Le projet ITER : un emblème de la naïveté nationale en matière de politique industrielle

par JPelissade
jeudi 5 juillet 2012

Six ans. C'est le temps qu'il aura fallu aux grandes ambitions industrielles françaises pour se muer en désillusions successives. Ces ambitions portaient un nom : "projet ITER". Fruit d'un consortium international propice à révolutionner "l'énergie du futur", ce programme de recherche sur la fusion nucléaire a fait l'objet d'intenses tractations qui ont abouti à son implantation en France, ainsi qu'à un déferlement d'espoirs... inassouvis. Son coût a déjà triplé et les retombées se font attendre. Zoom sur les raisons d'une exaspération rampante.

Impatience et agacement. Ces deux mots sont manifestement ceux qui caractérisent le mieux l'état d'esprit actuel qui règne parmi bon nombre d'élus locaux et de chefs d'entreprise. Cadarache, cette petite commune située dans les Bouches-du-Rhône, et "terre promise" aux industriels français en 2005 sous l'ère Chirac , est aujourd'hui le théâtre d'un étrange manège. Les riverains y observent impassiblement défiler les entreprises étrangères, guettant l'apparition du moindre logo qui leur serait familier. En vain. Car à l'époque présentée comme une victoire, l'implantation d'ITER en région PACA était érigée en instrument de développement économique local et de création de richesse pour l'industrie nationale. Les Français, sur le coup, ont damé le pion aux Japonais. "Quelque part, heureusement !", ne peut-on s'empêcher de penser au triste souvenir de la catastrophe de Fukushima. Mais laissons de côté la dimension écologique pour se pencher sur un autre scandale : celui d'un des plus grands hold-up de l'histoire.
 
Les vrais enjeux économiques du projet ITER
 
L'Union Européenne finance la moitié de ce projet pharaonique, et la France en est un contributeur majeur. Pourtant, indique L'Expansion, "A l'exception de l'Union européenne, la participation des autres membres se fait surtout sous forme de livraisons de composants, et non en devises. En clair, une turbine peut être fabriquée à partir d'éléments venant de Corée, du Japon et de Chine, assemblée au Etats-Unis puis transportée à Cadarache." En gros, les marchés industriels nous échappent, au nez et à la barbe de l'Etat français.
 
Bien sûr, quelques-uns des quotidiens régionaux du sud de la France s'en félicitent occasionnellement, lorsque une entreprise locale remporte un marché... public financé en grande partie par l'Etat Français. D'autres entreprises, essentiellement dans le BTP, décrochent de biens modestes consolations en se voyant confier la construction d'une école, la réfection d'une route départementale, ou comme précédemment, le débroussaillement du site. Un rôle de "seconde zone" presque humiliant, si l'on considère la dimension scientifique et technologique du projet. Un côté "petites mains", qui fut alors à l'origine de nombreuses railleries et de débats houleux dans l'enceinte de nos conseils territoriaux.
 
En effet, là ne sont pas les vrais enjeux économiques d'ITER : les vrais enjeux, ceux qui génèreront des retombées directes et induites sur le long terme, concernent les contrats qui dépendent directement du bon vouloir de l'organisation ITER (contrats d'ingénierie, de production d'équipements, d'infrastructures ou de pièces de très haute technologie). Car elles se sont mobilisées, les entreprises françaises high-tech, qu'elles soient des PME ou des ETI. Mais dans les pôles de compétitivité de la région aussi, on fait grise mine. Les entreprises ont dépensé des centaines de millions d'euros en formation, en R&D, et en équipements industriels pour être fin prêtes à se positionner comme soumissionnaires aux appels d'offre émis par l'Organisation Internationale ITER et l'Agence Européenne ITER. Mais elles dressent aujourd'hui un bilan en demi-teinte : la fameuse "Vallée de l'énergie" qui devait voir le jour sous l'influence du projet n'est encore qu'une fumisterie.
 
Rappelons que selon l'étude d'impact initialement réalisée, l'effet multiplicateur sur l'emploi (c'est-à-dire les retombées directes et indirectes) serait de l'ordre de trois. Maurice Catin, Professeur d'économie industrielle, avait pour sa part présagé dans un article scientifique publié en 2004 que les chiffres avancés "peuvent être quelque peu surestimés, et doivent être considérés en tout état de cause avec beaucoup de prudence compte tenu des hypothèses à la base des méthodes utilisées." Plus loin, il explique qu'il est "facile de montrer que le poids de ITER, ses effets indirects compris, ne représente qu’une toute petite part du produit intérieur brut et du total de l’emploi de la région PACA, et même du département des Bouches-du-Rhône." Ajoutons-y que le multiplicateur d'emploi direct "sur site" est une arnaque : les "majors" entreprises étrangères qui prennent les marchés ITER "font appel à une partie de leur main d'oeuvre mobile", comme l'indique discrètement le Pôle Emploi, ajoutant que "la fabrication des différents composants d'ITER concerne principalement l'étranger".
 
Le projet ITER "coûte un bras" à la France !
 
Dresser un inventaire exhaustif des dépenses publiques directes ou induites par le projet ITER serait impossible, tant on découvre chaque jour de nouveaux "coûts cachés". Citons-en quelques-uns parmi les plus significatifs. Le 2 juin, le quotidien La Provence indiquait que "L'accord international, signé en novembre 2006 stipule que la France mette en oeuvre des services pour la gestion et l'élimination des déchets radioactifs résultant du fonctionnement d'Iter". Et c'est sans compter sur les coûts indirects liés à la mobilisation des scientifiques français (CEA-CNRS, IRSN, etc.).
 
L'Expansion, qui interrogeait en 2010 le risque d'un "gigantesque désastre écologique", ne trahissait pas sa vocation d'hebdomadaire économique en soulevant lui-aussi la question de l'emploi. "Le journal d'ITER France ose même titrer : « Economieet emploi, une bonne pioche pour la région  » alors que seules 500 personnes y travaillent actuellement. Un chiffre ridicule lorsque l'on sait que 300 appels d'offre ont été émis depuis le début des travaux et 382 millions€ ont déjà été injectés dans ce projet nucléaire... Nous sommes donc très loin de la centaine de milliers d’emplois initialement annoncée !", écrivait alors le magazine avant de s'étouffer devant le fait que "le projet ITER vide les caisses : son coût s’élève à 467 millions€ pour la région PACA (conseil régional, conseil général et communauté du pays d’Aix)".
 
Les communes, elles aussi, boivent la tasse. Et pour les riverains des communes alentours, c'est le coup de massue : spéculation et flambée immobilière, expropriations, taxes foncières pour financer l'adaptation des infrastructures et des équipements communaux, aménagement des services publics pour accueillir des ingénieurs du monde entier qui au final, ne resteront sur place que quelques années...
 
Le projet initialement prévu a été "volontairement sous-estimé au départ afin de faire passer le projet sachant très bien qu'après, on ne peut plus reculer", s'indigne Maurice Wellhoff, président d'un comité local de défense de l'environnement, au cours d'une réunion de protestation. Une occasion saisie par Jean-Pierre Petit, ancien directeur de recherche au CNRS, pour dénoncer ce qu'il considère comme une expérience "sans garantie" qui coûtera en réalité 15 milliards d'euros... En témoigne cet épisode de 2010 relaté par Michèle Rivasi, députée européenne : "l'organisation ITER souhaite que les contribuables européens, et en particulier français, paient l’addition très lourde de ce mirage scientifique, devenu scandale financier". Alors comment justifier en l'espèce que, selon certaines sources, les salariés d'ITER ne paient pas d'impôts sur le revenu en France ?
 
A quel profit les pouvoirs publics oeuvrent-ils ?
 
Pendant ce temps, nos dirigeants s'égosillent au sujet du très conceptuel "redressement productif", tandis que nos partenaires économiques affûtent discrètement leur stratégie de souveraineté industrielle au coeur-même de notre territoire. Emblématique du rapport pathologique qu'entretiennent nos élites avec la défense des intérêts industriels français, le projet ITER est symptomatique d'une maladie bien française : la dépense publique stérile et invalidante.
 
Mais tout ce qu'ont décroché la France et la région PACA, pour l'heure, ce sont de trop longs discours et, surtout, un spectacle de désolation que décrit à merveille L'Expansion : "Sur une vaste étendue rocailleuse, sept grues végètent dans un ciel d'azur, tandis que de rares camions zigzaguent entre les squelettes d'énormes bâtiments et les fondations du futur réacteur, soulevant une poussière ocre". Du côté des représentants d'ITER et des pouvoirs publics, on jongle entre omerta et méthode Coué. Du côté des industriels français, on trépigne et on se consterne.
 
Pourquoi une telle exaspération ?Simplement parce que le réacteur sera implanté chez nos concitoyens, on ne reviendra pas en arrière sur ce point. Et quitte à devoir encourir les risques industriels inhérents au flou théorique qui entoure la fusion nucléaire, quitte à subir la pollution engendrée par des déchets nucléaires qui seront stockés sur place, autant que nos concitoyens profitent de retombées économiques -au moins- significatives. C'est à l'échelle du pays une question de justice sociale, et incarne à l'échelle internationale un souci d'équité entre les nations. Mais l'Etat français semble bien, pour l'heure, s'en désintéresser : est-ce un aveu d'impuissance ou de la crédulité notoire ? Le libéralisme débridé coule décidément des jours paisibles en Provence !

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