Les nouvelles classes populaires

par Terra Nova
mardi 21 juin 2011

Dans deux tribunes parues aujourd'hui dans Libération, Olivier Ferrand et Étienne Schweisguth répondent aux réactions suscitées par le rapport de Terra Nova "Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?". Pour Olivier Ferrand, il n'a jamais été question de "dire adieu" aux classes populaires, mais de reconnaître en leur sein le clivage opposant les classes populaires intégrées, travaillées par la peur du déclassement, et celles subissant le précariat, le chômage ou l'exclusion : Français des quartiers populaires, minorités, jeunes peu qualifiés, femmes en situation précaire. C'est à la gauche de défendre ces nouvelles classes populaires. Selon Étienne Schweisguth, qui rappelle la nature culturelle, et non pas seulement économique, du clivage droite-gauche, c'est également à la gauche d'être suffisamment attractive pour répondre aux attentes économiques et sociales des classes populaires, et les détourner de la voie du repli national.

La tribune d'Olivier Ferrand :
 
La gauche doit défendre les nouvelles classes populaires
 
Cynisme électoral, trahison de classes, boboland contre les prolétaires… Une vive polémique – le venimeux article de Frédéric Sawicki paru dans Libération en est un nouveau témoignage - a accueilli le dernier rapport de Terra Nova[1] : nous proposerions à la gauche de « dire adieu » aux classes populaires. Rien n’est plus absurde. Cette polémique révèle toutefois un impensé fondamental : les classes populaires (ouvriers, employés) sont toujours au cœur électoral de la gauche, mais ce ne sont plus les mêmes qu’en 1981.
 
Dans la société du plein emploi d’hier, les classes populaires étaient toutes au travail, unifiées autour du monde ouvrier. Dans la société de crise d’aujourd’hui, une ligne de fracture fondamentale est apparue en leur sein.
 
Il y a d’un côté les classes populaires intégrées : plus diverses qu’hier (déclin des ouvriers de l’industrie, montée en puissance des ouvriers des services et des employés), elles ont en commun un emploi stable, en CDI, mais, travaillées par la crise, elles ont peur du déclassement et sont tentées par le repli identitaire. Une partie de cet électorat, qui votait hier communiste, a basculé Front national. 
 
Il y a de l’autre côté une population nouvelle, qui n’existait pas sous les Trente Glorieuses  : les classes populaires déclassées, outsiders sortis du marché du travail, victimes du précariat, du chômage, de l’exclusion. On y trouve les habitants des quartiers populaires, les minorités, les jeunes peu qualifiés, les femmes en situation précaire – avec la jeune mère célibataire comme figure moderne de la pauvreté. Ouvriers au chômage, jeunes en galère de petits boulots en CDD, employées à temps partiel subi, blacks et beurs discriminés à l’embauche : ce sont eux, les nouvelles classes populaires. Et ils votent massivement à gauche : 80 % pour les quartiers populaires, 70 % pour les jeunes, 60 % pour les femmes. Ils sont au cœur du nouveau socle électoral de la gauche.
 
Ces Français sont aujourd’hui violentés, en butte à la vindicte populiste du FN et d’une UMP radicalisée. Sous les coups de boutoir du sarkozysme, le virus anti-assistanat a métastasé au sein de la société française. Les chômeurs sont devenus des « assistés », des « profiteurs », des « fraudeurs », à qui il est urgent de couper l’accès à l’Etat-providence. De fait, la solidarité décline rapidement : les minimas sociaux représentaient 50 % du revenu médian il y a dix ans, ils n’en représentent plus que 40 %. Et 466 euros de RSA-socle pour survivre, c’est encore trop, nous dit Laurent Wauquiez. Contrairement à une légende politique, la France n’est pas le pays le plus solidaire du monde, c’est l’un des moins solidaires d’Europe : les minimas sociaux en Europe atteignent en moyenne 60 % du revenu médian, 75 % dans les pays les plus solidaires – Allemagne, Pays-Bas, pays nordiques, Angleterre. La France cultive ainsi une exception délétère : paupériser les plus pauvres de ses concitoyens.
 
Ces Français sont aussi attaqués dans leur identité. Ce sont les « jeunes » fainéants, la « racaille » de banlieue… Et naturellement les Français d’immigration récente. A ceux-là, on fait comprendre qu’ils ne font pas partie de la communauté nationale. Que leur religion allogène n’a pas sa place dans la République. Que, tout simplement, ils ne devraient pas être là : « la France, tu l’aimes ou tu la quittes ».
 
C’est à la gauche de défendre ces nouvelles classes populaires (ce qui, au passage, ne signifie pas abandonner les anciennes !). Parce que c’est juste : il s’agit des Français les plus modestes, en situation la plus difficile – ceux que la gauche a vocation à soutenir en priorité. Et, bonne nouvelle, parce que c’est payant électoralement. Au premier tour : face au risque d’un nouveau 21 avril, la mobilisation de l’électorat de gauche est cruciale. Et au second : toute la population française ne glisse pas à droite, au contraire une majorité progressiste émerge en rupture avec la radicalisation populiste, en phase avec les valeurs de la gauche – la solidarité sociale, l’humanisme.
 
Or la gauche ne les défend que très timidement. C’est un angle mort de son discours politique : dans son imaginaire ouvriériste, les classes populaires sont toujours celles de 1981, les travailleurs hommes à l’usine. Elle pense que c’est un électorat peu nombreux : c’est faux, il y a dix à quinze millions d’électeurs en jeu. Qu’il ne vote pas : c’est faux, il vote par intermittence, il vote massivement si on le mobilise, comme en 2007. Elle le traite parfois avec malaise ou mépris : comme Frédéric Sawicki, qui le compare à un « lumpenproletariat » marginal réunissant « trimardeurs, filous, prostituées » - la lie de la société. Surtout, elle recule face au populisme. Recul lors du débat sur l’identité nationale et la laïcité : nous avons tous signé des pétitions pour dire qu’il ne fallait plus en parler, retourner à la question sociale. Défendre la France métissée, la place de l’islam dans la République, ce serait faire le jeu du FN. Recul lors du débat sur l’assistanat (c’est pourtant bien la question sociale) : défendre les assistés, ou le bilan de la gauche (RMI, CMU), ce serait, là aussi, faire le jeu du FN.
 
Cesser de reculer, lutter pied à pied contre le populisme : la gauche ne doit pas basculer du surmoi marxiste au surplomb lepéniste. Tel est le vrai enseignement du rapport de Terra Nova : la gauche ne gagnera pas les élections en reniant ses valeurs, mais en les affirmant.
 
 
La tribune d'Etienne Schweisguth :
 
Les valeurs culturelles sont au cœur du clivage droite-gauche
 
Nombre de ceux qui ont réagi négativement au rapport de Terra Nova « Gauche : quelle majorité pour 2012 ? » estiment que ce rapport présente les classes populaires de manière « caricaturale et insultante », trahit un « mépris » à leur égard, voire même reprend à son compte le stéréotype de l’ouvrier « sale et méchant ».
 
De tels reproches, en fait, s’inscrivent dans la tradition marxiste de glorification de la classe ouvrière. Ils traduisent une vision simplificatrice et manichéenne de la hiérarchie sociale dans laquelle le mal est nécessairement du côté des dominants et le bien du côté des dominés. Désacraliser tant soit peu la classe ouvrière, c’est, à leurs yeux, remettre en cause ce qui constitue la clé de voûte de leur système idéologique. D’où la vigueur de leurs réactions… Ces reproches visent en outre évidemment à disqualifier les auteurs du rapport de Terra Nova – on ne prend pas au sérieux des gens qui méprisent les ouvriers – et à esquiver le débat sur les faits et les arguments présentés dans le rapport.
 
Cette manière de vouloir à tout prix préserver la pureté morale et politique des classes populaires, au risque de nier les évidences, a pour inconvénient majeur de faire obstacle à une analyse sociologique et politique réaliste du lien entre structure sociale et orientations politiques, ce qui a été l’objectif du rapport de Terra Nova. S’appuyant sur les travaux de la sociologie politique depuis une trentaine d’années, le rapport souligne deux faits.
 
Le premier est que le clivage gauche-droite ne correspond pas uniquement à des enjeux économiques, comme le voudrait les modernes héritiers du marxisme, mais aussi à un clivage sur des valeurs culturelles (libéralisme des mœurs, autorité, sécurité, tolérance, etc.). Il n’y a d’ailleurs là rien de nouveau : historiquement, avant de correspondre à un clivage sur les questions économiques et sociales, le clivage gauche-droite a correspondu à un clivage sur le régime politique et sur la question religieuse.
 
Le second est que les valeurs d’humanisme et de tolérance sont davantage présentes dans les milieux sociaux où le niveau scolaire est élevé que dans les milieux populaires. On peut formuler cela de nombreuses manières différentes avec quantité de connotations différentes. Mais quelle que soit la manière dont on l’exprime, et bien que cela soit à l’évidence désagréable à admettre pour des gens de gauche, force est de reconnaître que les tendances xénophobes et le rigorisme sécuritaire sont plus répandus dans les milieux populaires que dans les classes supérieures.
 
Du point de vue de la stratégie électorale, qu’on ne saurait oublier si l’on veut être efficace politiquement, cela a d’importantes conséquences, car cela rappelle que les électeurs ne sont pas nécessairement politiquement homogènes, selon que l’on considère leurs opinions sur la dimension des valeurs économiques ou sur celle des valeurs culturelles. Certes, les électeurs les plus politisés se situent souvent de la même manière, soit à droite soit à gauche, sur chacune des deux dimensions : ils sont, par exemple, à la fois xénophobes et partisans du libéralisme économique, ou bien à la fois tolérants à l’égard des immigrés et partisans d’une redistribution égalitaire des revenus. Mais l’analyse des enquêtes d’opinion montre que, dans de nombreux cas, les membres des classes supérieures ont tendance à être à gauche du point de vue des valeurs culturelles et à droite du point de vue des valeurs économiques, l’inverse étant vrai pour les membres des milieux populaires.
 
La question de stratégie électorale qui se pose pour 2012 est de savoir à partir de quelle dimension de valeurs les différentes catégories sociales se détermineront pour décider de leur vote. Une gauche peu attractive pourrait amener les milieux populaires à se déterminer en fonction de leurs valeurs culturelles et à choisir la voie chauvine et xénophobe du repli national. Si, en revanche, les propositions de la gauche leur paraissent crédibles, on peut penser qu’ils se détermineront en fonction de leurs attentes économiques et sociales et que la gauche retrouvera une grande partie de l’électorat populaire. Inversement, les diplômés se détermineront sans doute largement en fonction de leurs valeurs d’humanisme et de tolérance et auront tendance à rejeter un candidat sortant qui a beaucoup pratiqué une pêche aux voix sur des thèmes sécuritaires flirtant avec la xénophobie.


[1] « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? » : http://www.tnova.fr/essai/gauche-quelle-majorit-lectorale-pour-2012

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