Les prophètes de l’islamo-gauchisme

par Boogie_Five
lundi 23 janvier 2023

De tous les mots ayant eu l’honneur d’être couronnés d’un suffixe en -isme, peu connaissent ces dernières années autant de succès que l’allitération d’islamo-gauchisme, bien qu’encore devancé par le simple anathème de populisme, demeurant le produit phare indépassable des formules chocs pour racoler et alpaguer du client. Régulièrement à la une de nombreux journaux qui se proclament à l’avant-garde d’une information éclairée révélant le vrai du vrai, au bénéfice d’une population forcément sans repères, perdue et désemparée dans le grand marché publicitaire, la figure du salafiste gauchiste enflamme et fait florès. Puisque le marketing identitaire fait vendre et monte en gamme, rien d’étonnant à ce qu’il mette au diapason les débats de culture et de société, dont le contenu est programmé d’avance par les directions éditoriales. Emportés par les formules polémiques fracassantes qui répètent les mêmes schémas et brassent du vent, les prophètes en guerre contre l’islamo-gauchisme paradent et bombent le torse dans les médias, très loin des champs de bataille où ils entendent investir leurs troupes, autour des territoires dit « perdus de la République ».

 

À quoi tient un bon slogan qui cristallise l’émotion et autour duquel peuvent se déployer une propagande et une masse de militants ? Tout d’abord par sa simplicité de sens : des notions pas trop compliquées et compréhensibles par tous, cela va de soi. Ensuite reprendre un syntagme, une onomatopée ou une locution qui accroche et interpelle, comme un signe de ralliement : le mot islam, par sa profondeur et son envergure universelle, étant parfait pour cela. Puis l’associer avec une catégorie idéologique très clivante capable de susciter de la tension, d’éveiller la simple curiosité passagère du tout-venant et in fine d’alimenter une machine à buzz intarissable : la gauche révolutionnaire, toujours prompte au coup de poignard dans le dos, défendrait les mêmes valeurs barbares que les islamistes avec qui ils ont scellé un pacte diabolique pour détruire la civilisation occidentale... Pas nécessaire d’aller plus loin dans le rappel des techniques de communications pour décortiquer ce type de propagande, des montagnes de manuels scolaires de 1er cycle supérieur y suffisent déjà en la matière.

 

Persiste la question que tous les concernés tentent de définir, reformulée à chaque parution en une des journaux tendances où des sommités intellectuelles médiatiques livrent leurs angoisses sur le sujet : comment dénoncer une traîtrise idéologique dont personne se réclame ouvertement par définition ? Parce qu’à la différence du populisme ou de toute autre idéologie finissant par -isme, très peu d’acteurs politiques et aucun leader d’importance s’en revendiquent jusqu’à présent. Le marquage d’islamo-gauchisme est généralement infligé à la volée de manière unilatérale et arbitraire, sans autre forme de procès. Et ce d’autant plus qu’il est sous-entendu comme synonyme d’antisémitisme, sceau d’infamie suprême et de bannissement éternel dans les sociétés occidentales. Les contours de son champ d’application et de sa définition étant assez flous pour permettre à ceux qui les manipulent de disqualifier des adversaires et des concurrents là où ils le jugent utile et nécessaire, dès lors qu’un soupçon d’accointance avec l’islamisme pèse sur un militant de gauche. Et grâce au concours de centaines de millions de musulmans répartis dans le monde, singulièrement absents dans ce grand tribunal inquisitorial qui les concerne au premier chef, la réserve de chasse s’avère illimitée et inépuisable.

 

Car qui parle d’islamo-gauchisme si ce n’est leurs juges et leurs détracteurs ? Malgré l’étendue planétaire du peloton d’exécution, quasiment aucun des condamnés n’a reconnu l’islamo-gauchisme comme horizon et étendard, en puisant dans un patrimoine qui leur serait commun : corpus idéologique, mémoire des pionniers, fondateurs et héritiers, créations littéraires et artistiques, partis, confréries et associations, etc. Excepté des actes et propos isolés dont la cohérence d’ensemble reste à démontrer, aucune unité bien identifiable n’émerge pour donner corps à cette vaste conspiration qui serait incarnée par un islamo-communisme hautement structurant et organisé. Ce dernier n’existant surtout que dans la tête de quelques grands z’intellectuels français vendeurs de best-sellers, d’Éric Zemmour à Gilles Kepel en passant par Caroline Fourest et Michel Onfray.

 

En raison de ce manque cruel de correspondance avec la réalité, le vide de sens autour de la notion critique ne laisse plus qu’apparaître l’intention idéologique de leurs utilisateurs : la mise en œuvre d’une nouvelle catégorisation idéologique selon un prisme ethnico-religieux taillé pour les banlieues françaises populaires. Difficile à contredire et à démonter dans tous ses détails, une contre-contre-révolution – la répétition est volontaire – serait nécessaire pour réparer les dégâts et désintoxiquer les esprits. Car à travers les estocades verbales mises en scène par le décorum médiatique, implicitement sont encouragés les opérations coup de poing et les procès-spectacles d’autocritique. Le discours laïque et humaniste ciblant l’islamo-gauchisme dégénère vite en une théâtralisation de guerre totale entre civilisations, où la gauche révolutionnaire et ses bataillons de barbares extra-européens menaceraient les valeurs et les libertés défendues par la grande chevalerie occidentale, composée principalement de vieux bourgeois cupides reclus dans les donjons d’un régime capitaliste mortifère et à l’agonie. Houellebecq et Finkielkraut, prenez garde ! Des fedayins cégétistes bien barbus toquent déjà à votre porte ! Karl Marxou akbar !

 

Que les prophètes de l’islamo-gauchisme se révèlent finalement être ceux qui le combattent de toutes leurs forces, est-ce si paradoxal ? La chute de Rome en 410 n’avait-elle pas été imputée à la montée du christianisme, accusé d’abjurer les anciens dieux protecteurs ? Est-ce totalement la faute des adversaires et de leurs supposés alliés si le modèle occidental, c’est-à-dire le capitalisme libéral américanisé, ne fédère plus les peuples et s’assoit sur leurs volontés ? Accuser des ennemis d’être responsables de ses propres turpitudes ne leur donne t-il un rôle plus important que celui de leur accorder une place encadrée dans le dialogue et l’espace public, quand bien même cela contredirait ses principes et valeurs ? La démocratie et la paix ne se conquièrent-elles pas à ce prix ?

 

À tort, il est généralement considéré que la restriction des libertés envers une minorité, soit-elle extrémiste et radicalisée, permet de garantir au reste de la population leurs droits et leur sécurité. Cela peut paraître contre-intuitif tellement la passion du châtiment reste ancrée dans les régimes politiques contemporains, y compris dans les sociétés occidentales, mais tous les exemples récents le prouvent : la discrimination envers les minorités musulmanes dans certains pays asiatiques, et envers les populations chrétiennes au Proche et Moyen-Orient, débouche toujours sur le renforcement de la dictature pour tous les autres. Les cas emblématiques étant ceux de la Birmanie et de la Chine, où les progroms contre les Rohingya et l’internement en masse des Ouïghours sont concomitants à une répression sans distinction par l’oligarchie militaire dans l’une, et au retour d’un culte de la personnalité totalitaire dans l’autre. Et il serait bien naïf de croire qu’il s’en passerait autrement en Occident sous prétexte que la démocratie y serait plus évoluée et les militaires en retrait de la décision politique : en cas de généralisation de conflit social, ceux qui gèrent la violence et font les basses besognes mobiliseraient toutes les ressources et imposeraient leur diktat à la société civile. Un ordre militaro-policier a toujours tendance à s’autonomiser puis à imposer sa propre loi à tous les compartiments du pouvoir et de la société.

 

D’autre part, la stratégie de la tension qui sous-tend le discours critique sur l’islamo-gauchisme a aussi comme fâcheuse conséquence de rejeter dans l’ombre et l’oubli l’histoire trouble des relations entre les démocraties occidentales et les islamistes depuis la décolonisation, qui à l’occasion se sont alliés contre l’Union soviétique. Avant l’expansion internationale du salafisme financé par les pétromonarchies, que les puissances occidentales ont soutenu pour mettre à genoux leur adversaire et gagner la Guerre froide, les partis laïcs, socialistes ou communistes non-alignés plus ou moins sympathisants de Moscou, comme en Indonésie, en Afrique du nord et en Syrie, ont fini par être décapité par les islamistes ou se sont confessionnalisés sous leur pression, puis ont subi la tribalisation de leurs systèmes politiques, comme en Irak et en Syrie. Donc à l’échelle internationale la fable de l’islamo-gauchisme ne tient pas puisque les partis laïques au pouvoir dans les pays musulmans répriment et écartent les partis de gauche, et entretiennent des relations ambivalentes avec les islamistes en alternant intégration et répression, afin d’assurer à ces oligarchies autoritaires tribales et confessionnelles un minimum de stabilité et de conformité vis-à-vis du capitalisme néolibéral à qui ils prêtent allégeance.

 

Les seuls cas où peuvent être constatées des convergences de lutte entre la gauche et les islamistes se limitent à la période des mouvements d’indépendance des années 1920 aux années 1960 dans différents pays musulmans, c’est-à-dire au moment de l’apogée du communisme international avant sa désagrégation progressive à partir des années 1970, puis jusqu’à aujourd’hui dans la situation très particulière de la Palestine, qui dans les faits n’a jamais été reconnu comme un véritable État. Mais ces convergences de court terme, plus tactiques qu’idéologiques, se faisaient dans le cadre de mouvements de libération nationale qui englobaient aussi d’autres tendances politiques, et il serait bien hasardeux de réduire à une hypothétique alliance islamo-gauchiste l’indépendance de certains peuples musulmans pendant la décolonisation. Aucune de ces luttes de libération ne déboucha finalement sur l’instauration d’un régime qui aurait institué une fusion entre communisme et islam. C’est plutôt en s’inspirant des régimes autoritaires occidentaux, de type bonapartiste ou national-conservateur, où un parti unique est soumis au culte d’un chef militaire et parfois de la dynastie qu’il fonde : Nasser, Boumédienne, Assad, Bourghiba, Suharto, puis tous leurs successeurs.

 

Ce détour par le contexte international permet de mieux s’apercevoir que l’étendue dans laquelle se déploie la propagande française contre l’islamo-gauchisme se limite essentiellement à des enjeux strictement nationaux. Avec quelques ramifications dans « l’étranger proche », il n’y a qu’en France qu’un tel débat a lieu autour d’une notion prétendument académique qui est très peu utilisée ailleurs, même dans des pays où l’islamophobie est de haute intensité comme dans l’Inde du nationaliste hindou Narendra Modi. Alors pourquoi une telle spécificité française au sujet de cette expression d’islamo-gauchisme, par rapport aux autres pays où la critique de l’islam se fait directement et sans recourir à de tels artifices idéologiques ? À cause de la gauche radicale dira t-on, évidemment... qui terrorise la majorité silencieuse de souchiens désarmés et manipule la sphère politico-médiatique sous la menace de commandos maoïstes salafistes planqués dans des universités de gauche et prêts à surgir à tout moment : surtout ne vous retournez pas ! C’est pire que les Grandes Purges et la Shoah réunies !... Si seulement un dixième de ce type de propos était réel, les français auraient gardé leur retraite à 60 ans et gagneraient un SMIC à 2000 euros.

 

C’est une tradition nationale que les élites françaises préfèrent toujours utiliser un vocabulaire académique châtié pour rendre raffiné une pensée barbare, en prenant parfois un air pusillanime qui les disculperait de toute responsabilité dans les conséquences funestes de leur discours, qui ne résout absolument rien et jette un écran de fumée sur la réalité de la situation. Le fait d’associer la gauche à l’islamisme permet seulement de mettre un vernis de sociologie studieuse sur des analyses idéologiques grossières et légitime la position anti-musulmane de certains propagandistes auprès de classes éduquées avides de foires d’empoigne sur des sujets sensibles car touchant à la religion. Produisant des images et des effets rhétoriques efficaces et spectaculaires, mais qui nécessitent dans le fond une articulation complexe entre deux notions aussi vastes et finalement difficiles à saisir pour le néophyte, sans même relever de sa pertinence scientifique très douteuse, au final le disqualificatif d’islamo-gauchisme laisse de marbre la grande majorité des français et répand plus de confusion qu’autre chose.


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