Laurent Fabius, de jeune espoir à vieux marquis

par Sylvain Rakotoarison
jeudi 19 août 2021

« Fabius n’a pas de tripes, il n’a que des dents. Il faut l’arrêter avant qu’il ne tue le parti. » (Édith Cresson, 21 mars 1990).

Cette tirade de celle qui n’avait pas encore été la première femme, et l’unique femme encore à ce jour, nommée à Matignon, Édith Cresson, faisait suite aux grandes divisions du parti socialiste lors du congrès de Rennes. Laurent Fabius, qui fête son 75e anniversaire ce vendredi 20 août 2021, était alors un homme politique de 43 ans, plein d’avenir, avec le passé ineffaçable de plus jeune Premier Ministre que la France n’a jamais eu (à 37 ans, un peu plus jeune que Félix Gaillard).

Le congrès de Rennes était le sommet de la division des éléphants, une sorte de course de la succession du vieux patriarche, François Mitterrand, qui n’était pas appelé à renouveler une fois encore son mandat. En 1988, ce dernier avait déjà perdu la main sur le PS qui ne bénéficiait plus de la majorité absolue à l’Assemblée Nationale. Il voulait placer à la tête du PS son héritier, son dauphine, son fils spirituel, Laurent Fabius, mais une coalition antifabiusienne, regroupant les deux principaux courants, celui de l’autre héritier présomptif, Lionel Jospin, et celui de l’enfant terrible, Michel Rocard, est parvenue à déjouer les plans du Président et à installer l’ancien Premier Ministre Pierre Mauroy, celui qui rêvait tant de diriger le PS depuis 1969 (promis à cette fonction pour succéder à Guy Mollet, ce dernier lui préféra finalement Alain Savary, jetant Pierre Mauroy dans une alliance avec François Mitterrand pour conquérir par une autre face le partis socialiste, ce fut à Épinay en 1971).

En 1990, Laurent Fabius comptait bien récupérer la mise, mais finalement, ce ne faut pas le cas. Il n’a obtenu la tête du PS qu’en 1992, juste avant le désastre socialiste annoncé aux élections régionales et cantonales, de manière consensuelle, sans bataille. Direction qu’il a abandonnée l’année suivante après le débâcle du PS aux élections législatives de mars 1993, récupérée par Michel Rocard, bien parti pour être candidat à l’élection présidentielle de 1995, mais y renonçant dès juin 1994 après la débâcle du PS aux élections européennes. Cela a fait beaucoup de débâcles…

Mais revenons à juillet 1984 : après l’affaire de l’enseignement libre que le pouvoir socialo-communiste voulait supprimer et la démission du Premier Ministre d’alors, François Mitterrand a dû choisir un nouveau locataire de Matignon. Il avait un grand nombre de choix possibles, parfois plus farfelus que sérieux, mais tous y croyaient, tous étaient dans la compétition, comme Jacques Delors, Louis Mermaz, Lionel Jospin, Pierre Bérégovoy, Michel Rocard, Jean-Pierre Chevènement… et le jeune Ministre de l’Industrie, Laurent Fabius. On connaît l’histoire, ce fut Laurent Fabius qui fut choisi du 19 juillet 1984 au 20 mars 1986. Représentant d’une nouvelle génération, il a tenté d’adopter un style nouveau et moderne, faussement simple, arrivant rue de Varennes dans la deux-chevaux de son épouse, et adoptant l’idée de Pierre Mendès France de faire une interview tous les mois au coin du feu (l’intervieweur sur TF1, Jean Lanzy), au risque de parler sans avoir grand-chose à dire. Forte popularité du dauphin.

Fort d’un sondage d’intentions de vote, l’hebdomadaire "Marianne" s’était fait une joie, un jour de 1985, de titrer en une la perspective d’un duel de second tour de l’élection présidentielle de 1988, entre Laurent Fabius pour la gauche et Raymond Barre pour la droite et le centre. Les deux étaient représentés en couverture avec leur marionnette respective dans le Bébête Show.de Stéphane Collaro, Jean Amadou et Jean Roucas (Fafa l’écureuil et Barzy l’ours en peluche). En fin de compte, l’hebdomadaire s’était trompé sur toute la ligne, mais cela avait hissé Laurent Fabius dans le club très fermé des présidentiables.

En 1988, lorsqu’il a échoué à devenir premier secrétaire du PS, Laurent Fabius a eu son lot de consolation, le perchoir, et ce fut là sans doute une grave erreur de jugement pour convoiter l’Élysée. Certes, il faisait un peu office d’un Jacques Chaban-Delmas de gauche (alors qu’il était au mieux un Alain Juppé de gauche), à alterner Matignon et l’Hôtel de Lassay, il a été Président de l’Assemblée Nationale du 23 juin 1988 au 21 janvier 1992 et du 12 juin 1997 au 27 avril 2000.

Il a quitté le perchoir de lui-même deux fois, la première fois pour le poste de premier secrétaire du PS (il fut aussi président du groupe PS à l’Assemblée Nationale dans l’opposition de 1995 à 1997), et la seconde fois, pour être nommé Ministre de l’Économie et des Finances de Lionel Jospin du 27 mars 2000 au 6 mai 2002, puis il a retrouvé le gouvernement dix ans plus tard comme Ministre des Affaires étrangères de François Hollande du 16 mai 2012 au 11 février 2016.

Présidentiable dès 1984, sans doute que Laurent Fabius aurait voulu être chez les socialistes, ce qu’avait été Jacques Chirac chez les gaullistes, le dauphin à l’arraché, avec un Michel Rocard faisant office de Jacques Chaban-Delmas. Mais l’affaire du sang contaminé lui a fait passer le tour de 1988 (de toute façon, il y avait le trop plein de candidatures possibles avec François Mitterrand et Michel Rocard) et de 1995 (il y avait un vide de candidature, ce fut Lionel Jospin qui profita de la situation). Ensuite, Lionel Jospin a pris un leadership incontestable sur le PS jusqu’au désastre de 2002. Lavé de l’affaire du sang contaminé et les plus vieux éléphants du PS écartés, Laurent Fabius aurait pu penser que ce serait son heure en 2007 (il aurait eu alors 60 ans).

Mais c’était bien trop tard, l’heure était aux jeunes générations, Ségolène Royal et Dominique Strauss-Kahn. En 2012, il a même renoncé à combattre en déléguant sa représentation à Dominique Strauss-Kahn puis Martine Aubry… mais cela ne l’a pas empêché d’y gagner des nouveaux honneurs sous François Hollande.



En fait, Laurent Fabius a été un boulimique des postes et des honneurs de la République, pas étonnant qu’il n’ait jamais pu convaincre les Français qu’il aurait pu faire un bon Président de la République. Il n’a pas fait partie de trois seuls dirigeants du PS à avoir réellement gagné le droit de diriger la France, à savoir François Mitterrand, Lionel Jospin (par cohabitation interposée) et François Hollande. Pourtant, il fut sans doute le socialiste qui a eu le plus de responsabilités, servant au gouvernement sous les trois périodes socialistes dirigées par les trois personnages que je viens de citer.



Pourquoi alors n’a-t-il pas pu "arriver" ? C’est le comble de l’arriviste de ne pas arriver. Car finalement, Laurent Fabius n’est même pas allé jusqu’à la candidature à l’élection présidentielle ; sa seule candidature fut une candidature à la candidature socialiste en 2006, où il termina dernier. Pourtant, il avait bien appris la leçon du maître, on ne conquiert le PS que par la face gauche, jamais par la face droite. Ainsi, on a pu comprendre que celui qui se targuait d’être un jeune moderniste proeuropéen et proentreprise s’est retrouvé en 2005 en véritable censeur du Traité pour une Constitution (TCE) pour des raisons principalement politiciennes (du reste, comme Manuel Valls).

La boulimie des honneurs nuit à l’ambition. Il suffit de prendre un adversaire politique comme Jacques Chirac. Lui aussi était un boulimique et un cumulard : député, ministre, Premier Ministre, député européen, président du conseil général de Corrèze, maire de Paris (à ce titre, il cumulait deux présidences de conseil général puisque le conseil de Paris est à la fois municipal et général, maintenant départemental), et aussi président du RPR.

Pourtant, en 1993, il a lâché prise. Il aurait pu s’accrocher à Matignon comme en 1986, mais il avait compris que cela l’empêcherait d’aller jusqu’à l’Élysée. Hors du gouvernement, Jacques Chirac aurait pu aussi choisir le perchoir, personne ne l’aurait empêché. Il en avait été question un moment. Pour Jacques Chirac, il n’en était pas question : son but était l’Élysée, pas les honneurs et les postes. Son but était de se préparer à l’élection pendant ces deux années restantes, rencontrer les Français, faire un programme. Pas le temps de présider l’Assemblée.

Or, Laurent Fabius, tout autant animal politique que Jacques Chirac, a préféré dès 1988 les honneurs du perchoir à son ambition présidentielle, dans le classique dicton : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Pourtant, pour gagner, il faut savoir prendre des risques. Et ne pas se disperser.

C’était donc dès le 23 juin 1988 que Laurent Fabius a, implicitement, renoncé à la magistrature suprême, quand l’orgueil personnel et l’avancée de sa petite carrière l’ont emporté sur l’ambition collective, l’aventure nationale. D’ailleurs, dans ce choix, il a été bien servi, excellemment bien servi, au-delà de toute espérance puisque, après avoir occupé le Quai d’Orsay pendant quatre ans (jusqu’à l’âge de 69 ans bien dépassés), il a reçu le 8 mars 2016 son bâton de maréchal : Président du Conseil Constitutionnel, pour un mandat de neuf ans, soit, jusqu’en mars 2025 (il aura près 79 ans !).

D’ailleurs, depuis quelque temps, la mode est de nommer des anciens Premiers Ministres au Conseil Constitutionnel. Souvent des personnalités politiquement encombrantes qu’on essaie de mettre hors-jeu par les honneurs et une retraite assurée (neuf ans), leur devoir de réserve devenant un atout pour les dirigeants au pouvoir. Le dernier en date fut Alain Juppé, mais il y a eu aussi Lionel Jospin. J’ai raconté que Georges Pompidou avait proposé à Michel Debré en 1974 une telle nomination, qu’il s’était empressé de refuser, voulant garder sa liberté d’action et d’expression politiques. Édouard Balladur a eu aussi cette proposition, je ne sais plus si elle émanait de Jacques Chirac ou plus probablement de Nicolas Sarkozy, mais il a refusé, plus pour des raisons personnelles : si on se retire de la vie politique, on s’y retire complètement.

J’ai déjà eu l’occasion d’écrire que la nomination d’anciens Premiers Ministres au Conseil Constitutionnel ne me paraît plus, aujourd’hui, convenable, pour une raison simple : depuis plus de dix ans, il y a la possibilité d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Or, les QPC peuvent porter sur n’importe quelle loi, même ancienne, et un Premier Ministre, dans tous les cas, a supervisé ou arbitré d’une manière ou d’une autre toutes les lois qui furent promulguées durant l’exercice de ses responsabilités à Matignon, ce qui est très différent d’un ancien ministre qui a été responsable d’un secteur particulier donné pendant une période donnée. Il y a donc nécessairement conflit d’intérêts dès lors que des dispositions d’une loi adoptée sous son mandat sont mises en cause.

Pour l’heure, Laurent Fabius a été placé sous les projecteurs de l’actualité du fait que le Conseil Constitutionnel qu’il préside a été saisi le 26 juillet 2021 de la constitutionnalité de la loi d’extension du passe sanitaire. Il faut rappeler que le Conseil Constitutionnel, qui n’est pas élu par le peuple français, ne doit pas se prononcer sur le point de vue politique, la question n’est pas de savoir si ses membres sont en accord ou pas avec cette loi.

Ceux-ci doivent se prononcer sur le droit, pas sur le politique, ils doivent dire si un texte est contraire ou pas aux textes fondamentaux de notre République, ce qu’on appelle le "bloc de constitutionnalité" qui inclut non seulement la Constitution de la Cinquième République, mais également le préambule de la Constitution de la Quatrième République et d’autres textes, intégrés par jurisprudence, comme la (pourtant simple) loi du 9 décembre 1905 de séparation des églises et de l’État, les Sages ayant considéré que laïcité faisait partie intégrante de nos valeurs essentielles au même titre que la liberté, l’égalité et la fraternité.

Aujourd’hui, l’image du Conseil Constitutionnel est déplorable car il laisse entendre que c’est une maison de retraite de vieux caciques de la politique qu’on a recyclés. Pourtant, ce n’est pas le cas de la plupart de ses membres, mais c’est sûr que présidée par une jeune femme juriste, cette instance aurait une autre popularité.

Pour l’heure, Laurent Fabius en est à la seconde moitié de son mandat. Il sera remplacé au milieu du quinquennat suivant. Lorsqu’il a été élu Président de la République, Emmanuel Macron n’avait que 39 ans, un record battant celui de Louis Napoléon Bonaparte. Mais Laurent Fabius pouvait sourire en se disant qu’au même âge, il avait déjà dirigé le gouvernement de la France pendant près de deux années.

Aujourd’hui, à 75 ans, Laurent Fabius voit filer les années, et à cet âge, Jacques Chirac avait déjà terminé ses deux mandats présidentiels et François Mitterrand avait déjà entamé bien sérieusement son second septennat. Il n’a pas voulu jouer à tout ou rien, il a voulu préserver ses petites rentes de marquis. La conclusion, c’est qu’après une carrière de presque cinquante années de vie politique, eh bien, à cette heure, il ne restera pas grand-chose de son action dans les prochains livres d’histoire. Et cela, c’était prévisible dès 1988. À mon grand soulagement…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (14 août 2021)
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Pour aller plus loin :
Laurent Fabius, de jeune espoir à vieux marquis.
Fabius crépusculaire.
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Christiane Taubira au Conseil Constitutionnel ?
Où sont les femmes ?
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Les vacances de monsieur Fabius.
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