La nation

par Paul Jael
jeudi 2 février 2023

Sentiment d'appartenance nationale, nationalisme, racisme, xénophobie, impérialisme, guerre ? Voyons ces choses d'un peu plus près.

Comme on le sait, la population mondiale est divisée en communautés nationales et le monde politique est divisé en Etats-nations. C’est un héritage inévitable de notre histoire, car l’humain des débuts, dénué de moyens de communication et de moyens de transport, était forcé d’avoir un horizon proche. Certes, les migrations et les rencontres (pacifiques ou hostiles) sont vieilles comme le monde, mais la part de la population prenant part à ces rencontres restait limitée. Les liens très serrés que la rudesse de la vie imposait à l’intérieur des petites communautés contribuaient à limiter les contacts avec l’extérieur.

A mesure que la civilisation se développe, les communautés s’agrandissent en territoire et en effectif. Quand les sociétés passent de l’état primitif à la civilisation, le pouvoir politique subit une mutation : le tribalisme (liens du sang) fait place à l’Etat territorial. Plus précisément aux Etats, puisque les Etats sont nés à partir des tribus.

Après cinquante siècles de civilisation, la division en communautés nationales est toujours bien enracinée. L’histoire a doté ces communautés de langues et de mœurs propres. Parfois la langue est la seule différence observable, parfois des caractères physiques différencient les types nationaux ; presque toujours, la géographie les sépare. Un même individu peut avoir des appartenances multiples. On peut être à la fois Breton, Français et Européen. On peut être Américain et Blanc ou Américain et Noir. La plupart des Etats ont réussi à créer une communauté nationale sur base de leur citoyenneté : en France, des citoyens se sentent français malgré le fait que leurs ancêtres, annexés par la France, étaient flamands, allemands, espagnols ou italiens.

La relation entre la citoyenneté d’un Etat et l’appartenance à une communauté nationale est multiforme. Distinguons trois situations :

Abordons maintenant le facteur qui, bien souvent, rend la question nationale problématique. Si les nations sont des communautés, cela sous-entend qu’un sentiment d’appartenance lie les individus. Mais l’histoire, tant ancienne que récente, montre que le sentiment d’appartenance nationale débouche régulièrement sur une forme de méfiance vis-à-vis des autres communautés ou de certaines d’entre elles. L’intensité de cette méfiance est très variable, mais elle peut aller jusqu’à l’hostilité affichée. J’appelle nationalisme le sentiment d’appartenance nationale quand il se teinte d’hostilité[1]. Ses manifestations sont la xénophobie lorsque prévaut la méfiance, le racisme lorsqu’il s’appuie sur un sentiment de supériorité. La dérive du sentiment d’appartenance en nationalisme n’est pas systématique. J’appelle impérialisme les manœuvres d’une nation pour dominer ou piller d’autres peuples. C’est le stade extrême du nationalisme. Il débouche couramment sur la guerre, soit parce que le modus operandi implique des opérations militaires, soit parce que l’autre peuple résiste aux manœuvres impérialistes. On a donc la gradation : sentiment d’appartenance national, nationalisme avec hostilité latente, nationalisme avec hostilité patente, impérialisme, impérialisme avec guerre.

Dans l’histoire, il n’y a sans doute pas eu une seule année sans guerre quelque part dans le monde, depuis l’aube de l’humanité. Et la guerre n’est que la partie émergée de l’iceberg de l’hostilité internationale. La diplomatie n’est bien souvent que "la poursuite de la guerre par d’autres moyens"[2]. Les cas de véritable amitié entre nations sont assez rares, surtout si l’on excepte les alliances contre une nation tierce. L’intégration européenne est l’exemple d’une amitié qui se construit lentement. L’extrême difficulté des négociations qui préparent la prise de décisions communes témoigne de la résistance qu’opposent les vieilles méfiances.

Quelle est la cause du nationalisme, pourquoi existe-t-il, pourquoi les relations souvent problématiques entre peuples se superposent-elles aux relations entre individus de nations différentes ? Répondre à cette question est difficile. Ma conviction est que les phénomènes importants ont généralement plus d’une cause. On invoquerait facilement la peur qu’on sait mauvaise conseillère. L’inconnu fait peur et l’étranger est moins connu. Cette explication a sans doute une part de vérité, mais une part seulement. L’humain a un tempérament d’explorateur et la curiosité l’emporte finalement sur la peur. Il y a même un goût pour l’exotisme. Les premiers contacts entre individus de nations différentes se passent souvent de façon plus ou moins pacifique mais dégénèrent lorsqu’une des nations échafaude des plans de domination. A mon avis, c’est dans le refoulement que le nationalisme puise son énergie. La nation est traversée par des oppositions internes, par exemple entre classes sociales, entre croyances religieuses ou philosophiques. Ces oppositions heurtent le sentiment d’appartenance à la communauté nationale, ce qui suscite un malaise qu’il faut refréner. L’extérieur de la nation sert alors de soupape à l’agressivité refoulée. Un peu comme les individus souffrant de dysfonctionnements familiaux qui font preuve de comportements asociaux. Un cas particulier de ce mécanisme est l’attitude du bouc émissaire : un peuple perçu comme étranger se voit considéré comme la cause de tous les problèmes.

L’antagonisme entre nations a une nature politique. Les institutions qui s’y illustrent sont typiquement politiques : les Etats et les partis politiques. Beaucoup de nations ayant maille à partir avec d’autres voient en leur sein un parti politique s’ériger en défenseur de la cause. Des milices peuvent également intervenir. L’Etat est évidemment un acteur de premier plan. Mais son rôle est instrumental. Il se met au service d’une cause nationale qui lui préexiste, ou à tout le moins qui préexiste à son intervention dans le conflit national, une cause qui l’instrumentalise. Deux situations doivent être distinguées qui font prendre à cette instrumentalisation des formes différentes : lorsque les nations rivales font partie du même Etat, les partis de chacune tenteront de contrôler l’Etat à leur avantage. Ils veilleront à ce que les législations, les impôts, les dépenses publiques, les nominations soient favorables à leur cause nationale. Lorsque les nations rivales ont chacune leur Etat, ces Etats mènent une politique extérieure agressive vis-à-vis de la nation rivale. Le cas extrême est l’invasion armée. Dans ce deuxième cas, il n’est pas aussi visible que l’Etat est instrumentalisé, car il semble se confondre avec la nation en une entité où c’est lui qui a la main et qui prend les initiatives. Mais ces initiatives répondent aux besoins de la cause nationale qui est défendue par les partis nationalistes et la partie de l’opinion publique qui leur est acquise. L’opinion publique joue un rôle fondamental dans la question nationale.

Alors que le nationalisme est surtout un état d’esprit, l’impérialisme est un fait tangible. Divers procédés, formant ensemble un système structuré, dépouillent les membres d’une nation de leurs droits et de leurs ressources. L’actions militaire y joue généralement un rôle, encore qu’il puisse s’agir d’un rôle d’arrière-plan ; l’armée peut simplement servir de moyen de pression pour imposer un échange inégal. La menace, même implicite, peut suffire, surtout en cas de déséquilibre des forces. Les nations puissantes par leur démographie ou leur économie ont un avantage dont il est tentant de faire usage. La plupart se sont adonnées aux menées impérialistes à un moment ou un autre de leur histoire.

Quand et pourquoi le nationalisme engendre-t-il l’impérialisme ? Même la haine de l’étranger ne suffit pas à l’expliquer. Le moteur, c’est l’égoïsme collectif d’une nation, le désir de ses membres d’en tirer certains avantages, souvent de nature économique mais pas seulement. Sans cet objectif, la plupart des conflits de l’histoire n’auraient pas eu lieu. L’impérialisme s’appuie nécessairement sur un objet de rivalité. On pourrait parler de convoitise concurrentielle. La terre est l’objet le plus courant. Un concept important est celui de cause nationale. Il s’agit de la perception commune que les membres d’une nation ont de ses rivalités avec d’autres nations avec qui elle est en relation.

Selon les procédés qu’il met en œuvre, on peut distinguer plusieurs formes d’impérialisme. J’en cite ici les principales sans prétendre à l’exhaustivité ; elles ne sont pas mutuellement exclusives. Dans chacune, le rôle de l’Etat est important.

  1. Le colonialisme : un Etat gouverne un territoire extérieur. Ce territoire est privé d’institutions politiques autonomes et ses habitants sont donc privés des droits politiques dont jouissent ceux de la métropole. L’objectif est toujours de nature économique, par exemple l’exploitation des ressources naturelles.
  2. L’échange inégal : une puissance impose à un Etat plus faible de commercer avec elle et impose les règles régissant ce commerce à son avantage exclusif. Dans les décennies qui ont suivi la décolonisation, les anciennes puissances coloniales ont imposé ce régime aux pays anciennement colonisés ; l’objectif était d’importer les matières premières contre l’exportation de produits finis et de services.
  3. La souveraineté limitée. L’Etat dominé conserve formellement son indépendance. Une puissance extérieure tente d’en prendre le contrôle par diverses formes d’ingérence comme l’action des services secrets, le financement de groupes politiques locaux. Si ces manœuvres sont efficaces, la puissance extérieure choisit les gouvernants du pays dominé ; l’objectif est que ces gouvernants acceptent des relations économiques inégales ou l’installation de bases militaires.
  4. L’invasion territoriale : un Etat agrandit son territoire en incluant le tout ou une partie du territoire d’un Etat voisin contre la volonté de ses habitants. Ceux-ci doivent accepter la citoyenneté du nouvel Etat où ils forment généralement une minorité dont les droits peuvent être restreints ou bien ils doivent se réfugier à l’étranger.
  5. Le nettoyage ethnique : c’est une variante de l’annexion territoriale, où les autochtones sont chassés de la terre qu’ils occupaient et parqués dans des réserves ou obligés de se réfugier à l’étranger. Le but est l’appropriation de la terre pour permettre l’installation de colons en provenance de l’Etat envahisseur.
  6. Le génocide : une nation et son Etat assassinent sur une grande échelle les membres d’une autre nation avec l’intention de l’éradiquer plus ou moins complètement. Tantôt le génocide est lié à la conquête d’un territoire (« un bon Indien est un Indien mort »), tantôt il porte sur une minorité plus ou moins bien intégrée dans la société, comme les Juifs ou les Tziganes sous le nazisme.
  7. La réduction à l’esclavage  : les grands empires et les cités antiques menaient guerres et conquêtes dans le but de se constituer une réserve d’esclaves. Plus près de nous, entre trois et onze millions d’Africains ont été sauvagement enlevés à leur terre natale pour être vendus comme esclaves aux Etats-Unis d’Amérique, au Brésil et dans les Antilles. La réduction à l’esclavage peut se muer en génocide indirect lorsque les conditions de travail sont excessivement pénibles, comme durent les endurer les Indiens d’Amérique latine sous le joug des conquistadores.
  8. La discrimination raciale et l’apartheid  : dans un pays multiethnique, toutes les races ne disposent pas des mêmes droits politiques. Une ethnie dominante, parfois minoritaire parfois majoritaire, monopolise le pouvoir, mais ce monopole politique n’est pas une fin en soi ou ne l’est que partiellement. Il sert à garantir des avantages économiques, notamment en ce qui concerne le partage de la terre. Si l’ethnie dominée est minoritaire et que le racisme est très présent dans l’ethnie dominante, accorder les droits politiques ne suffit pas pour supprimer les discriminations.
  9. La négation culturelle : une minorité nationale est assimilée de force à la nation dominante. Son existence en tant que nation est niée. L’usage de sa langue lui est refusé. Toute forme d’expression de sa culture propre est étouffée.

La sociologie de Marx érigeait l’économie et les rapports sociaux qui lui étaient liés (le système de propriété) en infrastructure de la société qui détermine la forme de tout le reste (appelé superstructure), c’est-à-dire des institutions politiques, des mœurs (système familial…) et de la pensée (morale, religion, science et philosophie…). A mon avis, il n’y a pas une mais au moins trois groupes de rapports sociaux qui servent de base infrastructurelle : l’économie, le système familial et la cause nationale. Si la cause nationale a une nature « infrastructurelle », elle affecte évidemment les sphères politiques et des idées. Elle produit une idéologie. Le nationalisme existe en tant que fait, mais également en tant qu’idéologie. Le terme « idéologie » est d’ailleurs trop sommaire, car il contient le mot « idée ». La « production mentale » des bases infrastructurelles dépasse le cadre des idées ; l’aspect sentimental et émotionnel est également important. Il faut construire une justification intellectuelle de la cause nationale mais également un sentiment d’attachement à la patrie. Tous les domaines de la culture sont mobilisés, notamment les arts, la morale, le roman de l’histoire nationale et la religion. Cette dernière est régulièrement instrumentalisée : il suffit de voir comme les clergés orthodoxes de Russie et d’Ukraine sont actuellement à couteaux tirés.

La compréhension de ces mécanismes sociaux est plus difficile à propos de la question nationale que concernant l’économie ou le système familial, car la cause nationale ne peut se manifester qu’à travers le fait politique et le fait culturel. Ce qui préexiste, c’est une aptitude latente au conflit de type national qui se concrétise politiquement et culturellement. L’idéologie produite par la cause nationale ressemble comme deux gouttes d’eau au phénomène qui est à sa source. De l’attachement national est toujours de l’attachement national.

Avant la première guerre mondiale, les opinions publiques étaient chauffées à blanc dans la plupart des pays, principalement dans les Balkans, en France et en Allemagne. En France, beaucoup attendaient la revanche de 1870. L’affaire Dreyfus a fait se rejoindre deux xénophobies, celle contre les Juifs et celle contre l’Allemagne. Maurice Barrès, Charles Maurras et d’autres enrôlaient la littérature au service du chauvinisme. En 1914, le pacifiste Jaurès était devenu un gêneur, ce qui mena à son assassinat ; son assassin fut considéré par beaucoup comme un héros au point que le jury d’assise l’acquitta malgré ses aveux.

Pour la classe dominante et pour l’Etat qui la sert, le chauvinisme nationaliste est une aubaine et il sert souvent d’atout aux partis au pouvoir. Y a-t-il un meilleur moyen de détourner les classes défavorisées des tentations revendicatrices ? Toute l’attention populaire captée par l’animosité contre « l’autre » vient en déduction de l’intérêt que les peuples peuvent vouer aux oppositions sociales internes à la communauté nationale. Un bel exemple est la guerre des Malouines (1982). Alors que le gouvernement de Margareth Thatcher, avec son programme de destruction de l’Etat social, était au plus bas dans les sondages en 1981, le déchaînement nationaliste suscité par cette guerre et la victoire britannique offre au parti conservateur un triomphe électoral en 1983. Le problème, ici, n’est pas l’attitude du gouvernement Thatcher dans la guerre mais celle de ses supports et tout particulièrement de la presse tabloïd qui a raffolé de cette guerre. Le parti conservateur n’a eu qu’à cueillir les fruits.

De tant d’impérialisme pendant si longtemps découle l’existence de nombre de peuples opprimés, car moins bien pourvus des moyens économiques et militaires pour défendre la cause nationale. Beaucoup de ces peuples ont lutté ou luttent pour leur liberté et malheureusement leur libération est passée, passe et passera encore par des guerres de libération. Aussi légitimes que soient ces luttes, la victoire ne peut pas être un objectif en soi. Il n’y a de vraie solution que dans la réconciliation. Le souhait de toute puissance impérialiste est de dominer en toute tranquillité, ce qui explique que des luttes de libération nationale peuvent être victorieuses même contre une armée plus puissante. La réconciliation devient alors possible, car tant que règne la domination impérialiste, les deux camps peuvent au mieux cesser le feu. La paix véritable demande la réconciliation et la réconciliation implique la justice.

 

 


[1] Pour les besoins de mon exposé, je me permets d’attribuer aux termes « nationalisme » et « impérialisme » une définition spécifique exposée dans le texte. Il est bien certain que d’autres acceptions de ces termes ont également cours.

[2] En pastichant l’aphorisme de Clausewitz, selon qui « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Déjà, Michel Foucault estimait qu’il fallait retourner la sentence.

 

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