Le bon grain et l’ivraie
par Philippe Bilger
mardi 16 janvier 2007
Bernard-Henri Lévy (BHL) a donné une interview dans la presse écrite et
sur LCI, où il justifiait le vote des lois dites mémorielles (adjectif
qu’il récuse, d’ailleurs) et où il soutenait celle contre le génocide
arménien, en discussion devant le Sénat après que l’Assemblée nationale
l’a votée.
Il développait une double argumentation un rien
désinvolte et presque condescendante à l’égard de ceux qui avaient la
faiblesse de penser que la liberté pour l’Histoire et pour chacun
n’était pas une ambition médiocre.
Les génocides étant des crimes contre l’humanité, il était naturel, selon lui, que le législateur s’en emparât pour édicter une interdiction de les nier. Cela déblaierait le terrain pour les véritables historiens et les mauvais, eux, n’avaient aucun titre à faire valoir. BHL, plein de la certitude que le terme de génocide pour telle ou telle tragédie collective n’avait pas à être débattu, soutenait qu’il était même illégitime de prétendre qu’il pouvait être inapproprié. Les politiques définissent et les historiens se débrouillent avec ce qu’on leur laisse. Le champ est débarrassé de ses mauvaises herbes , il reste les bonnes. BHL ajoutait que personne de sérieux ne pourrait se plaindre de voir son espace de réfléxion ainsi circonscrit et délimité. Bien au contraire. Au fond, la société et ses aspirations à l’esprit critique, à la liberté et à l’autonomie, le savoir et ses exigences, la curiosité et son infini désir de recherche et d’ouverture n’auront plus de souci à se faire. On leur mâchera le génocide comme toutes les autres interrogations angoissantes susceptibles d’entraîner des polémiques stimulantes pour l’esprit mais dérangeantes pour la morale. Les panneaux sont bien orientés, la route est fléchée. Au sujet des génocides vous pourrez parler de tout, historiens, sauf d’eux. Je parie que personne ne se révoltera contre un tel mépris de l’intelligence des autres, auxquels est refusé le droit de l’exercer pleinement.
Comme tout de même BHL doit percevoir que, pour l’intellectuel qu’il est et les droits qu’il s’octroie, une telle approche peut sembler choquante, devant Michel Field il peaufine. Ainsi on apprend que la loi Gayssot a été une bonne loi parce qu’elle a interdit à Le Pen, à Faurisson et à feu Bardèche de s’exprimer, qu’elle les a condamnés heureusement au silence. Il n’y a bien sûr qu’eux que cette loi a pu gêner. Et tant mieux pour la démocratie.
Double absurdité. A cause de ce texte, ces personnages ont peut-être été entravés un temps dans leur volonté de dire n’importe quoi sur cette période de l’histoire inscrite dans le marbre législatif. Mais au regard de ce minuscule gain politique, que d’avantages ils ont pu retirer d’être ainsi étiquetés sulfureux, martyrs de la liberté d’expression et protestataires professionnels. Avant, leurs absurdités étaient contredites. Aujourd’hui, tues ou étouffées, elles bénéficient de l’impunité que le silence imposé par la loi permet. C’est laisser parler qui est dangereux pour la supercherie intellectuelle et le scandale historique, parce que la contradiction tue aisément l’une et l’autre. Interdire de dire, derrière l’apparente victoire, constitue une profonde défaite pour une démocratie en même temps, d’ailleurs, que le mouvement qui accompagne cette régression : la judiciarisation forcenée de la pensée. Plus gravement, et c’est la seconde aberration, peut-on sérieusement soutenir qu’une loi mutilant la liberté d’expression - il est facile de la respecter conforme, il est beau et honorable de la célébrer iconoclaste et dissidente - a atteint son objet lorsqu’elle concerne quelques clampins et qu’elle ne nuit à personne ni à rien d’autre ? Au-delà de Le Pen, il y a la démocratie, un trésor de valeurs et de principes parmi lesquels, au premier chef, il y a le droit pour des citoyens d’emprunter les chemins qu’ils désirent. La loi Gayssot, si elle ne faisait mal qu’à ceux contre lesquels elle a été élaborée, leur donnerait déjà trop d’importance et détruirait ce qui est l’essence de la loi : sa généralité. Mais elle a offensé gravement des consciences et des intelligences qui ont été contraintes de se retrouver dans un combat avec quelques alliés douteux mais pour une bonne cause, un enjeu capital : ceux de la liberté pour tous, au risque de la perversion de quelques-uns, plutôt que la censure de quelques-uns, au risque d’une atteinte à la liberté de tous. Alors, qu’on ne vienne pas alléguer que seul Le Pen est concerné par la loi Gayssot, quand celle-ci touche le coeur même d’une certaine image de la République.
Je devine bien comme ce débat, qui me semble fondamental - il relève de l’écologie intellectuelle pour emprunter à une obsession à la mode - passionne peu de monde parce que très banalement, une multitude a accepté de laisser penser et parler les autres à sa place. Elle ne comprend pas que le monde, à la longue, deviendra irrespirable à force de rationnement et de domestication intellectuels, d’appauvrissement de la parole et de l’écrit.
BHL, quant à lui, est cohérent. Il n’aime pas les livres qu’on fait paraître sur lui. Il crée le plus possible de silence autour d’eux. Qu’il veuille limiter la liberté des historiens en leur désignant par avance la route du génocide ne m’étonne pas.
Il nous désigne l’emplacement du bon grain et celui de l’ivraie. Mais on a tout de même le droit d’aller voir de près et de n’être pas d’accord, non ?