La fin de la gauche à la française
par bobo
jeudi 15 février 2007
Alors que depuis la Révolution française, la classe politique était historiquement divisée entre la droite et la gauche, l’époque contemporaine va voir venir une rupture avec ce concept qui a marqué notre histoire politique depuis plus de deux cents ans. Ce changement majeur n’a été ni brutal ni radical, mais résulte d’une évolution des moeurs politiques et du comportement des citoyens, conséquence inéluctable des changements économiques et sociétaux observés hors de nos frontières et dont on sait que, tôt ou tard, ils parviennent jusqu’à nous.
L’apogée du clivage droite/gauche
L’une des singularités de la démocratie française, outre la qualité de son modèle théorique et conceptuel exporté dans le monde entier, a été sa partition historique entre deux forces qui s’opposent depuis la Révolution française, la droite et la gauche.
Sans vouloir évoquer les grands moments de ces deux camps, la césure voire la détestation réciproque droite/gauche est forte dans l’après-guerre et notamment à l’apogée de l’audience des communistes, ayant grossièrement fait à l’époque une OPA sur les mouvements résistants en s’attribuant hâtivement et parfois abusivement le monopole des faits d’armes et de bravoure de cette triste période.
Malgré les chamailleries entre socialistes et communistes (Congrès de Tours, d’Epinay), le monde politique des IIIe, IVe et Ve républiques est profondément marqué par une lutte entre deux camps et deux conceptions de la vie politique et sociale. Être de droite ou de gauche pour chaque individu revêt une signification, un être, une posture, les partisans de gauche affichant volontiers leur couleur politique plus facilement que ceux de l’autre camp.
Depuis 1958 en particulier, cette conception binaire régit non seulement la politique, mais les relations sociales, l’économie, les réformes et le sens des textes votés au Parlement. Une loi, une majorité, des individus, des réformes sont nécessairement estampillés "de droite" ou "de gauche". La gauche, par exemple, veut instaurer le socialisme, défend les libertés individuelles, a confiance en l’Etat, veut nationaliser et réformer dans le sens d’un collectivisme non dit ; elle s’interdit d’autre part de copiner avec l’entreprise, de privatiser, de céder aux pressions du marché ou des puissants.
A la veille de chaque élection, les empoignades idéologiques entre chaque camp durant les années 1960, 1970, 1980 et 1990 sont cinglantes et médiatisées au fur et à mesure du développement des télévisions. Des débats interminables sont organisés et une réelle opposition de fond est observée dans les débats et entre ténors politiques. L’opposition droite/gauche est frontale, radicale, historique.
Avec la gauche au pouvoir, on sent le vent tourner
Ce n’est qu’à partir de 1981 et parce qu’il arrive au pouvoir que Mitterrand, grand homme de gauche incontestable, perçoit qu’un certain nombre de paramètres échappent au politique (accords internationaux, intégration européenne, certes faible à l’époque, poids du capital, règles économiques incontournables, concurrence internationale, progrès techniques, etc.). L’homme perçoit rapidement qu’il est impossible, malgré la volonté et la sincérité des politiques et des souhaits populaires, d’implanter le socialisme en pays développé d’économie de marché. Avait-il eu la naïveté d’estimer le contraire avant d’arriver au pouvoir, c’est possible, pas certain ?
La fameuse rupture d’avec la rupture fut donc actée dès 1983 et ceci, définitivement. Personne de sérieux à gauche ne songea par la suite de remettre en débat la rupture, par crainte du ridicule.
Or, la révision de ce concept socialiste essentiel marqua toute la gauche et le PS en particulier. Désormais, on avait à gauche renoncé au changement de société par l’abandon d’une mesure majeure, la seule qui marquerait la différence -estimait-on- entre la droite et la gauche et l’on renonçait à l’utilisation d’un levier politique majeur, celui qui aurait consacré la prééminence du politique sur toutes les autres forces économiques et sociales de la société. Désormais, la gauche renonçait à dicter au capital, aux financiers, à la bourse et aux puissants en particulier la voix déléguée de l’expression populaire, que seule elle estimait porter.
Le plus cruel et le plus insupportable pour cette gauche fut que, plus le temps avança, plus les capitalistes et les financiers prirent de l’emprise sur l’économie, sur les individus et sur la société, et moins les politiques avaient de leviers pour influer sur le cours, notamment social, des événements.
Cette gauche émasculée et devenue eunuque en perdant une partie de ses attributs, posant elle-même les armes sans avoir combattu, se rapprochait déjà de la droite par capitulation. L’autre rapprochement, également involontaire et toujours sous Mitterrand, fut celui qui résulta de la défaite législative de la gauche et de la cohabitation de 1986. Le président et la gauche qu’il représentait restaient confinés à la figuration ordinaire des seuls pouvoirs présidentiels, dont on sait qu’ils sont constitutionnellement réduits, hormis les situations de crise et la chose militaire. En tout cas, la direction effective des affaires du pays, privilège du premier ministre, ne lui incombait plus.
La gauche présidentielle fit donc encore un pas obligé institutionnel vers la droite de gouvernement qu’elle devait réllement côtoyer, exercice du pouvoir oblige. La cohabitation entraina la compréhension, laquelle généra l’assimilation, quand ce ne fut pas la compromission bien comprise (nomination aux postes clés négociés entre Matignon et l’Élysée).
Tout fout le camp
Le deuxième septennat mitterrandien vit des concessions encore plus marquées de la part de la gauche aux réalités libérales. Sous les gouvernements de gauche, la Bourse monte sans complexe, les inégalités se creusent, le profit et l’entreprise sont encouragés et l’emploi privé aidé devient massif, jusqu’à devenir l’une des critiques majeures de l’extrême gauche.
Ainsi, au fil des ans depuis 1958, le discours change, la gauche se recentre avec un Parti communiste qui baisse inexorablement en influence d’année en année, les vieilles valeurs de gauche sont gommées, voire oubliées (nationalisations, rôle de l’impôt, solidarité, indemnisation du chômage, périmètre des services publics), Mitterrand adopte le dogme du "ni-ni" (ni nationalisations, ni privatisations) et la société s’européanise parallèlement à l’ouverture des marchés.
Sur le plan politique, l’ED et Le Pen montent et surtout les faibles et démunis ont abandonné la gauche, ce qui brouille tout l’échiquier politique. Le RPR, puis l’UMP se dotent d’une "filiale sociale" et s’adressent aux démunis à peu près de la même manière que la gauche, mais avec un discours, une thématique et des objectifs différents de ceux de leurs concurrents de gauche. Tout récemment Sarko cite Jaurès sans complexe, générant l’applaudissement des siens, une réplique embarrassée de Hollande et l’ire des communistes. Tout change, tout s’accélère, aucune cible électorale n’est délaissée et le marketing politique dicte désormais les thèmes, les discours et l’orientation des campagnes.
Le PS fait le choix de la social-démocratie.
Jospin Premier ministre inaugure le social-libéralisme à grande échelle, avec notamment une politique de privatisation à tout crin, plus par nécessité financière que par idéologie. Honte politique suprême et dénégation à la Judas, son ministre communiste des transports privatisa un pont sur une autoroute publique ! Par suite, même si la politique de Jospin fut une réussite à bien des égards, elle n’a pas été marquée de l’estampille de vraie gauche, en dépit des 35 heures et des aides sociales.
Pour tenter de remporter la présidentielle de 2002, Jospin, qui a plutôt un bon bilan, sait l’importance de la conquête de l’électorat centriste ou celui du marais. Afin de tenter de le séduire et après lui avoir vendu des montagnes d’actions de sociétés qu’il a privatisées, il se lâche carrément et brûle certaines valeurs de gauche. Il justifie les privatisations massives, avoue qu’il fallait réformer les retraites dans un sens plus restrictif pour tous, concède que l’État reste souvent démuni devant les licenciements et finit par avouer que sa politique n’est pas socialiste, ce que tout le monde avait vu. Ses ministres veulent baisser les impôts (Fabius), privatiser EDF (Strauss-Kahn), réformer le CDI (Bockel, qui n’est certes pas ministre).
Quand le PS regarde autour de lui, tout semble lui donner raison sur cette ligne, voire l’encourager à se "blairiser" davantage : les communistes adeptes d’une gauche idéaliste et ringarde s’effondrent littéralement, tous les ténors socio-libéraux ont la cote dans l’opinion, personne de sérieux à gauche n’a reproché à Jospin ses orientations ou sa politique socio-libérales, enfin l’éventuelle concurrence sur sa gauche (EG-PS et EG) est au tapis, coincée dans plus ses bas scores historiques.
2007 confirme l’abandon des valeurs de gauche.
L’avant-préparation et la préparation des échéances de 2007 ont confirmé cette ligne en l’amplifiant. Toutes les orientations, tous les votes, toutes les expressions colorées socio-libérales ou assimilées passent très majoritairement, que soit chez les militants ou dans l’opinion : les congrès de Dijon, celui du Mans, le référendum au TCE, la victoire d’une droitière socialiste à l’investiture le confirment amplement et sans contradiction possible. Ségolène Royal ne peut gagner que sur cette ligne, et vraisemblablement, seule elle peut l’emporter contre le candidat de droite, Sarko. Royal va conquérir des positions politiques et des terrains inédits pour une socialiste, que ce soit un certain blairisme affiché, l’enfermement militaire des jeunes délinquants, l’ordre juste, ou plus récemment et dans un silence assoudissant, une certaine apologie des valeurs de l’entreprise.
Royal piétine ostensiblement le programme socialiste (et son gardien avec...) jugé trop à gauche et complètement ringard au moins sur trois points : les 35 heures généralisées, la renationalisation d’EDF, la réforme des retraites. De plus, parler vrai comme elle le souhaite, exige de retirer ces "blitzkrieg néo-bolcheviques" d’un texte dont elle est censée s’inspirer. Elle sait par ailleurs, comme le gardien du texte, dans quel contexte il a été signé et les reculades qu’il a fallu concéder pour arracher les signatures des caciques de la boutique.
Que le programme d’un parti politique devienne un simple document consultable qui n’engage que ceux qui font semblant d’y croire reste assez savoureux et symptomatique d’un retournement de veste : c’est une revanche de l’électeur sur le système, de l’être sur le paraître, du concret sur le discours, de la bravitude sur l’idéologie.
Il n’y avait que les communistes soviétiques pour abattre le mur de la honte, que les communistes français pour démontrer par eux-mêmes l’inanité de leurs thèses. Nous constatons aujourd’hui, à la faveur de la préparation de la présidentielle, qu’il n’y a que les socialistes pour nous montrer la meilleure façon de tuer le socialisme en abolissant les solides frontières qui ont historiquement séparé la droite de la gauche.
Les dirigeants lucides du PS et de la gauche redoutent davantage la victoire de Royal que sa défaite.
Avec la fin de la gauche à la française, la France rejoindra enfin le concert des grandes démocraties occidentales qui voient aux Etats-Unis, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Espagne et ailleurs se succéder une alternance politique entre des libéraux démocrates, chrétiens ou non et des socio-libéraux, souvent selon l’option que prend un parti ou une coalition du centre pour l’un ou l’autre des deux camps, comme on l’a vu hier en Italie ou en Allemagne, et demain peut-être en France avec Bayrou, comme il en forme le dessein.