La Firme existe, elle est à la Maison-Blanche

par morice
lundi 13 octobre 2008

Avec ce qui se passe du côté de Wall Street, les gens s’esbaudissent aujourd’hui à découvrir que le monde bancaire est un monde de truands. Ça me fait doucement rigoler. Les truands économiques, il y en a d’autres. Qui sévissent depuis des années, dans l’ombre des ambassades dont on a déjà dit ici toute la nocivité. Dans l’ombre la plus complète, à part que parfois certains, écœurés par ce qu’ils ont vu, sortent à l’air libre et commencent à parler. Et là, ça devient pire encore : que les banquiers soient des loups entre eux, qu’on s’évertue ou non à savoir qui a planté le couteau dans le dos de Lehman, et quand exactement, c’est une affaire... déjà mille fois débattue depuis cet effondrement prévisible qui continue bizarrement à surprendre. Cela faisait des années que les banques américaines vendaient du vent, tout le monde le savait, mais comme tout le monde en profitait, tout le monde s’est mis dans le sens du vent... Appelé "Credit Default Swaps", à l’origine de la chute ses sagouins d’AIG ce vent passé de 900 milliards de dollars en 2001 à 45 000 milliards de dollars en 2008 ! Ce n’est plus un vent, c’est bien pire qu’une dépression tropicale ! Et sans que les responsables n’aient alerté qui que ce soit sur l’arrivée sur Wall Street de ce cyclone de taille aussi monstrueuse ! Le Katrina de la finance était pourtant visible sur tous les écrans radars des... raiders ! A croire qu’ils ne s’intéressaient qu’à la météo des plages de leurs prochaines vacances et non à la température intérieure au sein de leur propre établissement bancaire.

L’homme qui avoue tout s’appelle John Perkins, ancien membre de la communauté désormais honnie de la grande banque, dans un livre ravageur intitulé Confessions of an Economic Hit Man, titre qui résume assez bien son rôle et le fait qu’aujourd’hui il se sente coupable... d’avoir fabriqué cette pyramide bancale, dans un but politique et non seulement économique. L’argent a toujours été associé au pouvoir, ici dans le but d’étrangler financièrement d’autres pays, et ce livre effrayant en démontre les liens avec acuité. L’homme est du sérail, a été dix ans consultant chez Chas T. Main (tout en travaillant comme espion pour la NAS !) et ces indications sont de première main. C’est la reprise d’un ouvrage qu’il avait déjà écrit il y a vingt ans, et qu’il avait dédié à deux présidents d’Amérique du Sud décédés de mort violente, Jaime Roldós, président équatorien, et du général Omar Torrijos, président panaméen. Selon Perkins, qu’on peut difficilement accuser de conspirationnisme, les deux ont été assassinés par la CIA avant de révéler les liens entre la grande finance et ceux qui étaient attachés à des pouvoirs forts, ceux tant chéris par "l’empire américain". Les mêmes qu’aujourd’hui réunis dans un quatuor infernal d’Amérique du Sud... qui ennuie tant Georges W. Bush en décidant de s’attaquer au fond du problème en fondant la Banque du Sud. Pour l’administration américaine, c’est une véritable déclaration de guerre !


Pour mémoire, Roldos est mort dans son Beechraft le 24 mai 1981, vraisemblablement d’une bombe posée dans un magnétophone. Il venait juste de proposer la nationalisation des compagnies de pétrole américaines établies sur son territoire. Il était âgé de 40 ans et représentait un espoir pour son pays, celui de se débarrasser d’un joug économique pesant. Il avait été élu avec plus de 60 % des suffrages, le 29 avril 1979. Deux mois plus tard, c’était au tour du président officieux du Panama (il n’avait pas été élu et avait pris le pouvoir en tant que militaire en 1968) de disparaître dans des circonstances tout aussi troubles. Juste après avoir renégocié avec Jimmy Carter le traité sur l’usage du Canal de Panama, jusqu’alors bien trop favorable aux Américains. Ce traité prévoyait la prise en main totale du Canal en 2000. Populiste, il avait réussi à rassembler les pauvres et les classes moyennes derrière sa dégaine de militaire actif et décidé... n’hésitant pas pourtant à museler toute opposition où même à faire disparaître des opposants, ne rêvons pas, c’était aussi un militaire. Il s’est tué en DeHavilland Twin Otter DHC-6 dans des circonstances troubles, quelques semaines après l’élection de Ronald Reagan : il faisait certes mauvais temps à l’endroit de la catastrophe, mais l’avion avait bien subi une explosion semble-t-il avant de se crasher. Le même scénario que Roldos. Au procès de Noriega, son avocat avait brandi une feuille qui disait mettre en cause les Etats-Unis dans le décès "General Noriega has in his possession documents showing attempts to assassinate General Noriega and Mr. Torrijos by agencies of the United States". Selon certains, Torrijos serait mort pour avoir refusé l’agrandissement du Canal, proposition menée par de très actifs industriels japonais et américains. Rappelons qu’à l’époque des années 60, certains voulaient en créer un second de Canal, en ayant recours à des explosions nucléaires tactiques pour creuser plus vite... c’était l’opération Plowshare qui aura duré de 1962 à 1973 : "From 1961 to 1973, 27 (acknowledged) nuclear tests were performed under the aegis of Plowshare, the vast majority of studies at the Nevada Test Site." On s’était royalement fichu des populations locales avec ce projet insensé qui a absorbé des crédits importants pendant des années. Aujourd’hui encore, les travaux d’agrandissement sont toujours en cours, et c’est le propre fils de Torrijos qui dirige le pays. Et le canal est géré... par des Saoudiens ! Le Canal est obligé de s’agrandir... pour résoudre le problème de la dette panaméenne ! " "We now have an obligation to use the profits from the canal to meet the social debt under which many of Panama’s citizens live", dit le fils de l’ancien président ayant obtenu le contrôle de son propre canal. Toujours plus grand, par obligation économique vitale.


Perkins raconte ici comment il a été recruté assez jeune pour devenir une véritable arme économique : selon lui c’est le petit-fils de Roosevelt lui-même qui avait donné le la au mouvement : "j’ai été recruté lorsque j’étais encore étudiant dans une école de commerce, à la fin des années 60, par l’Agence de Sécurité Nationale [NSA - acronyme anglais, NDT], la plus grande et la moins connue des agences d’espionnage du pays. A la fin, j’ai travaillé pour des compagnies privées. Le premier tueur à gage économique était Kermit Roosevelt, dans les années 50, le petit-fils de Teddy [président des Etats-Unis - NDT] , qui renversa le gouvernement Iranien, un gouvernement démocratiquement élu, le gouvernement de Mossadegh qui avait été désigné « homme de l’année » par le magazine Time. Il a réussi à le faire sans verser de sang - enfin, il y en a eu un peu, mais sans intervention militaire, juste en dépensant des millions de dollars et en remplaçant Mossadegh par le Shah d’Iran". Le Shah d’Iran avait effectivement évincé le général Mossadegh, haï des Américains pour avoir avant tout le monde nationalisé l’industrie pétrolière iranienne en 1951... Privé du soutien des islamistes modérés, il était alors en train de se tourner vers les communistes pour établir un nouveau gouvernement, ce qui lui avait attiré les foudres américaines, en plein débat maccarthyste... L’opération Ajax, menée conjointement par les Anglais (BP étant très présent en Iran !) et les Américains, déposera Mossadegh sans trop de ménagement dans une opération menée de bout en bout par la CIA. Il faudra 47 ans pour que les Américains le reconnaissent officiellement par la bouche de Madeleine Albright... Aujourd’hui plus personne n’ose nier l’implication de la CIA dans le coup d’Etat du Shah... Racontée sans fard, l’histoire de sa déposition est édifiante, sinon effrayante de cynisme : "le 15 août 1953, le Shah signa le décret révoquant Mossadegh et nomma Zâhedi. Téhéran connut alors des journées d’émeutes. Le 17 août, des faux militants communistes du Toudeh, payés par la CIA, manifestèrent contre le Shah. Le but était d’effrayer le peuple. Il fallait susciter un désir d’ordre et permettre Zâhedi d’installer tranquillement son pouvoir. 300 personnes furent tuées. Quelques jours plus tard, le Shah revenait à Téhéran. Le général Zâhedi devint Premier ministre. Le pouvoir économique restait aux mains des grandes compagnies pétrolières étrangères".

Déposer les réfractaires à l’économie de marché ou utiliser une arme pire encore que la baïonnette dans le dos : prêter de l’argent à des taux faramineux, et dans des proportions gigantesques à des pays qui ne pourraient jamais rembourser : voilà le rôle joué par notre tardif repenti de l’étranglement bancaire des pays les plus pauvres de la planète ! Le récit de la technique utilisée laisse pantois : "mais mon véritable job était de conclure des affaires. J’accordais des prêts à des pays, des prêts énormes, qu’ils ne pouvaient pas rembourser. Une des clauses du prêt - disons 1 milliard de dollars pour un pays comme l’Indonésie ou l’Equateur - était que le pays devait retourner 90 % du prêt à des compagnies états-uniennes, pour reconstruire des infrastructures, des compagnies comme Halliburton ou Bechtel. Ce sont de grosses compagnies. Ces compagnies ensuite construisaient des réseaux électriques ou des ports ou des autoroutes qui ne servaient qu’aux quelques familles les plus riches de ces pays. Les pauvres de ces pays se retrouvaient en fin de compte avec une dette incroyable qu’ils ne pouvaient absolument pas payer. Un pays aujourd’hui comme l’Equateur consacre 50 % de son budget national juste pour rembourser sa dette. Et il ne peut pas le faire. Ainsi nous les tenons à la gorge." Avec pareils prêts, des pays se retrouvent étranglés, comme... l’Equateur aujourd’hui. Une telle taxation oblige à des concessions : "si nous avons besoin de plus de pétrole, nous allons voir l’Equateur et nous leur disons, « Bon, vous ne pouvez pas nous rembourser, alors donnez à nos compagnies les forêts d’Amazonie qui regorgent de pétrole ». C’est ce que nous faisons aujourd’hui et nous détruisons les forêts amazoniennes, obligeant l’Equateur à nous les donner à cause de cette dette. Ainsi, nous accordons ce gros prêt, et la majeure partie revient aux Etats-Unis. Le pays se retrouve avec une dette plus d’énormes intérêts et il devient notre serviteur, notre esclave. C’est un empire. Ça marche comme ça. C’est un énorme empire..." C’est donc cela ! Pétrole contre remboursements ! La méthode est imparable : les Etats-Unis étranglent ainsi financièrement l’Amérique du Sud, et une bonne partie de l’Afrique, sans compter une partie de l’Asie.

Un autre journaliste, Greg Pallast, se souvient de Perkins en mots plutôt peu affables : "I remember John Perkins. He was a real jerk. A gold-plated, super-slick lying little butthole shill for corporate gangsters ; a snake-oil salesman with a movie-star grin, shiny loafers, a crooked calculator and a tooled leather briefcase full of high-blown bullshit." Déjà, il avait constaté la méthode ; vendre une centrale nucléaire à des planteurs de tomates, par exemple : "Hit Men have "clients." Perkins’ was a giant power company, Public Service of New Hampshire. PSNH was trying to sell New England lobstermen and potato farmers on the idea that they desperately needed a multi-billion dollar nuclear plant. The fact that this bloated atomic water kettle, called "Seabrook," would produce enough electricity for everyone in the Granite State to smelt iron didn’t matter." En fait, un plan foireux qui s’est terminé par une faillite pour les fermiers... mais pas pour tout le monde :"here’s how it ended. The local Joe’s jumped head-first into the Perkins fantasy and bought his client’s power plant boondoggle. Within a couple years, the local electric companies had all gone bankrupt, the state treasury was drained, electric bills went from lowest to highest in the nation causing factories to close and dump, I figure, about 11,000 jobs. Perkins’ clients walked away with barrelfuls of billions". La même méthode exactement a été tentée au Guatemala : "In the story of the guys with the AKs, Perkins is on assignment in Guatemala for an outfit called SWEC, a Bechtel twin trying to foist another mad power plant horror show on the natives of Guatemala. (About the same time, I convinced the state of New York to bring racketeering charges against SWEC and its partners in a massive power plant building fraud. SWEC and co-defendants settled the civil charges for a payment of nearly half a billion dollars.)". De grands projets inutiles nécessitant des prêts faramineux irréalisables. LA méthode.

Mais John Perkins va plus loin encore quand il s’attaque aux liens entres les Etats-Unis et l’Arabie saoudite : "nous savions que l’Arabie saoudite était la clé de notre indépendance énergétique, ou le moyen de contrôler la situation. Et nous avons donc monté cet accord où la Maison Royale Saoudienne était d’accord pour nous envoyer la majeure partie de leurs pétro-dollars, et les investir aux Etats-Unis. Le Département du Trésor utiliserait les intérêts de ces investissements pour engager des compagnies américaines pour reconstruire de nouvelles villes en Arabie saoudite, de nouvelles infrastructures, et c’est que nous avons fait. Et la Maison Royale garantirait le prix du pétrole dans des limites acceptables pour nous, chose qu’ils ont fait pendant tout ce temps. En échange, nous assurions leur maintien au pouvoir tant qu’ils respecteraient l’accord, ce que nous avons fait, et c’est une des raisons pour lesquelles nous sommes entrés en guerre en Irak. " L’exemple de ces bonnes relations intéressées ne s’arrête pas à l’Arabie saoudite... Saddam Hussein aussi, à une époque, a été approché de la même façon... "En Irak, nous avons essayé la même politique avec Saddam Hussein, mais Saddam n’a pas marché dans la combine. Lorsque les tueurs à gages économiques échouent, l’étape suivante est d’envoyer ce que nous appelons les chacals de la CIA, à savoir des personnes qui tentent de fomenter un coup d’Etat ou une révolution. Si ça ne marche pas, ils recourent aux assassinats, ou ils essaient. Dans le cas de l’Irak, ils n’ont pas réussi à atteindre Saddam Hussein. Ses gardes du corps étaient trop efficaces...." Tant que ça marche, on laisse les dictateurs tranquille dès qu’ils refusent, on programme leur assassinat ! Déguisé ici en guerre au nom de la liberté des peuples. Saddam Hussein est donc mort d’un refus de coopérer. Cela on s’en doutait, avec l’affaire révélée des années après de l’ambassadrice américaine April Glaspie partie lui donner le feu vert pour envahir le Koweit... Les Etats-Unis on clairement laissé Saddam le faire, en lui accordant le droit de le faire pour mieux le vilipender le lendemain aux yeux de la communauté internationale. Hussein était bien venu avant demander l’autorisation de le faire aux Etats-Unis, en demandant leur non-intervention, énoncée par l’ambassadrice dans un entretien aujourd’hui célèbre. Un "feu-vert" qui a tout déclenché en fait...

Le rôle joué par Perkins s’apparente donc beaucoup à celui de Mitch MacDeere, joué par Tom Cruise, dans l’enthousiasmant film de Sydney Pollack, dans La Firme : pour l’enrôler dans un mouvement aussi tortueux, tous les moyens sont bons : alcool, sexe, drogue, toute la panoplie y passe. "Lorsque la NSA m’a recruté, ils m’ont fait passer au détecteur de mensonges pendant une journée entière. Ils ont découvert toutes mes faiblesses et m’ont immédiatement séduit. Ils ont utilisé les drogues les plus puissantes de notre culture, le sexe, le pouvoir et l’argent, pour me soumettre. Je venais d’une très vieille famille de la Nouvelle Angleterre, calviniste, fortement imprégnée de valeurs morales. Vous savez, je crois que je suis plutôt quelqu’un de bien, et je crois que mon histoire montre réellement comment ce système et ses puissantes drogues comme le sexe, l’argent et le pouvoir peuvent exercer une séduction, parce que j’ai été réellement séduit. Et si je n’avais pas mené moi-même cette vie de tueur à gages économique, je crois que j’aurais eu du mal à croire que quelqu’un puisse faire de telles choses", ajoute Perkins : sexe, drugs, and... Wall Street donc. Les raiders ont un mode de vie disons particulier... qu’envient les hommes politiques. Quand ils ne font pas de même.

Les soubresauts actuels de Wall Street, et la surprise pour beaucoup de voir le monde s’effondrer à partir du cas spécial d’une seule banque ayant fait fortune sur du vent, ce Katrina financier, nous rappellent que la méthode d’étranglement financier de pays a produit autant de dégâts sinon plus que les guerres, depuis celle du Vietnam. L’Amérique du Sud s’en sort tout juste, et devient un adversaire de poids de l’empire financier américain. Hier, on a beaucoup glosé chez Agoravox autour du personnage de Mickey la Souris. C’est un symbole, certes, et encore une de ces annonces de fatwas ineptes. Mais, personnellement et symboliquement, je pense que l’on devrait pendre haut et court l’oncle Picsou, figure du banquier américain ayant sévi ces dernières années dans le monde à ravager les économies des pays dits émergents. Au lieu de les aider à émerger, les banquiers américains ont tout fait pour leur maintenir la tête sous l’eau. Sciemment, et avec méthode. La Firme existe, et elle est à la Maison-Blanche.


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