Le décès de M. Séguin pose la question de l’avenir de la Cour des Comptes

par Manuel Atreide
vendredi 8 janvier 2010

Avec la mort de Philippe Séguin se tourne peut-être une page importante et longue de l’histoire de l’Etat en France. Nous connaissons certes l’homme politique, gaulliste social, gaullien, patriote, colérique, faisant passer ses convictions politiques avant sa carrière. Nous nous souvenons tous du combat mené en 1992 contre le traité de Maastricht. La fracture sociale de 1995, c’est lui. Ses coups de gueule, son opposition à la droite emmenée par Edouard Balladur puis Nicolas Sarkozy en ont fait un politique de droite atypique et largement redouté, parfois détesté dans son propre camp. A contrario, la gauche a depuis longtemps salué chez lui l’opposant résolu mais fiable, d’une probité intellectuelle qui en avait fait un président de l’Assemblée Nationale respecté par tout l’hémicycle.

Tout cela vous l’entendez depuis hier et cela va se poursuivre dans les jours à venir. Hommages, rétrospectives, analyses, commentaires nous abreuvent déjà de ces images d’Epinal à propos de Philippe Séguin. Mais j’aimerais qu’au-delà des poncifs et des bavardages convenus, on revienne aussi sur ce que fut Philippe Séguin : un grand serviteur de l’Etat au sens classique du terme. Car tout de même, il y a dans cet homme l’écho et même la présence de ce qui a fait la force de la France depuis Louis XIV : des hommes que leur conception de l’Etat amenaient à faire passer leur tâche, leur sacerdoce avant tout. Depuis 250 ans, la France s’est construite sur le travail de ces personnages un peu bizarre, n’hésitant pas à faire passer l’Etat avant tout, y compris leurs idées et leur carrière. Ils y ont parfois tout sacrifié, puisant dans leur fortune personnelle pour assumer leur ministère, y sacrifiant, pour certains, leur vie (Louvois est mort alors que, malade et en cure, il continuait à traiter ses dossiers). Philippe Séguin était de cette trempe là, refusant de sacrifier sa vision de la France à une carrière politique brillante. Ses colères sont légendaires, ses prises de positions abruptes l’ont sans doute empêché d’être nommé à Matignon en 1995 après la victoire de Jacques Chirac. Il l’a peut-être regretté alors mais n’a pas changé son comportement pour autant.

Mais cette mort est aussi un coup dur pour le pays. premier président de la Cour des Comptes depuis 2004, il a fait de cette institution majeure de l’Etat un véritable contre-pouvoir. Le rôle de la Cour des Comptes est en effet loin d’être négligeable : cet organe, en charge de la régularité des comptes publics, plonge, de droit, dans les comptes de tous les ministères, administrations, de la Sécurité Sociale et d’une manière plus générale, de tous les organismes recevant, à un moment ou un autre, de l’argent public, les associations par exemple.

Nous sommes tous familiers de ce marronnier journalistique qui égrène chaque année la litanie des petits et grands gaspillages pointés du doigt dans le rapport de la Cour des Comptes. Nous nous exaspérons de cette liste sans fin de gabegies qui accompagne la bêtise et parfois l’incurie de notre classe politique. Et nous nous lamentons sur le fait qu’une fois la petite liste abondamment commentée, utilisée à droite comme à gauche pour dénoncer les turpitudes et choix imbéciles de l’autre camp, tout le monde s’en retourne à ses occupations habituelles sans jamais en tirer les conséquences et changer de méthode.


Car bien sûr, si la Cour des Comptes possède un droit d’enquête très étendu et ne se prive pas d’épingler les erreurs ou fautes de gestion, elle n’a aucun pouvoir de sanction et ne peut même pas se tourner vers les tribunaux pour que la justice prenne le relai. Elle dénonce, certes, mais les pieds et les poings liés. La Cour des Comptes n’est qu’une Cassandre institutionnelle que tout le monde entend pour mieux rire et parfois railler. Mais sans jamais vraiment l’écouter.

Philippe Séguin avait commencé à changer cela. Par sa stature d’homme politique et d’homme d’état, de combattant intègre, parfois jusqu’à l’extrême de la République, il avait mis son talent et sa voix - qui portait haut et fort - au service de cette institution. Certes, le cadre légal n’avait pas changé et l’impuissance juridique de la Cour des Comptes reste entière, mais le simple fait que ce rapport soit porté, présenté, analysé et commenté par cet homme sans complaisance lui donnait une dimension toute autre. Là où, auparavant, les puissants se moquaient éperdument du rapport annuel de la Cour des Comptes, tout juste bon à faire jaser dans le JT de Jean Pierre Pernaut, Philippe Séguin avait réveillé ce petit monde qu’il connaissait si bien et ses critiques parfois féroces en avaient agacé plus d’un - et plus d’une ! - dans les ministères. Budgets de fonctionnement trop élevés, procédures de passation de marchés publics non respectées, frais de représentations délirants, tout était passé au feu d’une critique mordante parce que fondée. Nombre de grands personnages de l’Etat, pourtant de son bord politique, s’étaient vus brocardés et sévèrement rappelés à l’ordre par le premier président de la Cour des Comptes. Et le message commençait à porter.

Que va-t-il se passer maintenant ? La tentation de revenir au ronron d’antan est évidente pour la classe politique et particulièrement pour l’Elysée, qui ne comptait pas Philippe Séguin parmi ses proches supporteurs. Mais, est-ce possible ? Le mouvement impulsé par M. Séguin peut-il être stoppé ? Paradoxalement, son décès sonne l’heure d’un changement profond pour l’institution de la rue Cambon, créée en 1807 sous le premier empire.

Nous sommes dans une situation où les comptes publics sont profondément et durablement dégradés. La dette de l’Etat a explosé, atteignant des niveaux records dans un contexte mondial où la méfiance vis-à-vis de la situation financière des états n’a jamais été aussi mauvaise (cf la crise financière grecque). Le déficit du budget de l’Etat atteint lui aussi des sommes jamais atteintes. Ce sujet, largement occulté depuis des années (alors que cela fait 30 ans cette année que le budget de l’Etat est voté en déficit), va revenir très vite sur le devant de la scène. La crise financière a révélé les gouffres abyssaux des finances publiques occidentales et la mondialisation achevée de la planète finance place désormais les états en situation d’infériorité dans les négociations avec les grands organismes privés. La Cour des Comptes, garante de la bonne gestion des comptes publics, va avoir dans les prochaines années un rôle crucial dans la résolution de cette crise en gestation, ou dans son explosion. A l’heure actuelle, elle est légalement désarmée.

Le successeur de Philippe Séguin à sa tête va devoir affronter une situation risquée : ou il se plie docilement à la gestion financière gouvernementale actuelle - qui produit les résultats que l’on connait - et il passera pour le fossoyeur de l’un des instruments majeurs de l’équilibre de la République, ou il se donne les moyens, soit par sa carrure, soit par son activisme, de doter la Cour des Comptes des instruments qui lui permettent enfin de peser sur la politique budgétaire et fiscale de l’Etat et des grands organismes publics, Sécurité Sociale en tête. Si tel est le cas, il devra affronter toute la tête politique du pays (droite et gauche confondues) qui verra d’un très mauvais oeil une juridiction indépendante se mêler de l’un des derniers domaines d’action du gouvernement.

La situation est tout de même mal partie. Le premier président de la Cour des Comptes est nommé par le président de la République et je doute que Nicolas Sarkozy fasse un choix qu’il aura à regretter dans les mois et les années à venir. C’est pourtant la seule solution viable à moyen et long terme : l’établissement d’un garde-fou puissant et indépendant pour rendre sa crédibilité à la politique financière de la France.

Le vide provoqué par le décès de Philippe Séguin nous amène à la croisée des chemins pour la finance publique. C’est peut-être le dernier service que cet homme, républicain jusqu’à l’incandescence, nous apportera. J’espère que Nicolas Sarkozy saura relever ce défi et honorer ce serviteur de l’Etat à qui je rends hommage, au-delà de nos divergences politiques.
 
Manuel Atréide
 

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