Le fantasme patronal des élus bloque l’émergence communautaire

par Céline Ertalif
lundi 9 mars 2015

Faut-il réduire le nombre des élus ou au contraire dé-professionnaliser la politique ? Le développement de l'intercommunalité devrait être l'occasion d'une réflexion car la contradiction est assez évidente. En éludant pudiquement les questions qui gênent, on ne comprend plus rien aux réalités concrètes et pratiques : la principale difficulté actuelle dans nos collectivités locales, c'est l'amateurisme imposé par les élus dans la gestion publique locale et la professionnalisation des élus qui en est la principale cause. Petite explication sur ce paradoxe.

L'idée est de mettre fin au particularisme français d'une administration territoriale en 36 700 communes en imposant un cadre intercommunal à l'échelle minimale de 20 000 habitants, avec l'objectif de réduire le nombre de collectivités de base à environ 1 500. Il y a la méthode des transferts de compétence et celle de la mutualisation des services, le redimensionnement reste le but. L'évidence, c'est que cela conduira tôt ou tard à la réduction du nombre d'élus locaux de 90 %. Finie la France des 500 000 élus, cap sur les 50 000. Ce sont les élus municipaux qui résistent à l'intercommunalité, et il y a une raison qui pour être tue en permanence n'en est pas moins évidente, c'est que 90 % d'entre eux passeront à la trappe. Les « grands élus » ne veulent pas le dire.

 

Peut-on reproduire la porosité des postes propre à l'oligarchie républicaine au niveau local ?

Les élus locaux n'aiment pas le sacrifice, même s'il est patent que 95 % d'entre eux ne décident de quasiment rien depuis longtemps, mais ce n'est pas avouable. Difficile également de faire l'apologie de la professionnalisation : mettre en évidence l'existence d'une classe politique qui vit de la représentation politique, c'est aussi mettre en lumière le rôle des partis politiques, de leur financement, de leurs liens avec les lobbies, avec les problèmes de carrière de ce personnel qui n'a que l'aisance des indemnités et les liens avec les puissants pour échapper à l'insécurité électorale. "A partir du moment où la politique est un métier, chacun défend son job", comme le dit Corinne Lepage (1).

En clair, l'une des conséquences potentielles et essentielles du développement de l'intercommunalité, c'est l'affirmation de la classe politique dans un cadre mieux délimité et plus lisible... au moment où tout le monde la dénonce ! La « classe politique » n'est pas un concept de classe sociale bien défini par la tradition sociologique, héritière du marxisme ou non. C'est un néo-concept, empiriquement nous savons tous que cela s'organise autour d'une circulation des mêmes personnels sur les postes de la haute administration, de la représentation élective et des postes exécutifs des institutions publiques, ces derniers étant les plus prestigieux.

La diminution des postes de la représentation politique territoriale, qui a toujours eu de nombreuses passerelles avec la représentation politique nationale, doit donc nous amener à nous poser quelques questions sur le développement d'une même circulation entre la haute administration territoriale et les postes politiques de cette représentation territoriale en voie d'écrémage. De nombreux cas existent, la porosité entre les fonctions est encore à ce jour beaucoup plus limitée dans les collectivités territoriales qu'au niveau national, elle progresse discrètement. A surveiller.

La contestation de l'oligarchie républicaine, de plus en plus vive, s'exprime par la baisse de la participation électorale, surtout dans les catégories les plus jeunes, les mieux éduquées et souvent les plus politisées (2). Les uns vantent les mérites du tirage au sort, les autres soulignent que l'élection est un processus typiquement aristocratique et sans rapport avec la démocratie, et d'autres encore revisitent la thématique du suffrage universel pour y voir une spoliation des aspirations révolutionnaires et populaires en offrant le pouvoir à la représentation nationale, laquelle finit par se représenter elle-même en tant que classe politique.

L'enjeu essentiel se situe au niveau de l'articulation entre les représentants politiques et les gestionnaires de l'administration. Les élus se veulent les patrons, ils ont la légitimité par l'onction électorale et ils veulent commander les administrations. Le problème, c'est qu'il n'y a évidemment pas de légitimité professionnelle par l'élection. Une façon de s'en sortir est de prendre un administrateur diplômé comme représentant élu : c'est ce que notre belle collection d'énarques à la tête de l'État démontre depuis des décennies… Au niveau des maires, c'est un peu plus difficile. Et nous avons des maires, élus au suffrage universel, qui ont pour toute expérience professionnelle 30 ans d'enseignement, 25 ans de travaux agricoles ou de notariat, ou tout autre chose... qui se retrouvent à la tête d'administrations de 10, 100 ou 1 000 agents, voire bien plus.

 

Appétit pour la concession administrative et désertion de la souveraineté citoyenne

Les élus locaux arrivent avec un programme politique de plus en plus mince mais une volonté gestionnaire de plus en plus affirmée. Nous vivons l'ère des élus gestionnaires, souvent des gens sans expérience managériale mais un grand désir de la position patronale que leur parcours professionnel personnel ne leur aurait jamais ouvert. La voie électorale est devenue la grande porte du "tour extérieur", cet accès limité à quelques grands corps (Conseil d'État, Cour des Comptes, Inspections ministérielles…) par un pouvoir de nomination réservé principalement au Gouvernement. Dans la pratique, l'élection aux postes importants des exécutifs locaux est devenue le pendant territorial de l'accès à l'oligarchie républicaine.

Bien entendu, l'exécutif local dispose d'un Directeur général des services et d'autres fonctionnaires territoriaux qualifiés et il peut même s'entourer d'un cabinet composé des professionnels qu'il souhaite, suivant l'importance de la collectivité publique. Le problème, c'est que rien ne définit la limite entre l'autorité politique et le management de la collectivité. L'un des problèmes récurrents dans les services publics locaux, c'est l'incertitude du niveau d'implication des élus dans le management des services. Un chef de service ne peut pas empêcher un adjoint aux travaux d'imposer la réalisation d'une canalisation de pluviales contre l'avis du technicien qui l'estime non-efficiente (je donne cet exemple pour l'avoir personnellement vécu, ce genre d'histoire est très répandu dans nos collectivités locales).

L'intercommunalité est tout à fait justifiée par l'opportunité de regrouper les moyens de gestion, les supports techniques de toute nature et le nécessaire approfondissement des savoir-faire spécialisés de l'administration grâce aux facilités de mutualisation ouverte notamment par les réseaux informatiques et les techniques de dématérialisation. Au niveau politique, la représentation suppose de faire vivre le lien entre les élus et les citoyens. La progression de l'intercommunalité se discute davantage au Parlement que dans nos communes ou dans nos territoires communautaires. Depuis 25 ans, on fait des regroupements d'élus sans agréger nos administrations locales et les élus locaux ont totalement renoncé, ou quasiment, à leur rôle politique d'animateurs du débat public pour mobiliser les citoyens de leurs territoires.

On ne comprend rien aux enjeux importants de la réforme territoriale parce que les élus locaux veulent faire de la gestion, comme s'ils étaient les patrons d'une concession administrative, au lieu de faire de la politique. Les enjeux politiques locaux sont désertés (monnaie complémentaire locale, répartition absurde des responsabilités avec l'État, transports alternatifs, logement, développement des circuits courts alimentaires, etc) d'abord par les élus locaux eux-mêmes, par une presse locale indigente, et par nos concitoyens dont la culture politique locale quasi-nulle (l'ignorance des questions relatives à l'urbanisme étant le symptôme le plus remarquable).

Dans ce contexte, le mimétisme nous entraîne à recopier les pratiques nationales, référent commun et dominant, avec ses errements y compris. En clair, les élus locaux assistent à la scène comme si la souveraineté provenait davantage des institutions nationales que de leurs électeurs. Sauf qu'il n'est pas certain que nos concitoyens supporteront aussi bien la dérive oligarchique au niveau local qu'au niveau national. Gardons espoir en cette incertitude.

Par cet article, je veux remercier particulièrement Michel Hiriart, président de la Fédération nationale des centres de gestion qui m'a un jour reprochée, à l'issue d'une intervention dans un colloque sur la mutualisation des services, de critiquer les élus. J'en ai été interloquée, je n'y avais jamais pensé. Ce serait interdit ? Pas pour moi, et pour vous ?

 

Notes :

1 - Causette – mars 2015

2 – Voir le plan C d'Étienne Chouard et l'excellent documentaire J'ai pas voté

3 – Le tour extérieur des administrateurs civils


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