Le véritable coup d’État de Mai (2/3) : la crise de mai 1958

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 30 mai 2008

En mai 2008, il est à la mode en France de commémorer les 40 ans de la révolte étudiante de mai 1968. Pourtant, il y a cinquante ans, en mai 1958, se passait une vraie révolution. Deuxième partie.

Dans l’article précédent, on a vu comment René Coty a été élu. À l’image d’une République desservie par une classe politique incapable de s’entendre.


3. Explosif mois de mai 1958

C’est donc un homme absolument pas préparé à la plus haute charge de la République qui doit faire face à l’une des crises les plus graves de la République. Un hasard qui aurait pu montrer que cette IVe République, décidément, était vraiment nulle. En fait, pas autant que cela…

Tout au long de son mandat, René Coty est vite apprécié des gens pour sa modestie (sa femme s’écria lors de l’élection inattendue de son époux : « Et dire que je viens de rentrer mon charbon pour l’hiver ! »).

Hélas, dès le 1er novembre 1954, une insurrection fit démarrer la guerre d’Algérie qui entraîna impuissance et instabilité ministérielle pendant tout son mandat.

En mai 1958, René Coty a déjà 76 ans.

La situation intérieure française est très chaotique, proche de l’insurrection.

De Gaulle continue de recevoir de plus en plus de responsables politiques. Il laisse entendre que son retour est d’actualité car la IVe République n’a plus d’autre solution miracle que son retour au pouvoir : la dissolution a déjà été essayée en décembre 1955, Pierre Mendès France a déjà gouverné en 1954, la constitution d’un gouvernement d’unité nationale est peu réalisable.

Seule, son épouse y est hostile. De Gaulle le sait bien et sait qu’à 67 ans, il lui reste encore peu à vivre pour finir ses mémoires. Mais le sentiment de vouloir reprendre sa revanche sur 1946 a sans doute été plus fort.

Les principaux lieutenants du gaullisme échappent au contrôle de de Gaulle lui-même : Lucien Neuwirth, Michel Debré, Jacques Foccart et Léon Delbecque sont très actifs pour imposer son retour, Jacques Chaban-Delmas est déjà allé à la soupe dans un gouvernement de la République maudite et a créé une antenne gaulliste à Alger, et Jacques Soustelle n’a plus vraiment de contact avec de Gaulle. Olivier Guichard dira cependant dans ses mémoires que de Gaulle « savait tout, bien entendu ».

Tous militent en Algérie pour une solution de Gaulle. Mais l’Algérie des pieds noirs était pendant la guerre surtout derrière le général Giraud, et de Gaulle n’est qu’une solution par défaut, pas par choix.

Le 15 avril 1958, le gouvernement de Félix Gaillard est renversé. Pendant plusieurs semaines, les députés sont incapables de se mettre d’accord pour investir un nouveau gouvernement.

Le 8 mai 1958, Pierre Pflimlin (que j’ai eu la chance de rencontrer à plusieurs reprises entre 1990 et 1995) est chargé de former le gouvernement. À Alger, tout le monde s’enflamme.

Le ministre résident, socialiste, Robert Lacoste, évoque auprès des militaires un risque de « Diên Biên Phu diplomatique ». Les cinq officiers les plus gradés en Algérie adressent alors à leur autorité un message très menaçant : « L’armée, d’une façon unanime, sentirait comme un outrage l’abandon de ce patrimoine national (l’Algérie). On ne saurait préjuger sa réaction de désespoir. ».

Le 11 mai 1958, un influent directeur de journal algérois ancien pétainiste, Alain de Sérigny, demande à de Gaulle de revenir au pouvoir.

Aucun de ces événements n’est du fait direct de de Gaulle lui-même, mais de leaders politiques en recherche de solution face à l’impuissance de Paris.


Le 13 mai 1958, à Paris, par un sursaut républicain, le gouvernement de Pierre Pflimlin est enfin investi par l’Assemblée nationale. Mais, à Alger, la foule s’empare du siège du gouvernement général et conduit le général Massu à créer un comité de salut public « pour faire cesser ce bordel ».

Même les sbires de de Gaulle sont en dehors du coup : Soustelle était réclamé par les émeutiers pour les diriger, mais il a été retenu à Paris. Léon Delbecque et Lucien Neuwirth, gaullistes notoires, font partie du comité de salut public, mais c’est Massu qui dirige l’ensemble, surtout pour maintenir l’ordre et pas pour s’insurger contre le régime. Alors que Félix Gaillard avait donné les pleins pouvoirs pour le même objectif au général Raoul Salan.

Le 15 mai 1958, devant la foule algéroise, Salan, devenu président du comité de salut public, en arrive à appeler solennellement au retour de de Gaulle en criant à la fin d’un discours très embrouillé : « Vive de Gaulle ! ».

Le même jour, de Colombey-les-Deux-Église, de Gaulle envoie un simple communiqué à la presse dont il a pesé longuement tous les termes :

« La dégradation de l’État entraîne infailliblement l’éloignement des peuples associés, le trouble de l’armée au combat, la dislocation nationale, la perte de l’indépendance. Depuis douze ans, la France, aux prises avec des problèmes trop rudes pour le régime des partis, est engagée dans ce processus désastreux.

Naguère, le pays, dans ses profondeurs, m’a fait confiance pour le conduire tout entier vers le salut.

Aujourd’hui, devant les épreuves qui montent de nouveau vers lui, qu’il sache que je me tiens prêt à assumer les pouvoirs de la République. »


Le 16 mai 1958, pour signifier la défiance de l’armée, le général Ély, chef d’état-major général démissionne. L’Assemblée nationale vote l’état d’urgence pour trois mois, ce qui incite Guy Mollet à questionner sur les intentions de de Gaulle, admettant ainsi implicitement que son retour au pouvoir est d’actualité.

De Gaulle sent que la partie va réussir ; appelé par les deux bords du régime (gauche mendésiste opposante au régime et ultras pour l’Algérie française), il compte occuper l’espace entre ces deux ailes, occupé actuellement par un personnel politique impuissant dont il lui faut pourtant obtenir la caution.

Le 19 mai 1958 au palais d’Orsay, de Gaulle tient une conférence de presse où il fait comprendre que le recours qu’il évoquait quelques jours avant se concrétise, et se tient « à la disposition du pays ».

C’est au cours de cette conférence de presse que de Gaulle demande : « Pourquoi voulez-vous qu’à 67 ans je commence une carrière de dictateur ? » expliquant : « La République, il fut un temps où elle était reniée, trahie par les partis eux-mêmes et, moi, j’ai redressé ses armes, ses lois, son nom ! »

Tous les caciques du régime qui se délite viennent auprès de de Gaulle : Antoine Pinay le 22 mai 1958, Guy Mollet qui lui écrit le 26 mai 1958 et, surtout, Pierre Pflimlin lui-même, le chef du nouveau gouvernement, qui rencontre clandestinement de Gaulle à Saint-Cloud dans la nuit du 26 au 27 mai 1958.

La lenteur des discussions inquiète de Gaulle car l’aile gauche rassemblée autour de Pierre Mendès France fait marche arrière, réalisant que le retour de de Gaulle va faire mal au parlementarisme, et craignant que les ultras d’Algérie prennent de l’ascendant sur le général : le 18 mai 1958, des émissaires du comité d’Alger sont venus à Toulouse pour mettre en place des comités dans le sud de la France et surtout, le 24 mai 1958, les parachutistes corses se mettent sous les ordres du colonel Thomazo d’Alger, faisant craindre l’imminence d’un coup d’État à Paris.

Pour ces raisons, de Gaulle décide d’accélérer le processus en le boostant un peu et en égratignant au passage la susceptibilité de Pierre Pflimlin qu’il vient de quitter (avec la promesse de se revoir !) par la publication le 27 mai 1958 à midi de ce communiqué resté célèbre : « J’ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain capable d’assurer l’unité et l’indépendance du pays », alors que Pflimlin n’est pas encore démissionnaire !

Des mots assez vagues ("processus" et pas "procédure") laissant entendre que tout est désormais plié, puisque ça a été fait "hier". Or, il ne s’était encore rien passé. C’est là du grand bluff gaullien, celui qui fait transformer les républiques par ses seuls mots.

La suite du communiqué renvoie les officiers Massu et Thomazo à leurs fonctions subalternes et redonne aux chefs de l’armée en titre leur plein rôle de maintenir les forces armées exemplaires (alors que de Gaulle n’a aucune légitimité à donner des consignes à l’armée). Apparemment juste à temps, car les hommes de Massu auraient dû sauter sur la métropole le lendemain avec l’accord de Michel Debré et de Jacques Foccart (mais de Gaulle n’en aurait été personnellement averti que le 28 mai 1958).

Toutefois, la menace d’un putsch à Paris a suffi pour que Pierre Pflimlin démissionne le 28 mai 1958 juste après un large vote de confiance, un peu comme Paul Reynaud démissionnant le 16 juin 1940 alors que son maintien aurait évité le recours au maréchal Pétain.

La gauche se met alors à manifester entre la place de la Nation et la place de la République pour s’opposer au diktat militaire.


Dans le prochain article, alors que l’idée d’un retour au pouvoir de de Gaulle fait son chemin avec la nécessité de le vêtir d’une procédure démocratique convenable, on verra que celui qui aura finalement permis la résolution de la crise n’est autre que le chef suprême de ce régime des partis, René Coty.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (29 mai 2008)


Pour aller plus loin :

De Gaulle, la vie, la légende de Philippe Ratte, éd. Larousse (novembre 2000).

La conférence de presse du général de Gaulle du 19 mai 1958.

La Constitution de la Ve République (4 octobre 1958).


Liste des articles du sujet :

Premier article : un brave homme élu par hasard.

Deuxième article : la crise de mai 1958.

Troisième article : le coup de force de René Coty.


NB : j’ai évoqué dans ce texte le "Sénat" pour une simplification du langage et une meilleure compréhension, mais il va sans dire que l’appellation exacte de la seconde chambre entre 1946 et 1958 est le "Conseil de la République".




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