Le consensus médiatique du non à la loi sur le génocide arménien

par Avatea
mercredi 18 octobre 2006

 Nous sommes fin septembre, l’année de l’Arménie (« Arménie, mon amie ») est lancée par le déplacement de Jacques Chirac à Erevan. Il affirme que la Turquie doit reconnaître "ses crimes et ses erreurs". Les médias applaudissent, et relaient.

Mi-octobre, les médias se déchaînent contre la proposition de loi permettant de condamner pénalement les négationnistes sur le territoire français.
Il est intéressant de se pencher sur cette schizophrénie médiatique. Quels sont les arguments et quelle est leur valeur ? Pourquoi un tel revirement des médias français ? Y a-t-il des contre-exemples ? Une tentative de réponse -en décalage avec la majorité des médias- pour décortiquer le phénomène.

Les arguments sont nombreux, voici les principaux que l’on peut lire ou entendre dans les médias.

Le premier d’entre eux est l’argument historique : on parle de lois mémorielles depuis la loi sur la colonisation et sur son « rôle positif ». Depuis, on nous répète à l’envi que le Parlement ne doit pas légiférer sur l’histoire, qu’il ne doit pas écrire l’histoire.
Le problème est ici un amalgame entre des faits très subjectifs (point de vue métropolitain contre ex-colonies) et un fait génocidaire reconnu depuis longtemps, grâce à des témoignages extérieurs, par l’ONU, le Parlement européen, même par la Turquie après le génocide (en 1919) et par de nombreux historiens. La loi n’écrit pas l’histoire, elle se fonde sur des faits prouvés. Cette loi aujourd’hui n’est que le deuxième volet, pénal, de la loi de de 2001, qui devrait être celle contestée par les historiens, car reconnaissant la réalité du génocide.
Mais il y a là un chassé-croisé de l’actualité récente avec une lutte corporative qui prend en otage une loi déjà partiellement adoptée.

Le second argument est l’argument de l’inutilité de cette loi, puisqu’il y a déjà une loi reconnaissant le génocide, de 2001. Or, cette loi est partielle.
Régulièrement, en France, ont lieu profanations et provocations contre les Arméniens par des négationnistes, brandissant des pancartes négationnistes et racistes.
A Valence : agression autour d’un stand
A Lyon : les Loups gris
Il existe également de nombreux sites Internet négationnistes.
Jacques Chirac a prétendu que la loi actuelle, qu’il approuvait, et les textes du droit positif suffisaient à condamner les négationnistes. C’est inexact. Il y a eu des procès contre des négationnistes du génocide arménien (le consul de Turquie à Paris, Bernard Lewis, Gilles Weinstein). Les tribunaux n’ont jamais pu les punir. Et ceci en se fondant sur le fait qu’il y a un vide juridique. On ne peut pas punir les négationnistes aujourd’hui, les textes reconnaissant le génocide n’ont pas de volet pénal.
>> L’Affaire Bernard Lewis
>> Procès en appel contre le consul général de Turquie à Paris


Un autre argument avancé est que la France donne des leçons au monde entier, avant de s’occuper des pages sombres de sa propre histoire.
Premièrement, la France fait son devoir de mémoire depuis un certain temps, revalorisant les pensions, déclarant des journées pour les victimes de la colonisation ; c’est bien plus que dans d’autres pays, même s’il lui a fallu du temps (je ne m’étendrai pas sur le sujet).
Deuxièmement, la loi française ne s’applique qu’en France. Elle complète une loi qui est pour l’instant sans effet.

Par cette loi, la France ne dit pas au monde entier de l’imiter, mais seulement : "Nous refusons que les négationnistes du génocide arménien exercent leur propagande en France en toute impunité." Est-ce contestable, de vouloir la paix sur son propre territoire ?
Les Français ne connaissent pas leur propre histoire, surtout quand elle n’est pas enseignée : La France a bel et bien joué un rôle avant le génocide, et après. Il y avait des liens très forts entre la France et les Arméniens. (En 1916, l’armée française constituait en son sein une Légion arménienne pour combattre les Turcs. Puis la France établissait sous son autorité un foyer national arménien en Cilicie.)


L’argument de la liberté d’expression est souvent répandu. Mais celle-ci a ses limites  : les propos racistes, antisémites, homophobes sont punis. Les négationnistes de la Shoah sont condamnables. Or, une société ne peut pas fonctionner correctement quand il n’y a pas de limites aux libertés qu’elle défend. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pose ce principe, d’ailleurs : la liberté s’arrête là où commence celle d’autrui. Doit-on laisser quelqu’un nier un génocide pour défendre la liberté ? Est-ce cela, l’humanisme ?
On peut se demander s’il n’y a pas une concurrence des génocides, avec un argument comme "La Shoah, ce n’est pas pareil", on en arrive aux extrêmes : le racisme pur et simple, en se basant sur une hiérarchie non seulement entre génocides et souffrances, mais également entre êtres humains.

L’argument diplomatique est fortement relayé : « Le but est de faire barrage à la Turquie. »
La loi française, comme dit précédemment, ne touche que le territoire français. La Commission européenne et le gouvernement français ne sont pas favorables à cette loi pour ne pas froisser la Turquie. La Commission européenne a récemment publié un rapport constatant le manque de progrès en Turquie vers la démocratie et les droits de l’homme. La loi française tombe à pic pour trouver des boucs émissaires : les Français et cette loi.
On affirme que cette loi va créer des tensions non seulement entre la France et la Turquie, mais également entre la Turquie et l’Arménie...
Par cette loi, on veut seulement condamner les négationnistes sur le territoire français, pas les Turcs ni la Turquie.
De plus, les tensions, malheureusement, existent déjà : la Turquie refuse d’ouvrir ses frontières avec l’Arménie, applique toujours son blocus (les avions d’Air France s’y rendant ont interdiction de survoler le territoire turc) et ainsi participe au fait que l’Arménie a beaucoup de mal à se relever de sa soviétisation.
La Turquie a adopté une loi qui criminalise l’affirmation de génocide (article 301). Qu’elle soit sur le chemin de la réconciliation, c’est assez difficile à croire. Il n’y a eu aucune levée de bouclier lors de l’adoption de cette loi, ni dans l’UE, ni en France, ni de la part d’historiens.


L’argument économique est le plus partagé : nombre de chantiers potentiels pour les entreprises françaises, en cours ou futurs, seront perdus.
La Turquie a prononcé des menaces, avant même le vote de l’Assemblée nationale, de représailles et de sanctions économiques (une note a été distribuée aux parlementaires juste avant le vote, des mails ont été envoyés, et des députés turcs étaient présents à l’Assemblée nationale). En 2001 déjà, lors de l’adoption de la loi française reconnaissant le génocide arménien, la Turquie s’était insurgée contre la France et avait prévenu qu’il y aurait des incidences négatives sur la relation franco-turque. En fait, les conséquences ont été minimes.
Le seul risque, ce sont les appels d’offre. La France est le 5e partenaire de la Turquie, emploie des Turcs, quand la Turquie ne représente que 1% des exportations françaises. Si celle-ci boycotte les produits français ou applique des sanctions, c’est plutôt elle qui en pâtira.

L’argument le plus démagogique a été de citer des Arméniens de Turquie opposés à cette loi française.
En Turquie, il est interdit de parler ou d’affirmer la réalité du génocide arménien, sous peine de poursuite pénale. Les Arméniens de Turquie et les Arméniens de la diaspora ne sont pas les mêmes, ne peuvent pas être les mêmes, car ils sont dans une société où il y un tabou arménien, jusque dans les manuels scolaires. Il est même interdit de parler arménien. Ce texte vise avant tout les Arméniens de la diaspora, vivant en France, et ne souhaitant pas la transposition de la haine dans le pays des droits de l’homme.


Enfin, l’argument électoraliste : les députés ont voté cette loi pour se garantir des voix de la communauté arménienne, sous la pression du puissant lobby arménien.
Le lobby arménien est surtout un rêve, même si des associations existent. Et c’est aussi oublier le lobby turc (cf. argument économique).
De plus, il y a pourtant autant d’Arméniens que de Turcs (potentiellement mécontents de cette loi) en France. Tous les partis ont voté favorablement, que ce soit l’UMP, le PS, l’UDF, même des Verts. Alors pour qui les Arméniens voteraient-ils ? De plus, la loi qui a été adoptée était d’initiative PS mais l’UDF et l’UMP avaient déjà proposé une loi allant dans le même sens.

Pour conclure, il est admis que le génocide arménien a eu lieu, et pourtant, certaines personnes se permettent de vandaliser des monuments arméniens et d’inciter à la haine, en toute impunité, sur notre territoire. Malgré tout, les journalistes véhiculent beaucoup d’arguments faciles à adopter, et largement repris. Tout le monde souhaitant pouvoir paraître expert de la situation en donnant son avis les reprend, sans forcément chercher à les sonder.
Le plus décevant, c’est que chacun de ces arguments défend un intérêt particulier (Turquie, historiens, défenseurs purs et durs de la Shoah, journalistes, économistes), sans relation avec les autres, mais renforçant chacun le rejet de cette loi. Cela me rappelle un peu le référendum sur la Constitution européenne, avec ce rassemblement hétéroclite autour du non.
Il me semble pourtant que cette loi vise à maintenir une cohésion sur notre territoire. Cela ne vise pas la Turquie, ni même la communauté turque de France, mais une minorité de gens, négationnistes et violents, qui violent le pacte républicain.
Qu’on puisse critiquer cette loi est normal, mais un tel consensus me paraît dangereux, pour la liberté d’expression justement.

En conclusion, un article de Libération, un des seuls allant dans le sens positif envers cette loi : Le négationnisme est un crime. Pour le punir il faut une loi.


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