La guerre des deux gauches aura bien lieu
par Boogie_Five
lundi 26 septembre 2016
Selon les derniers sondages pour le premier tour des prochaines élections présidentielles, les électeurs de gauche et du centre se partageraient entre trois candidats d'importance : François Hollande, Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon. Autour de 15 % chaucun, ils laissent à chacun des autres candidats de gauche un résultat qui ne dépasse pas les 10 %.
Avec la candidature de Macron se profile un éloignement entre les deux grandes tendances de la gauche. D'un côté, l'avènement d'un nouveau social-libéralisme, issu de la droite du PS et voulant rassembler le centre en s'appuyant sur la « classe créative » qui innove et place la France au coeur de la mondialisation. Ce courant remet en cause l'héritage de la législation sociale en matière du code du travail, voyant là un frein à la modernisation de l'économie française. Cette interprétation s'oppose en tout point à celle de la gauche socialiste « traditionnelle » qui se retrouve chez les Frondeurs du PS, Montebourg et Mélenchon. Cet héritage des luttes sociales et ouvrières est ce qui constitue l'identité de la gauche, et même de la France. Toute cette législation est un acquis en-dessous duquel aucun progrès ne puisse être envisagé, et il faudrait la renforcer pour améliorer le marché du travail et reconstituer l'industrie.
Au milieu de ces deux tendances qui s'éloignent, la fameuse synthèse sociale-démocrate, incarnée par le gouvernement, qui n'est pas arrivé à choisir entre les deux. La position de Hollande est de concilier ces oppositions que le premier ministre Valls qualifient « d'irréconciliabes ». Double échec puisque les oppositions se sont aggravées pendant tout le quinquennat et la mise en place de la social-démocratie n'a jamais été sérieusement conceptualisée dans le but de devenir une véritable méthode de gouvernement applicable au contexte français.
Une guerre à mort est donc lancée pour acquérir l'hégémonie au sein de la gauche. Aucun candidat potentiel ne peut prétendre incarner le grand rassemblement des socialistes, écologistes, communistes et centristes de gauche. La primaire organisée par le PS a immédiatement été perçue comme une machine à broyer les candidats entre eux, et non pas une plate-forme d'appui pour élargir les forces politiques de gauche.
C'est pourquoi, dans une telle désunion, il n'y a pas de bon choix à faire ni « bonne voix de la raison à entendre ». Il est nécessaire que la guerre entre les gauches se résolve avant d'avoir une quelconque prétention à gouverner – c'est la leçon à tirer du quinquennat Hollande-Valls. C'est une bataille culturelle et idéologique de fond qu'il faut mener, sans aucune espèce de compromis avec les adversaires, tant qu'ils ne reconnaissent pas leur défaite. Le recours à des éléments extérieurs, y compris venant de la droite et d'extrême-droite, ne doit plus être regardé comme honteux et infamant ; dans une guerre, la provenance des armes est une question subsidiaire, tout l'enjeu est de savoir comment les utiliser.
Jusque là, je n'ai pas indiqué ma préférence, parce que je voulais dresser un panorama assez objectif. Et puis, j'ai aussi mes failles et j'éprouve des sérieux doutes dans mes choix. Je ne suis pas du genre à être sectaire. Bien que j'aie toujours été de gauche, aux élections législatives de 2002, j'avais voté pour un député UMP, pour renforcer la majorité présidentielle. Je me suis trompé, bien sûr, étant donné que le véritable président était déjà Nicolas Sarkozy, et non plus Chirac.
Dans cette période d'incertitudes où chaque chose bien établie se volatilise le lendemain, on ne peut se fier, comme le relève Frédéric Lordon, qu'à ses affects. Pas sous le coup de la surprise ou de la peur, d'une réaction instantanée qui vient balayer tout le reste. Mais dans la confiance inébranlable de ce que je sais et de ce que j'ai toujours ressenti, en moi et avec tous les autres.
Hollande ne sera pas mon candidat ni au premier ni au second tour, quand bien même le maréchal Pétain trouverait la résurrection. Le programme du Parti Socialiste m'est indifférent puisqu'il en n'est pas un. Le président, avec l'intermédiaire de son premier ministre, a t-il cru faire bonne impression en recevant les étudiants de l'UNEF et en leur promettant 500 millions d'euro, afin de les désolidariser du mouvement contre la loi travail ? Comme je le disais ci-dessus, peu importe les moyens mis en œuvre, l'essentiel étant d'utiliser toutes les armes possibles pour préserver l'intégrité de son camp politique. Ce qui est insupportable chez Hollande, c'est son art du camouflage et de la dissimulation. Alors que depuis le tout début du quinquennat, il ne cesse de diviser son camp, le plus souvent au détriment de la gauche du parti, il a mis plus de quatre années à dévoiler les prémisses de son véritable projet politique : la loi travail et la mise au ban de pans entiers du socialisme. Pusillanime et maladroit, le président reflète les contradictions qui accompagnent une période trouble d'une catégorie sociale bien déterminée : l'évolution sociale-sécuritaire de la bourgeoisie de gauche.
Effectivement, avec le déclassement des classes moyennes françaises, une bonne partie de la bourgeoisie de gauche préfère s'unir avec la droite plutôt que de subir elle-même le déclassement. Ainsi, les grands appels de certains d'entre eux à l'union nationale, au front républicain, et à toutes les valeurs transcendantes qui ne mangent pas de pain. Comme l'a montre Gaël Brustier (Voyage au bout de la droite, etc), une partie de la gauche préfère se protéger dans un « hédonisme sécuritaire » qui mêle les valeurs de mai 68 et celle du « Tea Party ». Je dois dire que moi-même, à un niveau beaucoup plus microlocal, quand je faisais mes études à la Sorbonne pendant les années 2000 (l'ère Sarkozy je le rappelle), j'ai pu assister personnellement à la panique qui habitait les étudiants se disant de gauche, et certains pouvaient glisser dans une xénophobie ou un rejet de l'autre, souvent pauvre, étranger, ou un peu trop coloré. Une panique réactionnaire, liée à la peur du déclassement, avait fait une offensive chez les sympathisants de gauche, et a coupé l'électorat en plusieurs morceaux. Cette xénophobie de gauche n'est pas exclusive aux socialistes modérés, loin de là malheureusement, mais elle a trouvé son expression la plus forte avec Chevènement tout d'abord, puis surtout Manuel Valls, tous deux ministres de l'intérieur. Ségolène Royal aussi, en 2007, avait fait un pas en ce sens en proposant d'encadrer les délinquants mineurs par un personnel militaire.
Cette période des années 2000 m'a beaucoup affecté, j'ai ressenti la panique à travers les autres et comme je suis issu d'une famille qui a certes ses problèmes, mais relativement apaisée, je ne comprenais pas d'où surgissaient ces inquiétudes. J'ai pris ça en pleine figure et j'étais devenu une victime collatérale de ce phénomène.
Le président Hollande est issu de toute cette histoire, et lui-même n'a pas cherché à comprendre cette évolution profonde dans l'électorat de gauche, perdant élection après élection. Il a seulement pensé que c'est l'adaptation de la France au marché mondial qui puisse répondre aux problèmes rencontrés par son électorat, et adopte parfois des réponses sécuritaires pour montrer qu'il comprend les événements, qu'au fond, il ne comprendra jamais.
À ce titre, étant donné le visage trouble qu'il donne à la gauche, partagée entre libéralisme, européisme béat, et ordre sécuritaire, il n'est pas le bon candidat pour représenter la tradition socialiste.
Macron non plus ne sera pas mon candidat, même si il n'a pas encore exposé son programme. Trop lié à Hollande et à Valls, il incarne seulement une hypostase de leur conception politique, axée sur un modernisme archaïque qui été formulé dès les années 1970 avec l'informatisation de l'économie. Macron est le candidat du secteur tertiaire à haute valeur ajoutée et son réel pays d'élection serait plutôt la cité-État de Singapour, hyper-mondialisée et high-tech. Les propos que Macron a tenu jusqu'à maintenant ne relèvent d'aucune audace particulière en matière de société et de culture, et il ne fait que répéter ce que tous les thinks tanks libéraux disent depuis une trentaine d'années. Le fait qu'il ait été le bras-droit de Hollande révèle combien ce courant politique est vide de pensée originale, ne faisant qu'appliquer des dogmes libéraux dans le moule d'une gauche républicaine aseptisée et prête à arroser des grenouilles de bénitier.
Vous l'avez compris, le candidat d'importance qui reste est Jean-Luc Mélenchon. J'ai voté pour lui en 2012, et je pense que je referai de même en 2017. Pourtant, je ne suis pas entièrement d'accord avec toutes ses propositions, et je trouve qu'il n'est pas assez « dialogique » dans ses méthodes, c'est-à-dire qu'il s'imagine souvent qu'il est un peu seul au monde et ne cherche pas assez à renverser certaines conceptions politiques pour trouver des possibilités concrètes : il pourrait s'inspirer de la pensée libérale et conservatrice, qui après tout, fait parti du patrimoine universel, retourner les arguments de ses adversaires à son profit, et les dépouiller de leur sens originel. C'est ce que la droite fait depuis 40 ans avec les valeurs progressistes, alors pourquoi pas au tour de la Gauche ?
Il ne le fait pas parce qu'il a choisi une méthode frontale, de front contre front, sûrement parce qu'il considère que la gauche est dans un tel état de délabrement idéologique, intellectuel et sociologique ; le combat des origines, celui de la lutte des classes tout d'abord, et la bataille culturelle ensuite, est le seul dénominateur commun qui puisse rassembler la gauche actuelle. Fini le moment du compromis et de la synthèse, il faut verrouiller le capital et le garder sous haute surveillance dans un coffre-fort à l'ancienne.
D'où la pensée ambivalente qui alterne entre conservation et révolution. La société se transforme totalement avec la planification écologique autour d'une république restaurée à l'aune des principes de 1789. Mégalomanie ! Plaideront certains. Irréaliste ! Fustigent d'autres. Pourtant la plupart de ses contradicteurs, surtout à gauche, admettent que sa force de persuasion est à la hauteur de son ambition démesurée.
Je vote Mélenchon parce qu'il est aussi le seul qui propose le visage d'un nouveau monde, qui n'est plus seulement celui des communicants et des gros investisseurs, ni non plus celui du petit artisan en faillite ou de la femme de moins de 50 ans qui n'arrive pas à trouver du travail parce que ses compétences sont obsolètes, et enfin celui du jeune délinquant de banlieue brocardée à chaque élection pour montrer que l'ordre républicain doit être rétabli parce que les valeurs françaises se perdent.
Sans concession, la mise à mort du parti socialiste est aussi un des objectifs sous-jacents au mouvement lancé par Jean Luc-Mélenchon. En perpétuelle droitisation depuis Mitterrand, le Parti Socialiste à vocation à se dissoudre dans le centre – la raison d'être du macronisme. Mais il y aussi des facteurs sociologiques à prendre en compte pour expliquer la chute programmée du PS.
Thomas Piketty, avait dit lors d'une interview que la classe bourgeoise avait elle-même programmé sa propre chute après la crise de 1929, en défendant toujours et encore plus de libéralisme, même si cela ruine toute l'économie et détruit du patrimoine. Il disait que c'était un peu mystèrieux mais en fait cela s'explique par la sociologie.
La classe bourgeoise a ceci de particulier qu'elle ressemble aux castes aristocratiques anciennes sans en avoir les attributs. Ce qui donne l'appartenance à la bourgeoisie est le seul critère financier du montant des revenus et de la propriété. C'est donc une classe assez mobile, et plus vous êtes bas dans la hiérarchie financière, plus vous êtes sujets à la mobilité sociale.
Lorsqu'il y a une crise financière importante, la réaction de ceux qui sont restés bourgeois et sont à la tête de cette hiérarchie financière, ne sera pas de rejoindre la cohorte des révolutionnaires, mais d'étendre les mesures libérales pour permettre au plus grand nombre d'alimenter leur propres richesses individuelles, justifiant un certain ordre du monde et une croyance idéologique que le progrès se fait avant tout par l'enrichissement. Et la mobilité propre à cette classe oblige les détenteurs de capitaux à promettre des bons taux de rentabilité à chaque individu qui aspire à devenir bourgeois.
Même si Keynes a montré depuis que c'est la croissance de l'ensemble, et non pas seulement de quelques individus, qui permet certaines audaces politiques, l'idéologie libérale, toujours calquée sur une vision bourgeoise de l''économie, est encore dépourvue de concepts lorsque le plus grand nombre s'appauvrit ou doit faire face à des facteurs exogènes qui peuvent causer la ruine de l'économie.
Avec la crise de 2008, c'est la même chose qu'après 1929. Tout le contraire de ce qui doit être fait est quand même fait. Les dirigeants proposent enrichissement et rigueur en même temps. Toujours plus de loisirs et en même temps toujours plus de travail. Etc. Pourquoi ?
A cause du principe de hiérarchie calquée sur celle du revenu, et du paradoxe sociologique qui oblige le grand nombre à obéir aux intérêts du petit nombre, grâce à la promesse de l'enrichissement des plus dévoués d'entre eux.
Le gouvernement socialiste et Emmanuel Macron sont les représentants de cette catégorie de classe bourgeoise montante en situation de crise, qui n'ont plus les moyens concrets de leur politique, mais appartenant quand même à un camp politique où il faut traditionnellement rendre gorge aux rentiers et considérer l'ensemble avant de s'intéresser au particulier.
C'est donc un moment dangereux où tout peut déraper parce que les exaspérations de toutes sortes vont faire sauter le couvercle, parce que les bourgeois ont fait une longue crise de narcissisme qui a mis sous le tapis les véritables enjeux sociaux de notre époque. Les intellectuels, les scientifiques et les étudiants, même mieux traités sous Sarkozy, en ont fait les frais.