La fausse moralité de nos discours politiques, la vraie immoralité de nos comportements collectifs

par samuel_
mercredi 6 mars 2013

 Parmi les choses qui font la moralité de nos vies, il y a nos comportements à notre échelle d'individus, mais il y a aussi nos comportements collectifs à l'échelle de notre société : par exemple, la solidarité à l'échelle de notre société ; le rapport amical de notre société avec le reste du monde ; la gratitude ou la loyauté des membres de la société vis-à-vis d'elle ; le fait que les promesses par notre société, de telle forme de bonheur possible en son sein, ne soient ni des promesses mensongères, ni des promesses de formes illusoires de bonheur ; la confiance qu'on a dans les foules, le bien être qu'on ressent quand on est plongé au milieu d'elles ; ou encore le sentiment d'être engagé avec les membres de notre société dans un devenir commun... En tant qu'individus, nous sommes souvent pleins de bonnes intentions, et agissons souvent, par rapport à ceux qui nous entourent, avec moralité. Mais l'atmosphère globale de notre société, et nos comportements collectifs à l'échelle de la société, sont souvent dépourvus d'une vraie moralité.

 Imaginons donc que la moralité globale d'une société, puisse se détecter par son odeur : que toutes les atmosphères sociales dépourvues de moralité collective sentent mauvais, même celles où baignent des individus souvent bien intentionnés, et agissant souvent, à leur échelle individuelle, avec moralité ; et que toutes les atmosphères sociales porteuses d'une vraie moralité collective sentent bon. L'odeur que dégagerait l'atmosphère de notre société, serait alors un peu comme celle de quelqu'un qui ne s'est pas lavé depuis 1 an, qui sent la sueur, la crasse, les poubelles, les égouts, mais qui a essayé de masquer son odeur en s'aspergeant d'un désodorisant bon marché, disons "senteurs des sapins des Alpes". Nos discours politiques sont imprégnés d'une morale artificielle et surjouée, qui est à une vraie morale collective, ce qu'un désodorisant bon marché, "senteurs des sapins des Alpes", est au parfum d'une vraie forêt de sapins après la pluie.

 Nous n'avons pas besoin de délibérer avec les autres pour adopter des comportements individuels, mais nous avons besoin de délibérer pour choisir des comportements collectifs. Pour pratiquer à l'échelle de nos vies individuelles, une vraie moralité, nous pouvons nous laisser guider par notre intuition, au cas par cas, sans avoir une conception claire de la moralité. Mais pour avoir des comportements collectifs à l'échelle de la société, qui soient moraux, il nous faut pouvoir nous expliquer les uns aux autres ce qui fait la moralité d'un comportement collectif : pour cela il nous faut pouvoir nous appuyer sur une conception claire, et juste, de ce qu'est la moralité collective. Or c'est justement une telle conception qui nous fait défaut.

 Après la vertu, du philosophe contemporain Alasdair MacIntyre, s'ouvre aussi par une image, quand même plus élégante, qui tend à illustrer que nos discours politiques sur la moralité, masquent une absence de vraie moralité collective. MacIntyre s'appuie alors sur Aristote, pour avancer dans son questionnement sur ce que pourrait être une vraie moralité collective. Mais une direction qu'on pourrait explorer, et que n'explore pas MacIntyre, serait de considérer cette morale artificielle et surjouée qui imprègne nos discours politiques, comme une perversion de l'esprit chrétien. Mort 322 ans avant la naissance de Jésus, le païen Aristote ne pouvait connaître l'esprit chrétien ; tandis que Rousseau, dont la vision de la moralité collective s'inscrit souvent dans une lignée païenne voire même aristotélicienne, a de plus réagi contre cette perversion de l'esprit chrétien, qui imprégnait aussi les discours tenus dans les salons philosophiques "éclairés" de son temps, parfois donc moins coupés de la chrétienté qu'ils le croyaient eux-mêmes. Cela peut rendre intéressant de s'appuyer sur Rousseau, pour se demander aussi : en quoi la moralité de nos discours politiques est-elle artificielle et surjouée ? Et que pourrait être une vraie moralité collective ?


 Rousseau tentait de faire cohabiter harmonieusement dans sa pensée, des éléments chrétiens et des éléments païens : il cherchait à se placer à la croisée d'une lignée chrétienne et d'une lignée païenne. Dans l’Émile, il approuve qu'il y ait dans le cœur d'un homme, à la fois un élément chrétien et un élément païen : à la fois la pitié ou la compassion, quelque chose qui se rapproche de la miséricorde, de la charité, de l'amour des autres ; mais aussi l'amour de soi, c'est à dire la volonté de vivre et préserver son bien-être. D'un côté, Rousseau approuve aussi l'amour de ce qui se rapporte à soi, comme sa famille ou son pays, en illustrant cette forme d'amour, par l'amour de Remus et Romulus pour la louve qui les a nourris. Et d'un autre côté, c'est un ecclésiastique miséricordieux, le vicaire savoyard, qu'il présente comme un modèle de moralité.

 Dans le Manuscrit de Genève, esquisse du Contrat social, Rousseau s'oppose à Diderot (son article « Droit naturel » de son Encyclopédie), en affirmant qu'on ne doit pas demander à des hommes de faire, au nom du bien commun de l'humanité, quelque chose dans quoi ils ne retrouvent plus suffisamment leur bien personnel. Il est donc normal pour Rousseau qu'on ne s'associe à d'autres hommes que quand cela va suffisamment dans le sens de notre intérêt bien compris, et non pas dans n'importe quel cas. Dans le Jugement sur le projet de paix perpétuelle de l'abbé de Saint-Pierre, Rousseau juge le projet d'institution supra-nationale de l'abbé comme plein de bonnes intentions, mais comme irréaliste, car ne correspondant pas aux intérêts, tels qu'eux-mêmes les comprenaient, de ceux qui pouvaient décider que ce projet soit mis en œuvre, c'est à dire à l'époque, l'intérêt des rois tel que les rois le comprenaient.

 Dans le Contrat social, Rousseau présente explicitement le rapport que les membres d'une société devraient avoir entre eux, et qu'ils devraient avoir vis à vis du reste du monde, comme un juste milieu entre des exagérations chrétiennes et des exagérations païennes. Les exagérations chrétiennes sont pour Rousseau, que les membres de la société n'accordent pas assez d'importance à la préservation de leur société : « Mais cette religion, n’ayant nulle relation particulière avec le corps politique, laisse aux lois la seule force qu’elles tirent d’elles-mêmes sans leur en ajouter aucune autre ; et par là, un des grands liens de la société particulière reste sans effet. Bien plus, loin d’attacher les cœurs des citoyens à l’État, elle les en détache comme de toutes les choses de la terre. Je ne connais rien de plus contraire à l’esprit social [...] Le christianisme est une religion toute spirituelle, occupée uniquement des choses du ciel ; la patrie du chrétien n’est pas de ce monde » ; tandis que les exagérations païennes seraient une volonté trop sanguine de préserver leur société, ou le fait de considérer que la seule chose importante est leur société. Sur les rapports des membres de la société entre eux, Rousseau estime, à rebrousse-poil de Voltaire (et son Traité sur la tolérance), que l'exagération chrétienne serait que les membres de la société soient trop tolérants vis-à-vis les uns des autres, au point de tolérer que certains d'entre eux manquent de loyauté vis-à-vis de leur société, ou finissent par écraser les autres : « Pour que la société fût paisible et que l’harmonie se maintînt, il faudrait que tous les citoyens sans exception fussent également bons chrétiens : mais si malheureusement il s’y trouve un seul ambitieux, un seul hypocrite [...] celui-là très certainement aura bon marché de ses pieux compatriotes. La charité chrétienne ne permet pas aisément de penser mal de son prochain. [...] L’essentiel est d’aller en paradis, et la résignation n’est qu’un moyen de plus pour cela. » ; tandis que l'exagération païenne serait au contraire un manque de tolérance. Sur les rapports des membres d'une société vis-à-vis du reste du monde, l'exagération païenne serait selon Rousseau d'être trop agressif contre le reste du monde ; tandis que l'exagération chrétienne serait d'être prêt à se laisser marcher sur les pieds par le reste du monde sans réagir : « Mettez vis-à-vis d’eux ces peuples généreux que dévorait l’ardent amour de la gloire et de la patrie, supposez votre république chrétienne vis-à-vis de Sparte ou de Rome : les pieux chrétiens seront battus, écrasés, détruits, avant d’avoir eu le temps de se reconnaître, ou ne devront leur salut qu’au mépris que leur ennemi concevra pour eux. [...] Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves, ils le savent et ne s'en émeuvent guerre [...] Dès que les empereurs furent chrétiens, [...] quand la croix eut chassé l’aigle, toute la valeur romaine disparut. ».


 Mais Rousseau donne l'impression de ne jamais avoir réussi à faire coexister de manière pleinement harmonieuse, dans l'intériorité d'un individu ou dans la moralité collective d'une société, ce qui vient de l'amour de soi, ou de ce qui se rapporte à soi, et ce qui vient de l'amour des autres, ou de la pitié. Il cherchait à imposer des limites à l'amour de soi et à l'amour des autres, de manière à ce que chacun de ces deux éléments puisse coexister avec l'autre sans lui nuire. Les deux éléments, mis ensemble par Rousseau, formaient un tout plus complet, plus proche de notre vérité, que l'un ou l'autre choisi exclusivement. Rousseau tendait donc à mettre ces deux éléments dans une relation dialectique ; mais il donne l'impression d'avoir tendu à pratiquer une pensée dialectique, sans avoir bien pensé sa pratique de la pensée, comme possible pratique d'une pensée dialectique. Ce n'était peut-être pas quelque chose de très facile à faire, pour lui qui est mort quand Hegel (dont il deviendra l'auteur fétiche de jeunesse), n'avait que 8 ans. Jamais semble-t-il, Rousseau n'a dit explicitement, que chacun de ces deux éléments, que sont l'amour des autres et l'amour de soi, ne se nie pas seulement dans son mariage avec l'autre, mais s'affirme en se niant dans ce mariage. Se nie en se limitant pour permettre à l'autre d'exister ; et se nie encore en ne se considérant plus comme la seule chose importante. Mais s'affirme alors surtout, et c'est là ce que Rousseau n'a semble-t-il pas su dire : s'affirme en devenant quelque chose qui n'est plus nuisible à une autre chose qui doit exister ; et s'affirme encore en devenant une chose plus grande qu'elle même, partie d'un tout plus complet, plus proche de notre vérité, celle de notre intériorité ou d'une bonne moralité collective.


 Au cours de l'Histoire de l'Occident, l'esprit païen et l'esprit chrétien se sont beaucoup renversés ou enlacés l'un l'autre, et les moments de renversement ou croisement sont toujours des moments importants de cette Histoire : en 33, les Romains crucifient Jésus ; en 312, Rome, jusque-là païenne, se convertit au christianisme ; en 476, la Rome chrétienne est prise par des païens du Nord ; peu après, les païens du Nord se convertissent au christianisme ; puis à la Renaissance, après des siècles de domination idéologique d'un christianisme du Moyen-Âge, les lettrés occidentaux se réintéressent à l'esprit païen des anciens Grecs et Romains, porteur notamment d'une certaine idée du plaisir et de la beauté terrestre, de la pensée scientifique, de la liberté politique, et de la pensée dialectique. Le dernier moment de renversement ou croisement, est peut-être la défaite des régimes fascistes, qui peuvent sembler avoir été une monstrueuse perversion de l'esprit païen : car les dirigeants fascistes étaient souvent des athées, et admirateurs des anciens Grecs et Romains ; car leur idéologie était une idéologie de l'amour de son pays, perverti en volonté de dominer voire exterminer les autres, et aussi en intolérance ; et car l'architecture et la taille imposante des monuments qu'ils ont construits, la mise en scène des défilés des armées fascistes, l'emblème de l'aigle, dominateur, arboré par les fascistes, rappellent la Rome ancienne.

 Mais l'esprit chrétien peut lui aussi être perverti, comme le donnent à penser Rabelais (Pantagruel et Gargantua), Molière (Le tartuffe), Rousseau, Hegel (L'esprit du christianisme et son destin), Feuerbach (L'essence du christianisme), et le socialiste Pierre Leroux (De l'humanité). Les formes de perversion de l'esprit chrétien, dont parlent tous ces auteurs, sont assez hétéroclites, mais il y a quand même un motif général qui se retrouve, dans la plupart de ces formes. L'amour de soi ou de ce qui se rapporte à soi, que porte l'esprit païen, peut être perverti quand il est exagérément tourné contre les autres, devient alors un désamour voire une haine des autres ; et de même, la perversion de l'esprit chrétien, qui se retrouve à travers ces auteurs très différents, est de tourner exagérément l'amour des autres ou de Dieu, que porte l'esprit chrétien, contre soi-même, ou contre nos relations avec ce qui se rapporte à nous-mêmes, comme notre entourage, notre famille ou notre pays : faire de l'amour des autres ou de Dieu, un désamour voire une haine de soi ou de ce qui se rapporte à soi.

 Lorsque les discours politiques d'une société sont imprégnés d'une perversion de l'esprit chrétien, cela peut avoir deux conséquences néfastes sur cette société. Premièrement, cette perversion de l'esprit chrétien, peut devenir quelque chose par quoi les autres ou Dieu, sont utilisés comme une croix sur laquelle la société se crucifie, ou une verge avec laquelle elle se flagelle. Les autres ou Dieu deviennent quelque chose avec quoi la société se fait du mal : c'est une perversion de son rapport aux autres ou à Dieu, que la société fait alors, car les autres ou Dieu ne sont pas faits pour être utilisés comme des instruments de torture ou d'oppression de soi-même. C'est ce que donne à penser Rousseau, dans plusieurs des passages qu'on a vus, mais aussi dans un autre passage de l’Émile, où il critique une certaine moralité dévote, par laquelle l'interdiction, ou la privation, devenaient des choses qui n'étaient plus justifiées par le fait que la transgression de l'interdit puisse nous faire vraiment du mal à nous-mêmes, ou faire vraiment du mal aux autres : il fallait donc se priver ou s'interdire des choses par amour de Dieu ou des autres, mais sans savoir pourquoi Dieu, ou les autres, voulaient que l'on se prive ou s'interdise ainsi des choses.

 Et deuxièmement, quand une perversion de l'esprit chrétien imprègne les discours politiques d'une société, cela peut donner à ses discours politiques un caractère artificiel et surjoué. La société ne pratique pas en réalité la moralité collective dont elle parle par ses discours politiques, car cette moralité est impraticable pour des êtres dotés d'amour de soi et de ce qui se rapporte à soi. Comme en plus, une société a besoin de délibérer pour adopter des comportements collectifs, elle ne peut pratiquer assidûment et durablement, que les formes de moralité collective dont elle parle dans ses discours politiques. Quand les discours politiques d'une société sont imprégnés d'une perversion de l'esprit chrétien, cela exclut de ces discours, une conception d'une véritable moralité collective. Non seulement donc, la société ne pratique pas la fausse moralité collective dont elle parle, mais en plus, elle ne pratique aucune vraie moralité collective, car elle ne parle jamais d'une vraie moralité collective, et peut-être même qu'elle ne sait même pas ce qu'est une vraie moralité collective. Rousseau nous donne à penser cela, quand il critique aussi chez les dévots, le fait qu'il transforment leur amour de Dieu, ou la morale chrétienne, en quelque chose qui les détourne de leurs semblables, et d'un rapport vraiment moral avec eux. Ou encore, quand dans le Manuscrit de Genève, il critique les « prétendus cosmopolites, qui [...] se vantent d'aimer tout le monde, pour avoir droit de n'aimer personne ». Dans l’Émile, Rousseau reformule une critique du même genre, d'une manière où il laisse voir qu'il a lui-même du mal, à marier harmonieusement l'amour des autres et l'amour de soi ou de ce qui se rapporte à soi : « Toute société partielle, quand elle est étroite et bien unie, s'aliène de la grande. Tout patriote est dur aux étrangers : ils ne sont qu'hommes, ils ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d'être bon aux gens avec qui l'on vit. Au dehors le Spartiate était ambitieux, avare, inique ; mais le désintéressement, l'équité, la concorde régnaient dans ses murs. Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu'ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d'aimer ses voisins. » On n'est pas obligés de suivre Rousseau, quand il semble nous dire que l'amour de notre pays est nécessairement un désamour du reste du monde ; mais on peut trouver intéressants ses propos, quand ils nous donnent à penser que la moralité cosmopolite, ou encore l'amour des autres, ou l'amour du tout dont on est une partie et dont les autres sont une autre partie, peut être transformé en quelque chose qui nous détourne de notre entourage, notre famille ou notre pays, d'un rapport vraiment moral avec eux.


 On aurait pu espérer qu'à notre époque, après la défaite du fascisme, s'installe enfin dans nos discours politiques, une conception de la moralité collective qui sache marier harmonieusement, l'amour des autres et l'amour de soi ou de ce qui se rapporte à soi. Mais au lieu de cela nous continuons, comme d'ailleurs les fascistes, à considérer généralement que l'amour de soi est un désamour des autres ; en nous différenciant des fascistes, non pas en comprenant que ces deux éléments, que sont l'amour de soi et l'amour des autres, peuvent être mariés dialectiquement, mais seulement en choisissant l'élément chrétien perverti, c'est à dire exagérément tourné contre l'élément païen, quand les fascistes choisissaient au contraire l'élément païen perverti, c'est à dire exagérément tourné contre l'élément chrétien.

 Bien souvent aujourd'hui, nos discours politiques parlent des autres, ou de tel ou tel tout dont nous sommes une partie, et dont les autres sont une autre partie, comme de croix sur lesquels il faudrait se crucifier, ou comme de verges avec lesquelles il faudrait se flageller. Ce serait manquer d'amour pour le monde, que de vouloir du protectionnisme et un contrôle des mouvements de capitaux ; c'est à dire, vouloir que nos relations commerciales et financières avec le reste du monde, ne soient pas, à travers le libre-échange et la liberté de circulation des capitaux, quelque chose qui détruit notre industrie et notre prospérité.

 Ce serait manquer d'amour pour l'Europe, que de refuser qu'en son nom, notre pays transfère la plupart de ses pouvoirs économiques à une institution non démocratique ; c'est à dire, refuser que la démocratie ne soit plus pour nous qu'un mot vide de sens, qui ne soit pas aussi la promesse tenue que nous pouvons choisir ensemble ce qui, dans la société dans laquelle nous vivons, n'appartient pas aux sphères privées ; ce serait encore manquer d'amour pour l'Europe, que de penser qu'elle est composée de plusieurs sociétés, qui ne deviendront pas plus heureuses en fusionnant, et qui n'ont donc pas vocation à former une unique démocratie ; ou encore, de refuser de détruire notre prospérité, en appliquant des traités et des directives qui le demandent.

 Ce serait manquer encore d'amour pour le monde, que de vouloir porter une attention particulière, ou un soin particulier, pour les choses qui sont proches de nous, qui se rapportent plus particulièrement à nous, comme notre famille, ou notre pays, et son ambiance ou sa culture. Pour les gens d'ascendance française, ce serait manquer d'amour pour les gens d'origine lointaine, que de vouloir considérer que la France n'est pas qu'une entité administrative, ou une institution, mais qu'elle est aussi par exemple, une fidélité à un passé et une culture, ou une certaine manière singulière de vivre ensemble, ou de prendre place dans une familiarité installée avant soi ; ce serait manquer d'amour pour les gens d'origine lointaine, que de dire publiquement qu'on souhaite que la société française garde globalement cette fidélité, qu'elle conserve cette manière singulière de vivre ensemble, ou cette familiarité installée, non pas figée mais s'inscrivant simplement dans une continuité, et de dire qu'on a confiance que tout le monde, quelles que soient ses origines, peut avoir cette fidélité s'il le veut. Et ce serait encore manquer d'amour pour le monde, de sentir le besoin que ces choses se préservent, que la cohésion de la France et sa richesse se préservent, et que pour cette raison, l'immigration doit être régulée de manière à ce qu'elle soit une chose qui ne nuit pas à ces choses, mais qui au contraire s'intègre harmonieusement dans le devenir de la France.

 Nos discours politiques actuels, tendent donc à faire des autres un instrument par lequel on se fait du mal, au lieu de chercher à penser notre rapport aux autres, comme quelque chose qui ne nous fait pas de mal, et qui nous fait même du bien. En plus, cette fausse conception de la morale, perversion de l'esprit chrétien, prend toute la place dans nos discours politiques, et en exclut une conception de la vraie moralité collective ; incapables de parler correctement d'une vraie moralité collective, lorsque que nous délibérons pour choisir nos comportements collectifs, nous devenons alors aussi incapables de pratiquer une vraie moralité collective.

 Le libre échange et la liberté de circulation des capitaux, ne sont pas seulement des choses qui détruisent la prospérité de la France. Ce sont aussi des choses qui coûtent très cher aux chômeurs, car ce sont des causes déterminantes du chômage de masse ; qui coutent aussi très cher aux travailleurs exposés à la concurrence des pays émergents, en leur demandant de ne pas trop revendiquer pour rester compétitifs ; et ce sont en même temps des choses qui rapportent un peu aux consommateurs qui ont un emploi non exposé à la concurrence des pays émergents, à travers de meilleurs prix permis par le bas cout du travail dans les pays émergents ; et qui rapportent beaucoup aux détenteurs du capital, à travers les meilleures marges permises aussi, voire surtout, par le bas coût du travail dans les pays émergents. Ainsi, par le libre échange et la liberté de circulation des capitaux, les Français ne s'engagent pas de manière solidaire dans une relation au reste du monde, puisque cette relation coute alors très cher aux plus pauvres tout en ne coutant rien et même rapportant parfois beaucoup, aux plus riches. Ils ne peuvent pas dire qu'ils font ce choix par rapport à leur vision du bien commun à la société française, mais seulement par rapport à leur bien propre. Appartenir à la même société que quelqu'un, cela nous crée un devoir particulier envers lui, parce que cela fait de notre comportement quelque chose qui a une influence particulière sur sa vie. Quand on pense comme un égoïste qui ne s'intéresse qu'à son bien propre, qui laisse tomber les gens de sa société, cela n'a pas beaucoup d'influence sur la vie des gens des autres sociétés, mais cela a de l'influence sur les gens de notre société.

 Nous ne sommes pas seulement une société de gens qui n'ont aucune solidarité locale entre eux, aucun sens de leur bien commun, qui se laissent tomber les uns les autres ; mais aussi, une société de gens qui ne savent pas s'écouter ni se respecter, ni se demander du respect, qui ne savent pas prendre soin d'une ambiance de confiance ou de familiarité entre eux, qui ne savent pas se projeter dans un devenir commun, qui n'ont aucune loyauté ni gratitude vis à vis de leur société. Il est logique que, comme on le voit ici, ce soient parmi les pratiques de la vraie moralité, toutes celles qui devraient nous engager vis à vis de choses locales, qui ont un rapport particulier à nous-mêmes, qui soient exclues de nos discours politiques, et ainsi de nos pratiques collectives : car pour la perversion d'esprit chrétien, ou de cosmopolitisme, qui empoisonne nos discours politiques, l'amour de ce qui se rapporte à soi est un désamour voire une haine des autres.

 Incapables aussi, de penser notre rapport commercial et financier au reste du monde, autrement que comme quelque chose qui doit nous faire du mal par amour pour lui, nous en oublions aussi qu'il existe des manières d'entretenir une relation amicale avec le reste du monde, qui ne soient pas pour nous des fléaux, et dont le cout se répartirait équitablement à nous, selon la richesse de chacun : par exemple, l'aide publique au développement ; le fait d'imposer à tous les produits exotiques vendus chez nous, de satisfaire des critères semblables à ceux garantis par les labels du commerce équitable ; le fait de permettre aux pays pauvres d'utiliser pour leur consommation personnelle des brevets techniques, notamment pharmaceutiques ; ou le fait d'avoir un service civique au moins partiellement tourné vers des actions de solidarité.


 Si aujourd'hui, nous ne parvenons toujours pas à concevoir l'amour de soi ou de ce qui se rapporte à soi, autrement que comme un désamour voire une haine des autres, c'est aussi parce qu'il n'est pas facile de comprendre comment ces deux éléments, que sont l'amour de soi et l'amour des autres, peuvent entrer dans une relation dialectique, c'est à dire en quoi ils peuvent s'affirmer surtout, en se niant dans leur mariage avec l'autre.

 En refusant le libre échange et la liberté de circulation des capitaux, c'est à dire en refusant que notre relation commerciale et financière au reste du monde soit quelque chose qui détruit notre prospérité et notre solidarité locale, nous nions notre amitié avec le reste du monde, parce que nous régulons, et donc réduisons parfois nos échanges avec le reste du monde, et la contribution que ces échanges peuvent apporter à son développement. Mais alors surtout nous affirmons surtout notre amitié avec le reste du monde. Pour ceux parmi nous à qui le libre-échange et la liberté de circulation des capitaux ne coutent rien, voire rapportent, ils deviennent plus honnêtes en cessant de considérer qu'une générosité qui ne leur coûte rien est leur générosité ; une générosité est seulement celle de ceux à qui elle coute, c'est à dire en l'occurrence, celle des chômeurs et des travailleurs exposés à la concurrence des pays émergents. Leur amitié avec le reste du monde est donc moins mensongère, quand elle ne se croit pas nourrie par une générosité autre que la leur. Et pour ceux parmi nous à qui le libre échange et la liberté de circulation des capitaux coute leur emploi, ou une proportion importante de leur salaire mensuel, leur amitié avec le reste du monde s'affirme quand elle n'est plus quelque chose d'excessivement couteux pour leur bien être. Pour comprendre que le refus du libre échange et de la liberté de circulation des capitaux, accompagné éventuellement de formes nouvelles de solidarité collective avec le reste du monde, ne nient pas seulement notre amitié avec le reste du monde, mais l'affirment en la niant, il faut donc simplement être honnête sur soi-même. Être honnête sur soi-même, c'est s'affirmer en se niant : se nier en avouant qu'on n'a pas plus de générosité que celle qu'on a réellement ; mais s'affirmer alors, en devenant plus honnête.

 En affirmant publiquement leurs besoins affectifs, touchant à la fidélité de la France à sa culture, à la conservation d'une familiarité installée, ou d'une manière singulière de vivre ensemble, en France, les Français d'ascendance française affirment en la niant, leur entente avec ceux d'origine lointaine. Ils la nient dans la mesure où ils demandent un certain respect de ce dont ils sentent le besoin ; mais ils affirment surtout leur entente, s'ils ont confiance que les gens d'origine lointaine veulent respecter leurs besoins, et qu'ils le peuvent, et si à la suite de cela, de vrais gestes de respect sont faits. Pour comprendre qu'exprimer un besoin ne nie pas seulement une entente, mais l'affirme en la niant, il faut avoir confiance en la légitimité de son besoin, et en la volonté et la possibilité pour les autres d'écouter une expression d'un besoin, et de respecter ce besoin.

 Dans ces deux exemples, quelque chose qui peut apparaître comme un geste qui nie notre amour des autres, devient un geste qui affirme surtout notre amour des autres en le niant, dans son mariage avec notre amour de soi. Si ce geste ne nie pas seulement, mais affirme surtout en niant, c'est parce qu'il est tourné vers un bien. Le bien poursuivi par le refus du libre-échange et de la liberté de circulation des capitaux, est l'honnêteté et un bon équilibre entre amour des autres et amour de soi, par lequel l'amour des autres ne soit pas une destruction de soi. Le bien poursuivi par l'expression d'un besoin, est le fait de pouvoir vivre dans de bonnes conditions avec les autres, de se respecter et de prendre soin les uns des autres.


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