Le changement d’axe du politique (3)
par Orélien Péréol
jeudi 12 juillet 2018
L’évaporation de la démocratie (fait suite à deux précédents articles de janvier et avril 2016)
La démocratie s’évapore et nous regardons ailleurs. Nombre de citoyens (la langue française étant inclusive, les citoyennes sont nommées) l’évaporent avec une ténacité qui n’a d’égal que leur inconscience.
La démocratie est le respect de l’Autre. En démocratie, les différends se résolvent par le débat et des solutions mitoyennes sont créées et suivies. Nous sommes ou peut-être nous étions, dans une démocratie républicaine. La République décide du chemin à suivre, elle est unité de la nation. Pendant que la République démocratique choisit parce que la vie continue et qu’on ne peut débattre jusqu’à se mettre d’accord sans agir, le débat démocratique continue.
Ce système pacifique et non-violent est porté par des institutions et habite suffisamment les têtes et les comportements. La démocratie républicaine a une grande qualité : elle est souple et permet toute sorte d’aménagements. Des conflits arrivent dans la rue, avec manifs et heurts avec la police, elle n’en était pas ébranlée, elle le supportait. Précise en son centre, elle était flexible aux bords et cela ne la remettait pas en cause.
Pour certains citoyens, cette tolérance à des conduites qui la contredisent et qui, parfois, sont victorieuses, est un signe de faiblesse, voire un signe d’insincérité. Pour d’autres, c’est un signe de sa violence intrinsèque (il faudrait mettre de la violence pour contrer ses manières de faire). Aucun des deux n’est pas mon point de vue.
La démocratie républicaine s’organise (ou s’organisait) sur deux axes : tout le monde débat, on n’entend plus rien tellement il y a d’analyses, on décide d’un axe de l’action, en gros majoritaire, l’action engagée, le débat continue et on peut revenir sur une mauvaise décision si le débat collectif donne l’évaluation que la décision n’est pas la bonne. De plus, cette structure mobile, vivante, est souple. Elle coexiste sans dommage avec des pratiques qui tentent d’avoir raison et d’emporter la décision par la violence, par le corps et non par le langage, si vous préférez. Elle n’est ni intégriste, ni radicale, pour employer des mots de la religion que tout le monde comprend en ce moment, tellement ils nous font mal.
Eh bien, des citoyens se servent du caractère bonhomme de la démocratie républicaine pour agir par la force et le revendique tel, comme une raison. Non pas comme une exception à l’esprit démocratique et au fonctionnement démocratique. Mais comme un acte démocratique en soi.
Évidemment, leurs actes sont démocratiques dans la mesure où les dictatures ne les toléreraient pas, à ceci près qu’il y a récemment dans le monde des démocraties qui ressemblent furieusement à des dictatures.
Une autre formulation du système démocratique est que nul ne peut s’autoriser à s’emparer du bien d’autrui, de son corps, d’abîmer son bien d’abîmer son corps, voire de détruire son bien, de mettre fin à sa vie, dans le but d’obtenir qu’il pense (ou ses survivants) de la même façon que son agresseur.
Les musulmans extrémistes ont agi de la sorte, le déclarant eux-mêmes et pour celui qui est en prison justifiant encore qu’il a fait le bien, qu’il ne regrette rien et est fier.
Dans un tout autre domaine, des citoyens végan cassent des boucheries. Les bouchers-charcutiers ont demandé au gouvernement une protection policière pour faire face aux « violences physiques, verbales et morales » de groupes antispécistes. Une jeune femme est venue à la télévision expliquer cela à visage découvert et n’a pas été poursuivie. En substance, elle dit : « Que voulez-vous, les députés ne nous suivent pas, les lois que nous voulons n’arrivent pas, il faut bien que l’on se fasse entendre. »
Les végan ont réussi à bloquer des cirques avec animaux, à empêcher les spectacles, à ruiner les entreprises, les familles du cirque…
Pourtant, pas de débat. Pas de campagne électorale, nulle part, d’aucune sorte. Pas de candidats, du coup, pas d’opposition… Juste une insistance psychologique qui montre que les tenants de ces idées ne céderont jamais. Un harcèlement. La répétition des mêmes discours fermés, jusqu’à ce que cette répétition éteigne les discours autres, voire opposés, et gagne ainsi, à l’endurance. Même si cela trouve sa place et s’accomplit en démocratie, ce n’est pas démocratique.
Évidemment, ce qui justifie les idées végan, c’est que la violence faite aux animaux est intolérable, parce que la violence est intolérable et que les animaux ne parlent pas et ne peuvent évoquer la souffrance que les hommes leur infligent par leur violence. Les végan mettent dans ces actions commando les faits et gestes qu’ils condamnent, ils y mettent violence. C’est très humain. Ce n’est pas la première fois que des humains non-violents tentent de gagner à leur point de vue, par la violence, d’autres humains. Ce n’est pas régulier.
Cet article n’est pas, malgré les apparences, contre les végan, il s’oppose à cette démarche qui tend à devenir la norme et qui consiste à se sentir supérieur aux autres, en capacité de les juger et d’appliquer les décisions que l’on a prises, étant juges et accusateurs.
L’opposition n’a plus aucune chance d’être un enrichissement, elle devient un déshonneur, une humiliation subie qui mérite sanction, l’élimination de celles et ceux qui prononcent l’opposition, certaines éliminations (peu, très peu) vont jusqu’à la mort. Celles qui empêchent l’accusé de vivre, le privent de son travail, le soumettent à un harcèlement (la répétition de sa faute, du fait qu’il a bien commis les actes dont on l’accuse). Sans dire qu’auparavant tout allait bien.
Ce qui s’évapore et disparaît, c’est la capacité même de prendre la contradiction comme un moteur du perfectionnement. Ce qui s’évapore et disparaît, c’est la capacité à échanger nos désaccords pour trouver sans cesse des voies médianes. SI l’on regarde l’état du monde, les pays qui se sont soumis aux débats et arrangements (sans dire qu’ils le faisaient parfaitement) ont acquis une meilleure situation que les pays où se pratiquaient une pensée unique, surveillée par la police ou le clergé, ou les deux. L’idée démocratique, la confiance dans le langage, s’évapore des esprits, l’idée d’avoir raison par le passage à l’acte augmente.
- Willem (France)
- Dessins du site, excellent : https://www.cartooningforpeace.org/cartoonotheque/