La France reconnaît l’assassinat de Maurice Audin

par Nicolas Kirkitadze
vendredi 14 septembre 2018

Elle a 87 ans et vit en Seine-Saint-Denis, dans un appartement de Bagnolet où elle coule de jours heureux, entourée de ses enfants et petits-enfants qui lui apportent la joie et le réconfort. Partout trônent des photos en noir et blanc d'un beau jeune homme brun, souriant, auquel elle repense encore avec nostalgie et dont elle n'a pu faire le deuil. La vie de Josette Audin n'a pas été une sinécure : sous son air de mamie ordinaire, elle est l'épouse d'un héros anticolonialiste assassiné par l'État français. Soixante-et-un an plus tard, le président Macron vient de lui rendre justice. Brillant mathématicien et jeune militant communiste, Maurice Audin avait été arrêté le 11 juin 1957 à Alger, il n'a plus donné signe de vie depuis. L'affaire Audin avait déchaîné les passions dans les années cinquante et soixante. Mais qu'est-ce, au juste, que cette affaire ? Et qui était ce jeune martyr de la cause algérienne ?

Maurice Audin est né le 14 février 1932 dans une famille modeste de Français d'Algérie. Son père, d'ascendance lyonnaise, était un militaire qui a notamment servi durant la Seconde Guerre mondiale. Sa mère, Alphonsine, était une fille de paysans de l'arrière-pays algérois. Le jeune Maurice grandit donc dans un milieu ouvrier marqué par le patriotisme. Il devient enfant de troupe de 1943 à 1945, à l'école militaire préparatoire de Hammam Righa. Un an après la fin de la guerre, il est admis (parmi les premiers) à l'école militaire d'Autun. C'est en effet un adolescent curieux et talentueux, surtout en sciences et en mathématiques : une matière qui le passionne. Mais, face à l'ambiance rigide du lycée militaire et à son éveil intellectuel, son patriotisme cocardier se dissipe à mesure que croît son opposition au militarisme. En 1948, il fait un choix qui bouleversera le cours de sa vie : renonçant à une brillante carrière d'officier du génie, il revient à Alger pour y étudier les mathématiques.

Le jeune Maurice Audin s'avère un brillant mathématicien. Avec un DES en poche dès 1953, il est recruté pour devenir l'assistant du professeur René de Possel, poste dans lequel il est titularisé en 1954. Il travaille parallèlement à une thèse d'état sur "les équations linéaires dans un espace vectoriel". Bref, la chance semble lui sourire et sa carrière s'annonce radieuse, tout comme sa vie privée. Car, entretemps, le beau jeune homme a rencontré une étudiante joviale et, tout comme lui, passionnée par les mathématiques. Ils se marient en 1953 : trois enfants naissent de cette union : la célèbre mathématicienne Michèle Audin en 1954, Louis en 1955 et Pierre en 1957.

Le jeune couple se partage donc entre vie familiale, vie professionnelle et militantisme. Tous deux sont en effet membres du Parti Communiste Algérien. Rares Français d'Algérie à soutenir l'autodétermination, ils militent de manière semi-clandestine, distribuant des tracts et organisant des réunions dans leur appartement algérois. Bien que communistes convaincus, ils sont ouverts d'esprit, notamment sur les questions religieuses et fréquentent l'Association des Étudiants Musulmans d'Algérie, s'intéressant tant à la religion musulmane qu'à la culture algérienne.

Le déclenchement de la guerre en novembre 1954 et l'interdiction du Parti Communiste Algérien le 10 septembre 1955 bouleverse la vie du couple Audin qui est confronté à un choix cornélien : mettre ses convictions de côté pour une vie de famille et professionnelle confortables ou braver la loi au risque d'y laisser la vie. Sans hésiter, Maurice Audin choisit la voie de la justice et de la liberté, considérant que le peuple algérien a assez souffert en un siècle d'asservissement et qu'il a, à présent, le droit de se libérer de ses chaînes coloniales. Le militantisme continue, mais sous une forme clandestine. Les réunions et distributions de tracts se font plus discrètement.

Maurice Audin tisse bientôt des liens avec le FLN (Front de Libération Nationale) dont il ne partage sans doute pas les méthodes radicales mais qu'il considère comme un mouvement révolutionnaire capable de libérer le peuple algérien du joug colonial. En 1956, il organise l'exfiltration de Larbi Bouhali (Premier Secrétaire du Parti Communiste Algérien) qui s'exile en Allemagne de l'Est.

La situation se dégrade nettement en janvier 1957 après le lancement de la "bataille d'Alger" : la 10ème division parachutiste du général Massu est envoyée dans la zone d'Alger avec les pleins pouvoirs. C'est en fait une loi martiale qui cache son nom. Les militaires s'y livrent à des tortures et des exécutions de masse : plus de 3000 Algérien(ne)s auraient ainsi péri par la main de l'armée française en six mois. Malgré le danger pour sa famille, le jeune mathématicien ne peut se résoudre à voir des hommes, des femmes et des enfants innocents être massacrés impunément, comme il ne peut laisser ses camarades communistes être livrés à une mort certaine. La résistance, dès lors, s'intensifie. La famille Audin héberge dans son petit appartement plusieurs cadres communistes.

Au lendemain de l'attentat du Casino (3 juin 1957) qui a fait huit morts, plusieurs personnes sont arrêtées et soumises à un interrogatoire musclé. Parmi eux, Georges Hadjadj, un médecin communiste et ami de Maurice Audin. Sous la torture, il avoue qu'il existe bel et bien un réseau communiste à Alger et que l'une de ses figures et le jeune mathématicien qui héberge chez lui plusieurs communistes. Le 11 juin, les militaires viennent arrêter Audin à son domicile. Sa femme et ses enfants ne le reverront plus jamais.

Où est passé le mathématicien ? Cette question demeure un mystère six décennies après sa disparition. Le 22 juin 1957, Josette Audin reçoit une lettre de l'administration l'informant que son époux se porte bien et qu'il lui sera bientôt possible de le voir. Mais les espoirs sont vite déçus : le 1er juillet, elle reçoit une nouvelle lettre dans laquelle elle apprend que son mari s'est évadé de prison… Les jours passent et Maurice ne donne aucune nouvelle. Pour Josette, il est impossible qu'il la délaisse, elle et leurs trois enfants. "Il aurait tout fait pour entrer en contact avec moi", dit-elle encore aujourd'hui. Il est clair pour elle que son homme a été tué. Dès le 4 juillet, elle dépose donc plainte contre X pour homicide. C'est le début de "l'affaire Audin" dont s'emparent les anticolonialistes pour lesquels le jeune homme de vingt-cinq ans devient un martyr et un symbole. Le Monde et L'Humanité, entre autres, font régulièrement part des avancées de l'affaire et créent une atmosphère de pression médiatique pour que le sort du jeune homme soit connu du public.

Les lettres de particuliers et d'intellectuels affluent dans les ministères. A l'automne 1957, plusieurs intellectuels (pas seulement de gauche) créent un "comité Audin". Parmi les figures de ce comité, on peut citer Pierre Vidal-Naquet et Paul Veyne, ainsi que le chrétien de droite Henri-Irénée Marrou. D'autres personnalités comme Mona Ozouf et Jean-Pierre Vernant s'y joindront dès 1958.

Mai 1958 marque une étape décisive dans l'affaire. Le 12 mai (soit, la veille de l'Insurrection d'Alger qui permet le retour du général de Gaulle) paraît le livre-enquête de Pierre Vidal-Naquet L'Affaire Audin. Le jeune historien y affirme que toute évasion était impossible et que Maurice Audin est mort au cours d'une séance de torture. C'est alors le lieutenant Charbonnier (aux ordres du général Massu) qui est pointé du doigt et publiquement décrit comme le bourreau du jeune mathématicien. Cette version s'avérera finalement fausse. Charbonnier a bel et bien interrogé Audin mais il n'était pas présent lorsque ce dernier a été tué, comme le révèle le général Aussaresses en 2001.

Entretemps, le comité combat pour la vérité jusqu'à la fin de la guerre, sans obtenir ce qu'il voulait. Le corps de Maurice Audin n'ayant pas été retrouvé, son décès est confirmé en 1963 à la date du 21 juin 1957, mais Mme. Audin et le comité de soutien n'obtiennent aucune réponse à leurs questions : comment le jeune homme est-il mort ? En outre, le décret du 22 mars 1962 amnistie les auteurs de "faits commis dans le cadre du maintien de l'ordre dirigés contre l'insurrection algérienne". Tout espoir de voir les tortionnaires punis semble donc vain.

Le combat continue cependant sur un plan symbolique. Faute de pouvoir punir les coupables, la veuve de Maurice Audin veut au moins rendre justice aux mânes de son mari qu'elle n'a pas même pu enterrer. Fidèle et dévouée jusqu'au bout, elle ne se remariera jamais : élevant ses trois enfants et continuant le combat pour la mémoire de l'homme qu'elle aime. Mais, les années passant, l'affaire Audin ne passionne plus le public. Il faudra patienter jusqu'en 2001 pour voir un rebondissement. Entretemps, Josette Audin emménage en Seine-Saint-Denis où elle est aimée et respectée par les habitants qui voient en elle une héroïne.

Le 3 mai 2001, paraissent aux éditions Perrin les mémoires du général Paul Aussaresse : Services spéciaux : Algérie 1955-1957. Le général reconnaît avoir ordonné des tortures et des exécutions. Il met en cause le gouvernement socialiste de Guy Mollet, au pouvoir entre 1956 et 1957. "Ils ont insisté pour qu'on liquide le FLN aussi vite que possible", déclare-t-il. Il reconnaît avoir demandé au lieutenant Charbonnier d'interroger Maurice Audin mais l'absout pour ce qui est de la mort, sans pour autant donner les détails de cette tragédie. Josette Audin dépose alors plainte pour crime contre l'humanité mais l'affaire aboutit à un non-lieu l'année suivante. Au cours des années suivantes, la famille Audin écrit des lettres aux présidents successifs pour demander la reconnaissance du meurtre de Maurice Audin et la déclassification des archives, mais ces lettres restent sans réponse. En 2007, Michèle Audin, fille de Maurice, et mathématicienne comme ses parents, refuse la Légion d'Honneur au motif que le président Sarkozy n'a même pas daigné répondre à sa mère.

Sept ans plus tard, en janvier 2014, France 3 publie un entretien accordé par le général Aussaresses à Jean-Charles Deniau peu de temps avant sa mort survenue en décembre 2013. Il y reconnaît sa responsabilité dans la mort de Maurice Audin. "On l'a tué au couteau pour faire croire que c'étaient les Arabes qui l'avaient tué", dit-il. Mais il s'avère incapable de se souvenir de ce qu'il a fait de la dépouille du jeune martyr. En juin 2014, le président Hollande reconnaît donc, au nom de l'État français, la mort en détention de Maurice Audin, sans pour autant déclassifier les archives.

C'est finalement grâce à deux députés, le macroniste Cédric Vilani et le communiste Sébastien Jumel, que l'État va franchir un pas de plus vers la nécessaire repentance. Le 14 février 2018 (date à laquelle Maurice Audin aurait eu 86 ans) les deux députés appellent à une reconnaissance officielle de l'assassinat du mathématicien par l'armée française. Le président Macron vient d'accéder à cette demande. C'est ainsi que, ce jeudi 13 septembre 2018, soixante-et-un ans après l'assassinat de Maurice Audin par l'armée française, il demande pardon au nom de la France à la famille du défunt. Pour l'occasion, il se rend chez Josette Audin, à Bagnolet, pour lui remettre en main propre une lettre officielle dans laquelle la France reconnaît que Maurice Audin a été torturé et tué par des militaires français ; l'Etat assume enfin ses responsabilités. Le long combat de cette femme dévouée a fini par porter ses fruits.


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