La vraie rupture : le devoir d’utopie d’Albert Jacquard devrait être au centre des débats pour la présidentielle
par Daniel RIOT
jeudi 2 novembre 2006
Rencontre et ITW avec l’auteur et lecture de son livre. Albert Jacquard et son « Devoir d’utopie » devrait être au centre de la campagne pour les présidentielles. La « Cité idéale » en route...Par l’éducation, priorité des priorités.Et par le renoncement aux fringales de l’esprit de possession,aux mirages du sens de la compétition.Un personnaliste qui revendique à juste titre le droit et le devoir de créer « l’humanistique ». L’utopie ? Un rêve qui peut devenir réalité.Une réalité en formation.Si on le veut....Un « idéat », disait Spinoza.
« A mon âge, c’est devoir », sourit-il... Surtout en cette époque où (l’on ne s’en rend pas assez compte) « l’humanité subit actuellement une bifurcation radicale » et où nous sommes « comme emportés dans un tourbillon qui peut nous conduire au pire », à cause de cet économisme galopant qui nous fait oublier que « tout ce qui n’est pas renouvelable » devrait faire partie du « patrimoine (intouchable) de l’humanité ». A cause de cet « esprit de compétition » ravageur dès l’école maternelle. A cause de cette irresponsabilité collective et individuelle qui nous fait oublier l’essentiel : « Je ne suis je que parce que tu est un je. Je suis qui je croise, qui je rencontre. L’identité et l’altérité sont indissociables. »
Non, il ne radote pas, Albert, il enfonce des clous qui s’imposent. Et devraient dominer la campagne des présidentielles si la politique consistait d’abord à donner tout son sens au mot valeur (au singulier et au pluriel). Et toute sa valeur au mot sens.
Un personnaliste authentique, cet ancien professeur d’humanistique, cet enseignant qui considérait ses étudiants comme des « collègues en humanité », ce scientifique qui place la lecture (et l’écriture) au-dessus de tout, ce militant des Droits de l’homme qui s’illustrent dans des actes et pas seulement dans des proclamations et qui touchent aussi les droits dits « sociaux », ce pourfendeur des modes médiatico-« décervelantes », ce procureur d’un système scolaire et universitaire qui tue les intelligences au lieu de les développer. Un homme-vitamine, Albert ! Lui, qui sait ne pas confondre âge et vitesse, est d’une jeunesse d’esprit extraordinaire.
L’éducation, l’école... La « Cité idéale », c’est « une cité où tout serait l’école ». Son livre est d’abord un essai sur l’éducation, sur la technique et l’art d’enseigner, donc d’échanger, de rencontrer, de frotter sa cervelle à celles des autres et aux réalités du monde, sans ce "taylorisme scolaire" qui fait tellement de ravages. Dans un gouvernement digne de ce nom, le ministre de l’Education devrait être le premier des ministres. Et Bercy devrait être à son service »...
Certains de ses engagements peuvent faire sourire, bien sûr. L’utopie, c’est cela. Surtout quand on ne se contente pas de la proclamer, mais qu’on veut la faire vivre...
Il a mauvaise conscience de devoir prendre l’avion aussi souvent. Il sait bien que, même austère comme il sait l’être, il participe aux spirales du faux progrès qu’il condamne. Il sait même que son cheminement personnel atypique en fait un « privilégié ». Il en sourit : « l’annuaire de Polytechnique » est bien utile, y compris dans ses combats en faveur des sans-papiers et des sans-logement. Il ne pourrait pas être qui il est et comme il vit sans un sens aigu de l’humour, y compris vis-à-vis de lui. Il sourit encore d’avoir dû défiler avec les polytechniciens sur les Champs-Elysées, le 14 juillet. Il se console en citant Einstein : « Pour marcher au pas, le cerveau est inutile. La moelle épinière suffit. » Les grands esprits sont d’abord des hommes d’esprit.
D’ailleurs, lui qui dénonce l’esclavagisme du travail est un grand... travailleur. Il suffit d’écouter ses chroniques quotidiennes sur France Culture. Il suffit de lire ses livres. Il suffit de voir à quel point il prépare ses conférences, ses débats, ses rencontres, pour se dire que Paul Valéry avait raison : « Le travail doit finir par effacer le travail. » Mais c’est du travail-épanouissement que nous parlons là, non du travail-corvée, du travail-gagne pain, du travail forcé, du « travail-torture »...
L’étymologie du mot (le latin tripalium, trépied servant à torturer) recouvre une autre utopie : celle de la fin des servitudes. Nous en sommes loin... Mais Jacquard, hostile à toute « traçabilité » sociétale des individus, laissera une belle trace : celle d’un homme qui croit en l’Homme.