Le rosanvallonisme, ce cauchemar qui n’en finit pas

par Comité des Cents
vendredi 21 septembre 2018

“Notre histoire intellectuelle et politique : 1968-2018” c'est le titre du dernier livre de Pierre Rosanvallon, historien au Collège de France et gourou de la bien-pensance. Pour le 50ème anniversaire d’une révolution qui n’a laissé que des slogans et du vieux rouge qui tâche, celui-ci nous livre sa vision du temps passé. Il a été au début des années 80 à l’origine de la Fondation Saint-Simon en “rapprochant la droite modérée et la gauche intelligente”. Que reste-t-il aujourd’hui de ce mouvement ?

Le rosanvallonisme illustré

 

Suite à l’arrivée au pouvoir de François Mitterand en 1981, les idées de la “Deuxième gauche” incarnée par Michel Rocard se trouvent reléguées au second plan. Place au socialisme pur et dur : abolisation de la peine de mort, réduction du temps de travail, impôt sur les grandes fortunes, etc…

C’est dans ce contexte qu’une poignée d’universitaires et d’énarques se retrouve autour d’un projet commun : fonder un mouvement de “fertilisation croisée” entre la droite libérale et la gauche réformiste.

 

C’est ce mouvement qui sera surnommé plus tard “la pensée unique” dans un article du Monde Diplomatique de janvier 1995 écrit par Ignacio Romanet. Pour éviter cette expression qui désigne aujourd’hui tout et son contraire, nous emprunterons la notion de “rosanvallonisme” développée par Frédéric Lordon en 2014.

Ce terme, selon lui, qualifie une critique du capitalisme mondial sans une réelle remise en question des phénomènes qui en sont la cause. Par exemple, on décrit les inégalités de salaires, sans pour autant critiquer l’intérim. On condamne le populisme, tout en votant des lois liberticides. C’est ce que Orwell désigne comme un « système de pensée schizophrénique ».

 

En effet, comment est-il possible de faire la moindre remise en cause lorsqu’on s’entoure de personnalités prônant le « capitalisme total » (Jean Peyrelevade) ou la « mondialisation heureuse (Alain Minc) ?

La critique des multinationales est le véritable tabou du rosanvallonisme.

Des mots comme « fonds vautours », « pilleurs » ou « voleurs » ne font pas partie de leur vocabulaire. Ce qui permet de cautionner la vente des « fleurons nationaux » à des capitaux étrangers, d’autoriser les mécanismes de LBO (Leveraged Buy-Out) et de laisser les entreprises délocaliser sans entrave.

Dans la tête de ces liberaux, le protectionnisme est le pendant du populisme.

 

Pour mieux comprendre ce mouvement, il faut remonte aux liens unissant ses principaux promoteurs. Il naît pour une part dans les milieux d’affaires au cours des années 70.

 

Créateur d’histoires

 

Voici une société qui est omniprésente dans le quotidien des français, mais qui est pourtant peu connue. Votre maison la cache dans ses murs, votre rue contient ses produits par dizaines et votre voiture en est équipée. Que ce soit avec Isover pour l’isolation, Pont à Mousson pour les canalisations ou le verre « Securit », Saint-Gobain est connue sous de nombreux marques.

 

Ce groupe a été fondé vers la moitié du XVIIe siècle. La célèbre Galerie des Glaces du château de Versailles constitue la première commande de ce qui est alors la Manufacture Royale des Glaces. Depuis cette période, elle s’est développée dans plus de 65 pays et compte aujourd’hui 180 000 employés.

 

Sous l’impulsion de ses dirigeants et avec l’appui de la Compagnie Financière de Suez elle se diversifiera dans d’autres secteurs d’activités : sidérurgie, construction, informatique.

 

C’est dans cette dernière activité qu’une rencontre capitale a lieu. En 1976, le président Valéry Giscard d’Estaing charge l’Inpection Générale des Finances (IGF) de constituer une commission sur les questions liées au développement de l’informatique et ses avantages pour la France.

Simon Nora (ENA 47), auteur d’un rapport sur les entreprises publiques en 1967, fait appel à de nombreux experts et énarques pour plancher sur ces questions. Il désignera comme co-rapporteur le jeune Alain Minc (ENA 75, alors agé de 27 ans). Comme une impression de déjà-vu…

 

Cette commission remet au président son rapport en 1978 sous le titre : « L’Informatisation de la Société », aussi connu en tant que rapport Nora-Minc. Dans ce texte volumineux, le terme de télématique est inventé pour désigner l’informatique liée aux réseaux de télécommunications. C’est ce rapport qui préfigurera une technologie que le monde nous envie : le Minitel…

 

Fort de ce succès (le rapport sera édité à plus de 100 000 exemplaires) le jeune Minc ira pantoufler du côté de Saint-Gobain en 1979. Son recruteur ? Un énarque passé depuis longtemps dans le privé : Roger Fauroux (ENA 56). Installé depuis peu au poste de directeur général du groupe, celui-ci voit l’informatique comme un nouveau développement industriel. Il chargera ainsi Alain Minc de la stratégie dans ce secteur après le rachat de Bull (concepteur de l’architecture réseau en couches) et Olivetti (inventeur du premier micro-ordinateur en 1965). Ces deux entreprises resteront peu de temps dans le giron de Saint-Gobain, suite notamment à sa nationalisation en 1982.

 

Roger Fauroux est aussi, par ses liens familiaux, proche des milieux intellectuels notamment par son épouse Marie qui est la sœur d’Emmanuel Le Roy Ladurie, historien au Collège de France. Celui-ci dans sa jeunesse rejoindra le parti communiste français, où il rencontre François Furet, historien à l’EHESS. Il ont pour point commun d’appartenir à des classes élevés par rapport à leurs « camarades » : l’un a des origines aristocratique et l’autre est fils de banquier. Leurs critiques du stalinisme leur inspire un profont rejet du communisme qui les fera quitter le partie en 1956.

 

Les deux s’inscrivent dans la lignée de Fernand Braudel. Le premier sera l’auteur d’un ouvrage d’anthropologie historique sur le Languedoc médiéval « Montaillou, village occitan », le second se consacrera à une relecture historique la Révolution française en opposition avec les analyses d’Albert Soboul (thèse libérale contre marxienne). Celui-ci affirmant en 1978 que « La Révolution française est terminée ». Dans le courant appelé la « Nouvelle Histoire », Le Roy Ladurie côtoiera Pierre Nora (historien a l’origine de l’expression « sentiment national »). La boucle est bouclé avec François Furet qui a épousé en première noce la sœur de Simon et Pierre Nora.

 

En 1978, Pierre Rosanvallon, tête pensante de la CFDT et de la « Deuxième gauche » change de voie et se réoriente dans l’histoire des démocraties. Il rejoint Paris-Dauphine, alors dirigée par Jacques Delors et se rapproche de Cornélius Castoriadis, Claude Lefort et François Furet. Ce dernier le fera entrer à l’EHESS lorsqu’il en est directeur en 1983.

 

Ces personnalités ayant des liens familiaux et amicaux forts seront à l’origine de ce qui deviendra la Fondation Saint-Simon. Le nom s’inspirant du comte de Saint-Simon, fondateur au début du XIXe siècle d’un mouvement d’organisation scientifique du travail et de la société, précurseur du socialisme. Pour paraphraser Marx, on peut résumer son projet à : De chacun selon sa capacité, A chacun selon ses performances. On voit dans cette référence les bases du projet de la fondation.

 

Des vertes et des pas mûres

 

Pour créer un véritable cercle de pensée, Fauroux bat le rappel du côté des industriels, Rosanvallon fera de même avec les chercheurs, des journalistes se feront également une place. Ses fondateurs décrivent cette volonté de lier des sphère que tout oppose comme suit :

« On pratique l’irrigation mutuelle » (Minc) ou la « fertilisation croisée  » (Fauroux)

« Un espace d’échange social et de production intellectuelle totalement indépendant  » (Rosanvallon)

« Nous étions le petit nombre qui savions mieux que les autres ce qui était bon pour le pays » (Nora)

 

La fondation se veut à la fois être l’héritière des clubs politiques français et s’inspirer des think-tanks américains. Elle sera donc « en même temps » bourgeoise et libérale.

 

A sa constitution, en 1982, la fondation comptera 72 membres et se limitera jusqu’à sa dissolution à moins de 200. Elle fonctionna par cooptation : les uns présentant les talents, les autres jugeant leur prestation. Une méthode éprouvée dans les milieux d’affaires et de la bourgeoisie parisienne.

 

Autour de Pierre Rosanvallon se créent des groupes de réflexions traitant de sujets sociétaux : économie, faits sociaux, politique intérieure et étrangère. Les principaux travaux feront l’objet de notes courtes ou de livret. Selon un article des Echos : « [ces] Notes à la couverture vert pâle [étaient] très attendue[s] et certaines feront date ».

 

L’exemple que nous avions traité dans notre précédent billet (“La Caste” ou les croisés de la pensée unique) concernait celle traitant du chômage par Denis Olivennes en 1993. Elle aurait ainsi comblé de joie Raymond Barre, l’ancien premier ministre s’exclamant : « Enfin la vérité ».

D’autres jeunes de la même veine feront parti du groupe : Daniel Cohen, Nicolas Dufourcq (ENA 88), Olivier Nora (fils de Simon) ou Gilles (Jacquin) de Margerie (ENA 83).

Ceux-ci occupent aujourd’hui des postes important, respectivement : professeur en économie à l’ENS et conseil de la banque Lazard ; directeur de BPIFrance (rattaché à la CDC) ; directeur des éditions Grasset et Fayard ; directeur de France Stratégie.

 

Certaines des notes seront retravaillées pour être publiée dans des revues littéraires comme Le Débat et Esprit ou des journaux comme Le Monde et Le Nouvel Observateur. La proximité des membres de la fondation avec ces entités facilite cette publication : Le Débat est dirigé par Pierre Nora et Marcel Gauchet, Esprit est proche de la CFDT et de la Deuxième gauche, Alain Minc était président de la Société des lecteurs du Monde et Jean Daniel était le co-fondateur du Nouvel Observateur.

 

Pour la presse, il faut noter que le Nouvel Observateur a un temps été dirigé par Denis Olivennes et que son actuelle directrice de la communication est Dominique Nora, fille de Simon et sœur d’Olivier… Agronome de formation, elle a bifurqué dans le journalisme économique. Elle est l’autrice d’un livre intitulé « Les Pionniers de l’or vert » ou comment faire rimer écologie avec capitalisme. Son oncle Pierre est également le compagnon d’Anne Sinclair (elle aussi ancienne membre de la fondation) qui dirige l’Huffington Post France et publie des billets dans le Journal du Dimanche.

 

Pierre Rosanvallon affirmait récemment, dans un entretien filmé sur Médiapart, qu’il donnerait l’accès aux archives de la fondation et qu’il « n’avait rien à cacher » (Edwy Plenel buvant chacune des paroles de son invité). Peu de ces notes sont librement accessibles aujourd’hui, néanmoins on connaît certains de leurs titres :

 

 

Qui sait ce qu’il y a encore dans les archives ?

 

 

La rigueur au tournant

 

A sa création, la fondation avait l’objectif de fournir un appareil idéologique libéral, il sera rapidement mis en pratique durant la période dite du « tournant de la rigueur » de 1982-1983, personnifiée par Jacques Delors (sa fille, Martine Aubry est également membre de Saint-Simon). S’y illustre particulièrement Jean Peyrelevade conseiller économique et directeur adjoint du premier ministre Pierre Mauroy : il occupera la tête d’entreprises nationalisées comme Suez, la banque Stern et le Crédit Lyonnais (où il conduira un plan de « sauvetage » en 1995)

 

Un autre personnage de la fondation sera aux commandes dès 1982. Robert Lion est nommé par Mitterrand à la Caisse des Dépôts et Consignations (ceux qui investissent une partie de votre épargne). Il sera également en charge du projet de l’arche de la Défense, dans lequel l’État et la CDC ont investis des sommes colossales. L’immeuble est aujourd’hui quasiment à l’abandon…

 

Entre 1982 et 1986, Simon Nora (de l’IGF) sera à la tête de l’ENA. A-t-il a voulu faire de l’école un HEC-bis ? Il léguera sa place à...Roger Fauroux, le spécialiste de l’industrie à la fabrique des cerveaux. Nora rejoindra la présidence du conseil de surveillance de la banque américaine Shearson Lehman Hutton, qui se renommera, Lehman Brothers… Un énarque à la tête d’une des plus grande banque mondiale, quoi de plus normal ?

 

Roger Fauroux, lui, a donné les clés de Saint-Gobain à Jean-Louis Beffa, également membre de la fondation. Alain Minc, se sentant lésé de n’avoir pas obtenu le poste, se tournera vers le groupe Beneditti, qui n’était autre que l’ancien propriétaire de l’entreprise Olivetti.

 

En 1988, Michel Rocard est nommé en tant que premier ministre, il s’entourera dans son équipe de quelques membres de la fondation dont Marisol Touraine (conseillère technique) et Bernard Spitz (conseiller). Il appellera Roger Fauroux pour diriger le ministère de l’Industrie. Celui-ci nommera en que tant que directeur de cabinet, Jean-Pierre Jouyet et conseiller technique Gilles de Margerie (qui était parti pantoufler dans la banque Rothschild entre 1986 et 1987 ; la seconde épouse de Jouyet, Brigitte Taittinger est sa cousine germaine. Le monde est petit).

 

Une fois le retour de la droite acté au début des années 90, tout ce beau monde se recasera dans des mandats locaux et internationaux ou dans la « société civile ». Jouyet, sera le chef de cabinet de Jacques Delors jusqu’en 1995, de Margerie rejoindra la banque Lazard jusqu’en 1994, Spitz à la direction de Canal+ jusqu’en 1996.

 

En parallèle, Jacques Attali (ENA 70), plume de Mitterrand, obtient le poste de directeur de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). Cette banque visait principalement à soutenir les pays de l’Est suite à l’effondrement de l’URSS. Sa gestion désastreuse de la banque, vu comme une tirelire, le pousse vers la sortie dès 1993. Détail intéressant : il est issu de la même promotion de l’école Polytechnique (X1963) que Philippe Lagayette (ex-VP de JP Morgan, actuel VP de Barclays) qui l’a également côtoyé à l’ENA, mais aussi Francis Lorentz (autre membre de la fondation Saint-Simon).

 

On le voit ainsi ces « sociaux-libéraux » sont surtout des libéraux « pur jus ».

 

Un totalitarisme en cache un autre

 

C’est à cette époque de grand chantier européen que la fondation change d’orientation. Elle arrête l’organisation de séminaires et s’universitarise, selon Rosanvallon. Elle continue d’accueillir les grands de ce monde dans ses déjeuners mensuels, comme Jacques Chirac en 1995.

 

En 1997, François Furet, l’un des principaux influenceur de la fondation, est élu à l’Académie française. La même année, il décède avant d’être reçu par cette institution, à deux doigts de l’Immortalité…

 

Deux ans plus tard, Pierre Rosanvallon, qui avait prit la direction de la fondation, annonce sa dissolution (qui est directement publiée dans le journal Le Monde). Celui-ci perdant « le goût » de ses travaux, il enterre cet organe de propagande qui aura influencé la vie politique française pendant près de 17 ans. L'arrivée de Jean-Marie Messier aurait été le dernier clou dans le cercueil. Celui-ci annonce également qu’elle a « réussi » son travail, celui d’imposer le libéralisme anglo-saxon à l'image de ce qu'on fait Reagan ou Thatcher.

 

Le rosanvallonisme est simplement le vernis intellectuel qui a permis de tolérer toutes les exactions du capitalisme des années 80-90 et qui est aujourd’hui une composante intangible de nos gouvernements à l’échelle européenne, voire mondiale. Nous sommes passé dans le règne de la « doublepensée » d’Orwell, le « en même temps » du monarque républicain. C’est (faire) croire que le capitalisme n’a aucun impact sur notre environnement, qu’il ne génère aucun conflits et qu’il ne s’affranchit d’aucunes lois.

Ces artistes de la doublepensée n’ont malheureusement pas été éliminé par le bug de l’an 2000. Ils continuent depuis à peupler les thinks-tanks, cercles et autres fondations que ce soit en France ou au niveau européen. C’est ce que nous verrons dans le prochain billet de cette série.

 

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Références :

 

Le Monde :

Le Monde Diplomatique :

Les Echos :

Libération :

Médiapart :

Livres :


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