, sous la canicule politicienne. Même le dernier amateur de pêche, à l’ombre le jour des élections, a eu vent du fameux match annoncé. Peu importe les projets, les idées, la vision du monde... ou de l’Europe (le nom maudit qu’il ne faut pas prononcer si l’on veut conserver des électeurs, paraît-il).

Pourquoi s’embarrasser à expliquer un programme ? Pourquoi débattre ? Puisque c’est déjà fait. Avant même le premier tour, les sondages nous disent tout... Les petites phrases agrémentent les statistiques et donnent un coup de barre en haut ou en bas ! C’est limpide, clair, sans bavure, mais ce n’est pas la démocratie.

"Une opinion n’est pas un projet politique"

Les grands médias, et en particulier la télévision, amusent le peuple en s’arrêtant aux propositions simplistes : le SMIC à 1500 euros dans quatre ans et l’immigration choisie tout de suite sont de superbes exemples de ces ballons d’essai savamment distillés pour tester l’opinion. Celle-ci est aujourd’hui le cœur du sujet : plus elle résonne, plus ça passionne et moins ça raisonne. Tout est rôdé pour préparer le peuple des électeurs qu’on finit par confondre avec l’opinion. Voilà la clé du scrutin. Dans certains milieux autorisés, on appelle cela précisément la "démocratie d’opinion". Personnellement, je ne sais pas ce que c’est, je ne connais que la démocratie tout court qui existe ou qui n’existe pas. Une opinion n’est pas un projet politique. A titre individuel, c’est un avis sur un point précis ou un jugement sur une chose ou une personne. A titre collectif, c’est un sentiment majoritaire, une tendance qui fait que la plupart des gens portent plus volontiers des tongs pour aller à la plage. Bref, une opinion est un jugement, pas toujours sérieux, pas forcément fiable. Son existence sans débat préalable représente un danger car l’opinion sans fondement donne plus de crédit à l’émotion qu’à la raison.

Le romantisme en politique précipite toujours les peuples dans l’horreur. On n’en est pas là, heureusement. Mais en attendant mieux et en redoutant le pire, notre "démocratie d’opinion" nous offre des commentaires délirants. Comme cette phrase, à propos du duel - assuré donc - entre Nicolas et Ségolène, à la Une du Journal du dimanche ("JDD", pour les intimes) du 25 juin dernier : "leur affrontement les pousse parfois à de curieux changements de cap". Bravo ! Encore un journaliste tombé dans le panneau. "Les changements de cap", ce sont précisément les petits ballons d’essai livrés à l’opinion et aux sondages. "On nous enconnarde", comme dirait Michel Piccoli, comédien en colère qui ne va plus voter. Et on le comprend.

A force de prendre les gens pour des imbéciles, cette démocratie verrouillée finira par se transformer en dictature : la dictature de l’opinion. Celle qui entraîne l’absence de convictions politiques et de débat, et nous invite à ne trancher que des choix binaires : Sarko contre Ségo, fumeur ou pas, mariage homo contre famille traditionnelle, sécurité contre violence des banlieues, sexe contre abstinence, Sarko en chemise ou Nico en short, développement durable ou croissance, Ségo en jupe ou Royal en pantalon, vin rouge ou coca... Vous pouvez multiplier les exemples, c’est très amusant. On pourrait même suggérer à une télévision bien intentionnée d’en faire un jeu. Et l’on pourrait gagner des millions en répondant à la question subsidiaire : avec un SMIC à 1500 euros, peut-on payer l’option couleur de l’immigré choisi ?

Le vrai engagement politique ne consisterait-il pas plutôt à affirmer que la complexité vaut la peine de prendre le temps du débat ? Mais je vous l’accorde : cette question n’est que le reflet d’une opinion personnelle.


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