La liberté individuelle, ça n’existe pas (encore) !
par Christian Laurut
mercredi 1er septembre 2010
Vaste chantier que la Liberté humaine ! Face aux multiples problèmes de définitions, d’applications, de situations, ou d’éclairages que ce thème engendre sitôt qu’on se propose de l’étudier, nous avons choisi de nous situer résolument dans le cadre du paradigme définit par le Mouvement Individualiste International. Pour les lecteurs qui l’ignorent, nous rappelons qu’un paradigme est une représentation du monde, une manière de voir les choses, un modèle cohérent de vision globale qui repose sur une base définie (matrice disciplinaire, modèle théorique ou courant de pensée). C’est en quelque sorte un rail de la pensée dont les lois ne doivent pas être confondues avec un autre. Afin de bien situer notre propos, nous énoncerons donc, en résumé, le paradigme suivant :
1. L’homme est né (au sens de sa création ou de son apparition en tant qu’espèce vivante) libre
2. Son organisation progressive en société développée l’a privé de l’essentiel de sa liberté
3. Aidé par sa maîtrise intellectuelle et technique, toute sa démarche d’avenir le pousse à recouvrer sa liberté originelle, tout en conservant un système de vie en société
Il est frappant de constater que, dès l’antiquité, les individus humains se regroupent en tribus, clans ou sociétés dont les premières actions les plus significatives consistent à priver l’immense majorité de leurs ressortissants des libertés les plus élémentaires, au seul profit d’une infime minorité de privilégiés. Dès lors, nous pouvons considérer que toute l’action politique de l’individu humain depuis qu’il vit en groupe consiste à tenter de récupérer peu à peu et au fil du temps les éléments de sa liberté confisquée.
Dans l’inconscient collectif de notre société actuelle - opulente consumériste et énergivore - l’exercice de la liberté se décline corrélativement à la manifestation du pouvoir d’achat. En bref, si j’ai de l’argent, je suis libre, mais si je n’ai pas d’argent, je ne suis pas libre ! Dès lors toute action revendicative de liberté trouve sa cible, non pas dans de nouvelles facultés d’ agir dans tel ou tel domaine, mais dans le niveau de rémunération, celui ci étant seul susceptible d’augmenter le champ d’intervention de l’individu au sein de l’organisation sociale.
Et pourtant, les poussées en faveur de la liberté individuelle qui, chaque fois qu’elles s’expriment, représentent les symptômes visibles de l’affrontement entre l’impulsion profonde l’individu et l’exigence politique de la société, n’ont pas toujours été aussi matérialistes qu’elles ne le sont aujourd’hui.
En effet, si nous étudions le contenu du grand texte fondateur de la liberté individuelle de notre société moderne qu’est la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, nous ne trouvons aucune référence à cette préoccupation salariale qui obnubile l’homo socialus du 21ème siècle.
Devons nous en conclure que tous les objectifs de liberté individuelle évoqués dans ce texte ont été atteints, et que le terme de « liberté » ne recouvre plus maintenant qu’une réalité consumériste ?
En vérité, ce texte fondateur n’est qu’un remarquables trompe-l’œil politique inspiré par l’idéologie dominante du moment, rédigé par les maîtres du territoire auquel il s’adresse et à usage de potion anesthésique pour l’individu de base. La plupart des articles, disséqués les uns après les autres, témoignent de la « veille plaisanterie » dont parlait Karl Marx (cf. « Chroniques littéraires et politiques ») en décortiquant, comme il savait si bien le faire, les différents textes réformistes bourgeois, et notamment la fameuse constitution française de 1848. Cette « plaisanterie » consiste à énoncer, dans une première partie de phrase, un principe de liberté, puis à le restreindre ou le rendre inapplicable par l’énoncé de la deuxième partie. Ce stratagème grossier, qui se basait en son temps sur l’inculture supposée des populations gouvernées, perdure toutefois dans son efficacité alors que le niveau culturel des individus modernes est annoncé comme éminemment supérieur.
Mais il ne suffit pas d’affirmer, encore faut il prouver ! C’est ce que nous allons nous efforcer de faire à la lumière de ce texte de référence. D’un point de vue méthodologique, nous avons choisi de ne commenter que les articles en relation avec notre propos, sans autre souci d’exhaustivité analytique.
Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen - 26 août 1789
l’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être Suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen.
Ici, la « plaisanterie » commence à la première ligne, car cette phrase contredit tout bonnement l’article 10 qui proclame la liberté de pensée religieuse. En effet, si la déclaration reconnaît que les croyants et les non-croyants sont égaux et bénéficient des mêmes droits, il n’y a aucune raison pour que le texte affirmant solennellement ces droits se place sous les « auspices et la présence » de l’entité cultuelle de l’un ou de l’autre.
Article 1 - Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
Dans cet article 1, la plaisanterie continue : Les hommes naissent libres et égaux (1ere partie), mais l’utilité commune veut qu’il y ait des distinctions sociales.(2ème partie). Qu’est ce que l’utilité commune ? Mystère ! Conclusion : l’égalité est affirmée, mais les distinctions sociales sont reconnues et même considérées comme nécessaires au bien public.
Article 2 - Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.
L’article 2 définit la légitimité de l’action politique, et, en filigrane (mais cela n’est pas vraiment précisé), celle des gouvernements. On y retrouve les thèmes classiques, mais rien sur la « recherche du bonheur » ou « l’épanouissement de l’individu ».
Article 3 - Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.
L’article 3 sacralise la soumission de l’individu à l’état. Bien plus, il affirme la négation de l’individu en tant qu’entité autonome, si légère soit elle, puisque sa moindre action doit « émaner expressément » de l’état.
Article 4 - La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.
L’article 4 est l’archétype du stratagème législatif bourgeois. Il est composé de deux phrases. Dans la première il s’essaye à donner une définition séduisante de la liberté individuelle en lui attribuant un vaste champ d’action limité seulement certaines bornes (jusque là tout va bien !), mais dans la deuxième (patatras !) il déclare que ces bornes seront fixées par la loi. Ces bornes peuvent ainsi varier au gré de l’histoire et des gouvernements, nous n’avons donc pas avancé d’un millimètre dans la définition de la liberté individuelle.
Article 5 - La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.
L’article 5 se lance dans la périlleuse entreprise consistant à légitimer la loi en lui attribuant le seul champ de la lutte contre les « actions nuisibles à la société ». Bien évidemment, il ne dit pas ce qui est « nuisible » à la société car c’est la loi elle même qui le déterminera. La plaisanterie continue…. Nous pouvons également relever au passage que rien n’est prévu pour contrecarrer les actions « nuisibles à l’individu ».
Article 6 - La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ces yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.
L’article 6 proclame l’égalité sociale et une certaine forme d’égalité des chances, tout en pronostiquant une réussite meilleure pour les plus talentueux (pourquoi pas !) et les plus vertueux (ça se gâte !).
Article 9 - Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.
L’article 9 affirme la présomption d’innocence, ce qui est bien, mais il justifie la détention préventive en laissant aux juges le soin de le décider, ce qui ne va pas dans le sens de la liberté du citoyen.
Article 10 - Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.
L’article 10 frappe un grand coup ! Il proclame la liberté d’opinion, tout en se donnant un moyen de la juguler. La notion de trouble à l’ordre public, sous son aspect consensuel, renferme en fait une arme redoutable pour le totalitarisme des états et contre la liberté de l’individu. En effet, s’il parait évident que l’ordre public ne doive pas être troublé (tapage nocturne, vandalisme, émeutes, etc…) il n’est pas admissible d’inquiéter un individu parce que ses opinions en ont incité d’autres à troubler ce même ordre public. C’est tout le problème du caractère « direct » ou « indirect » de l’action mise en cause. Cette différenciation est un des fondements du Mouvement Individualiste International, à savoir qu’aucun individu ne doit être inquiété pour des conséquences indirectes de ses opinions. Or l’article 10 permet de poursuivre tout individu qui exprime des idées dont l’état juge qu’elles ont animé le ou les acteurs d’un trouble à l’ordre public. Cet article limite donc très sensiblement la liberté d’expression ou d’opinion. Dès lors, il suffit pour un gouvernement de légiférer en déclarant tout attroupement comme constituant un « trouble à l’ordre public », pour rendre illégal tout meeting ou même toute discussion sur la voie publique. En effet, dans la mesure ou l’article 10 parle d’« ordre public établi par la loi », il laisse toute latitude aux gouvernements de décider ce qui relève de l’ « ordre public », légitimant par avance des définitions très restrictives, voire totalitaires qui seraient ainsi adoptées sans violer la sacrosainte Déclaration.
Article 11 - La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.
L’article 11 parachève la plaisanterie de l’article 10, en enfonçant le clou de manière encore plus claire. Au cas où le lecteur de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, n’aurait pas bien compris cet article, et, que, malgré son caractère éminemment restrictif, il ait pu malgré tout l’interpréter dans un sens trop large, les rédacteurs ont jugé nécessaire de le paraphraser dans un langage sans équivoque. L’entonnoir est donc élargi par le haut : nous parlons maintenant des libertés de pensée, d’opinion, de parler, d’écrire et d’imprimer (tout y est bien, ou presque !), puis resserré par le bas (voire totalement bouché !) : toutes ces libertés sont permises si la loi ne les interdit pas. Marx avait raison : c’est à mourir de rire (jaune) !
Article 17 - La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.
L’article 17 est du même tonneau. Il déclare un droit « inviolable et sacré », mais il n’attend même pas la ligne suivante pour ressortir son atout de « nécessité publique » qui le viole et le désacralise immédiatement.
En vérité, la Déclaration française des droits de l’homme, pour ce qui concerne la liberté individuelle, n’est un vaste canular qui reprend d’une main ce qu’il donne de l’autre.
Toutefois, nous tenons à préciser que ce texte, replacé dans son contexte historique, représentait effectivement une avancée importante sur le plan de la liberté en général, dans le sens où il mettait fin à l’absolutisme et à l’arbitraire du système monarchique. Il n’en reste pas moins qu’il définit beaucoup plus les droits et la puissance du nouveau système politique, c’est à dire l’état républicain, que l’étendue du champ d’action de l’individu de base. En ce sens, ce texte pourrait être avantageusement rebaptisé « Déclaration des droits de la république et de l’état ». En tous cas, il nous paraît tout à fait trompeur de le présenter encore aujourd’hui comme un texte quasi-sacré, et d’y faire référence en citant : « la France, pays des droits de l’homme ».
Nous souhaitons néanmoins conclure ce réquisitoire par une note positive en citant et commentant l’introduction de la Déclaration d’indépendance américaine
Déclaration unanime des treize États unis d’Amérique réunis en Congrès le 4 juillet 1776 à Philadelphie
Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur.
Chronologiquement, c’est le texte parlant de liberté politique le plus ancien, et c’est aussi le plus remarquable qui ait jamais été écrit, car il l’a été par des individus, et non par des hommes politiques. L’Amérique est alors un pays neuf, qui n’a pas d’histoire et qui peut poser des principes de liberté sans tenir compte d’un quelconque arriéré social, culturel, religieux ou économique . Contrairement aux déclarations, textes ou constitutions qui suivront, nous n’y trouvons pas trace ici de cette « plaisanterie » dénoncée par Marx. Bien plus, le concept de « recherche du bonheur » est affirmé comme un droit inaliénable de l’homme, ce que nous ne retrouvons dans aucune autre déclaration. La seule attribution reconnue des gouvernements est celle de garantir les droits et le bonheur des gouvernés, qui sont eux mêmes fondés à changer ces gouvernements s’ils faillissent à ce principe.
Le reste de la déclaration s’attache à justifier en détail la guerre d’indépendance contre la Grande Bretagne et ne contient pas d’élément intéressant la liberté individuelle à proprement parler. Il n’en reste pas moins que ce paragraphe introductif reste sans équivalent dans le monde et qu’il déroge par anticipation à l’hypocrisie latente de toutes les déclarations qui l’ont suivi.