Le faux angélisme libéral

par Quixote
jeudi 6 juin 2013

"L'idée d'un marché s'ajustant lui-même était purement utopique. Une telle institution ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l'homme et sans transformer son milieu en désert"

Karl Polanyi, La grande transformation, 1944

Le libéralisme philosophique est une entreprise de domestication des masses par les détenteurs de capitaux. Il vise à infuser dans le cœur des hommes un ordre social qui instinctivement suscite l'indignation ou la révolte. Les libéraux usent donc de l'argument naturaliste pour donner du poids à leur entreprise de dressage des consciences, cet argument vise à subvertir le système de valeurs existant en le présentant comme une imposture morale devant la nécessaire prise en compte des désirs traditionnellement réprouvés.

Le subterfuge libéral consiste systématiquement à faire passer leurs moyens pour des fins. La libération de l'individu est présentée comme une fin radieuse alors qu'elle n'est qu'une entreprise intéressée de longue haleine pour désencastrer les hommes des structures non soumises à la sphère marchande. Là où ils disent « liberté ! » entendez « calcul économique ». Les libéraux se montrent outrés devant l'étau moralisant de nos sociétés qui brimerait les merveilleuses potentialités d'accomplissement de l'individu libre et responsable de ses choix, mais demeurent muets devant le déferlement de dégâts quotidiennement observables, ce que les hommes non domestiqués perçoivent être la cause d'un mal nommé simplement : la cupidité. La supposée libération de l'individu dans le système ouvert et libéral n'est qu'un marche pied pour instituer un ordre bien plus férocement inégalitaire dans les faits. La grossière stratégie libérale repose donc sur une sélection soigneuse de ses indignations et étant donné que le rouleau compresseur libéral triomphe au niveau mondial, ses effets désastreux en terme d'inégalité et de dégradation des conditions d'existence ne font qu'empirer. La couleuvre libérale est donc de plus en plus difficile à faire avaler puisque l'argumentaire est désormais en contradiction frontale avec la réalité vécue. Si nos totalitarismes du XXème siècle ont un père, il est indéniablement à rechercher dans cette fuite en avant libérale qui fait miroiter une hypothétique paradis terrestre où le déferlement des passions et des vices trouverait un miraculeux équilibre. La foi libérale, quoiqu'en disent les thuriféraires du marché, est bien à la source des utopies sanguinaires qui ont cherché à remédier aux désordres croissants du capitalisme triomphant.

Le libéralisme se combat donc à la source, sur le terrain philosophique, et non pas sur le plan économique qui est le lieu piégé par excellence car il part du postulat anthropologique erroné : l'existence de l'homo oeconomicus. Une fois que vous acceptez l'idée libérale fondamentale de l'individu méthodologique, vous êtes pris dans la toile de l'araignée qui vous fera valser dans un débat tronqué « Étatisme contre liberté d'entreprendre » avant de vous dévorer de ses mandibules capitalistiques. Gardez donc votre dard anti-utilitariste et méfiez-vous des terrains minés.

L'idée de Bien commun, omniprésente chez les penseurs grecs de la démocratie antique, est le meilleur rempart contre l'invasion libérale. Le fait de penser à la chose commune avant soi-même permet de déconstruire cette idéologie qui se fonde sur la fiction d'un individu émergeant de l'état de nature coupé de tout lien communautaire, or tous les travaux paléoanthropologiques font voler en éclats cette imposture. Originellement, seule compte la communauté humaine dans laquelle chacun n'est qu'un élément essentiel au maillage collectif, l'existence même du langage est la preuve la plus éclatante de cette antériorité de la communauté sur l'individu. Pour masquer cette évidence, les libéraux recourent à de la sensiblerie de bas étage, écoutez donc ce que dit John Stuart Mill :

« la seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d'user de la force contre ses membres est d'empêcher que du mal ne soit fait à autrui. »

Le libéral est un idiot, il pense que sa victoire temporaire dans l'histoire de l'occident lui permet de se suffire d'un argumentaire d'une aussi faiblarde mièvrerie. C'est mal connaître l'histoire. Qu'à donc à dire notre John Stuart Mill sur la personne du marquis de Sade ? Que fait donc la méchante communauté contre ceux qui jouissent du malheur des autres ? Qui, dans un système libéral, aurait l'arrogance de juger que le plaisir revendiqué d'un individu n'est pas légitime ? Que des patrons licencient et mettent sur le trottoir des familles entières pour augmenter leurs profits n'est, comme on le sait, qu'un mal nécessaire en vue de la merveilleuse cité libérale à venir où ruissellera éternellement richesse et bonheur.

Les libéraux de droite se savent jouir d'une mauvaise image, du moins en France, ce qui les font agir plus prudemment et souvent masqués. En revanche les libéraux de gauche sont une clique arrogante d'imbéciles pervers dont on se demande combien de temps encore des êtres un minimum censés pourront soutenir les provocations. Ruwen Ogien, universitaire en section philosophie, dénonce « ce paternalisme bien français » dans un entretien avec Frédéric Joignot (*), auteur d'un livre qui dénonce les sévices ignobles commis par l'industrie pornographique sur des êtres humains. (**)

Je vous laisse contempler la sensiblerie carnassière de ce professeur de faculté qui s'étonne du retard de la France devant les magnifiques avancées du droit dans d'autres pays qui suivent gaiement la marchandisation du vivant. Les femmes sont suffisamment grandes pour savoir d'elles-mêmes si elles doivent ou pas vendre leur ventre et réussir à payer leur loyer en fin de mois. Ce fonctionnaire de la pensée n'est pas avare en indignation courageuse : « on met des entraves pour empêcher les immigrés de travailler » Tout à fait, et on empêche d'honnêtes patrons de recourir à une main d’œuvre abondante, corvéable à merci sans contrat de travail... Horrible paternalisme français !

 

(*) http://fredericjoignot.blog.lemonde.fr/2011/11/05/ce-paternalisme-bien-francais-entretien-avec-ruwen-ogien-directeur-de-recherche-en-philosophie-morale-cnrs-sur-la-politique-actuelle-des-moeurs/

(**) Gang-bang, Enquête sur la pornographie de la démolition, Seuil, 2007


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