Lettre ouverte d’un préparationnaire désabusé à M. Peillon

par Alexandre_G.
samedi 7 décembre 2013

Ces derniers jours, j’ai appris que j’étais une élite qui tendait à reproduire le statut de mes parents qui étaient également des élites. L’inconvénient, c’est que je ne l’apprends que dernièrement, alors que cela fait désormais dix-neuf ans que je connais mes parents et ma famille. Et j’imagine que M. Peillon ainsi que tout son ministère connaissent à coup sûr bien plus sur ma famille et ses racines que moi-même. Il paraît évident que M. Peillon me connaisse d’avantage que moi-même : comment ne pas qualifier de nanti et fils de nantis un jeune homme, né à Toulouse un 5 décembre 1994, de parents alors tous deux employés dans une banque française, eux-mêmes fils de réfugiés de différents pays ? Mon grand-père est arrivé en France à la suite du génocide des Arméniens, a perdu toutes ses richesses au port de Marseille, avant de finir par vivre à Paris. Envoyé en Allemagne à l’occasion du Service du Travail Obligatoire, il est revenu par la fuite, et s’est éteint dans un minuscule appartement avec sa femme paralysée à Paris. Ma grand-mère paternelle a fui la guerre d’Espagne dans les années 1930. De Charybde en Scylla, elle a été internée dans des camps de réfugiés de l’Ariège, avant de pouvoir atteindre la Normandie, où elle a assisté au débarquement des Alliés. Elle a passé sa vie à thésauriser, connaissant le prix de la haine et de la dictature, et soucieuse de ne plus avoir à souffrir du manque et de la faim comme elle en a souffert. Mais surtout, si je souhaite me rapprocher du sujet qui m’intéresse ici, il n’y a dans ma famille aucune personne qui a côtoyé sérieusement des études d’un niveau supérieur. A tout le moins pourrais-je citer une de mes sœurs, qui a rapidement abandonné ses études en langue italienne. Mes parents n’ont pas le bac, et ont conservé leur emploi à une époque où s’insérer dans le marché du travail était aussi simple qu’il l’est aujourd’hui d’aller s’inscrire au Pôle Emploi. Mes grands-parents n’ont jamais été à l’école, et ne doivent leur survie qu’à leur propre mérite. Et pourtant, aujourd’hui, je suis fier d’être un élément du système préparationnaire français.

Moi, simple fils d’employés du tertiaire, ayant traversé une multitude de turpitudes financières, familiales, sentimentales, je ne veux voir en mon accession aux Classes Préparatoires qu’un effet de mon mérite. Certes, j’entends objecter à tous mes camarades que le système préparationnaire se compose de beaucoup d’éléments provenant de milieux enviables. Je ne connais aucun fils de Sans-Domicile-Fixe travaillant à mes côtés, ni même de fils d’agriculteurs. Encore que, il m’en vient en tête deux ou trois. Mais si les inégalités transparaissent dans l’Education Nationale, faut-il en imputer la culpabilité à un système qui se trouve au début de l’Enseignement Supérieur, soit déjà bien après la dispensation de bases éducatives faisant une différence au niveau de l’éducation ?

J’estime avoir plus de facilité à discerner ces enjeux, dès lors que j’ai moi-même passé un bout de ma scolarité dans un établissement peu renommé pour sa réussite. Le collège où j’ai étudié était un établissement situé en périphérie Nord de Toulouse. Comme tous les collèges de banlieue, les fonds qu’on lui attribuait étaient maigres. Le système français de positionnement des classes peu aisées dans la périphérie immédiate du centre-ville a fait que je me révélais être partie intégrante de la petite communauté d’élèves ayant un nom « qui sonne Français ». Oui, dans mon collège, il y avait une forte communauté maghrébine, qui se disputait sans cesse la fierté d’être tunisien, marocain ou algérien. Et tout cela en parlant Français. Aujourd’hui, je vois cela comme une richesse. Oui, j’ai côtoyé des gens du voyage, des sri-lankais, des roumains. Oui, j’ai subi des agressions à l’arme blanche, des menaces racistes. L’enseignement que l’on me dispensait était somme toute suffisant. Mais les portes qui s’ouvraient à moi étaient des plus étroites. Un dossier où l’on voit écrit « Collège Toulouse-Lautrec » est bien moins intéressant qu’un autre où l’on verrait « Collège Romain Rolland » (situé à l’Union, en périphérie aisée). Il est avéré qu’en sortant du collège où j’étais, mes solutions se réduisaient à « Lycée Toulouse-Lautrec », et encore, parce que j’étais un bon élément. Mais j’en arrive au fait : j’étais un bon élément. Non pas parce que mes parents m’ont doté d’une intelligence supérieure, mais j’ai l’intime conviction qu’un travail rigoureux ne peut qu’amener à des résultats de qualité. Aussi, j’eus l’audace de postuler pour un lycée du centre-ville, auquel je fus accepté, les larmes aux yeux. Et tout cela me permit de faire ma rentrée en Classes Préparatoires au Lycée Saint-Sernin, quatre ans plus tard. Est-il encore possible de me voir comme fruit de la reproduction d’une élite ? Et je ne suis absolument pas un cas unique.

Mais ce que vous avez dit M. Peillon est très grave. En plus d’être hautement mensonger, révélant une méconnaissance totale, sinon une ignorance, de la question, vos propos ont insulté chacun de nous, étudiants préparationnaires comme professeurs. Je ne puis aujourd’hui me remettre du fait qu’après que le système éducatif m’ait fait confiance en m’acceptant en CPGE, il me dédaigne aujourd’hui en me disant que finalement, si j’ai pu arriver jusqu’où j’en suis, ce n’est seulement que parce que mes parents sont riches. Pourquoi au départ croire en mes capacités, pour ensuite me dire qu’elles n’ont rien à voir avec ma réussite ? Pourquoi briser cette fierté que j’avais, cette unique fierté, qui était de me sentir habile dans la réflexion intellectuelle ? Voilà l’impression que j’ai depuis que j’ai appris votre décret : je ne comprends pas. Je ne sais pas pourquoi vous m’en voulez. J’espérais pouvoir faire autre chose qu’employé dans une banque, parce que je me suis trouvé une passion dans le travail de l’esprit, et aujourd’hui vous me dites que cette habileté n’a jamais existé, et que la Catégorie Socio-Professionnelle de mes parents inscrite sur mon dossier d’inscription a d’avantage joué en ma faveur que mes résultats. Comprenez dès lors que vous m’insultez, et qu’en plus de cela vous insultez le milieu intellectuel Français, dont bon nombre de ses membres peut se targuer de ne pas agir en fonction des éventuelles promotions qu’ils peuvent avoir, mais parce qu’ils cherchent à faire progresser la pensée humaine. C’est aujourd’hui cela que vous allez empêcher.

En éliminant les Classes Préparatoires, vous destinez les classes les moins aisées à ne plus pouvoir accéder aux Ecoles de l’Enseignement Supérieur, qui sont la garantie d’une entrée en douceur dans le milieu intellectuel français. Vous qui souhaitez dissoudre les Grandes Ecoles (comme vous l’avez dit si explicitement dans un entretien à France Inter en 2010), ne comprenez –vous pas qu’elles sont à la portée de tous, si l’on se donne la peine de postuler pour une Classe Préparatoire ? Le simple rappel qu’un élève admis en Ecole Normale Supérieur reçoit un statut de fonctionnaire stagiaire de l’Etat, rémunéré et logé lors de leur scolarité dans l’établissement, devrait pouvoir vous convaincre que c’est un lieu que tout le monde veut. L’Etat investit dans ses étudiants, pour qu’après ceux-ci le leur rendent. Et ne rabâchez pas vos sempiternelles balivernes à propos de dépenses trop élevées : vous qui êtes un homme de philosophie, devez certainement concevoir qu’un investissement n’a jamais de répercussions conjoncturelles, mais qu’il vise avant tout à modifier structurellement la totalité. Aussi, si vous dépensez tant pour les étudiants de CPGE et pour les élèves de l’Ecole Normale Supérieure, c’est que ceux-ci jouent en votre faveur par la suite. Ils deviennent membres d’un ministère, membres d’organismes d’Etat, voire même professeurs… Excusez-les de ne pas vous rapporter des millions d’euros que vous vous précipiterez de cacher dans vos hottes fiscales le lendemain de leur remise de diplôme, je pense que cela n’était pas dans leurs intentions. Et en tant qu’apprenti historien, je me dois de vous rappeler qu’on retient d’avantage dans l’histoire les progrès intellectuels que les politiques d’austérité. A vous d’en chercher la raison.

Aujourd’hui, votre réforme m’a totalement désorienté. Suis-je un nanti ou dois-je me considérer selon mes capacités à réfléchir ? Moi qui souhaitais me destiner à l’enseignement (et qui plus est en CPGE !), est-ce réellement dans mes intentions que de devenir un nanti ? L’image que j’avais de mes professeurs, proches de nos incertitudes, attentifs à la moindre de nos incorrections, et que nous considérons comme des figures paternalistes, est-elle réellement celle que je m’étais faite ? Suis-je idiot et riche ? Il semble que non, étant donné qu’aujourd’hui je me mobilise. Si je me dis que ce que vous faites n’est pas justifié, c’est que je réfléchis. Jour après jour, nous nous rendons compte à quel point ce détail de l’année passe à la trappe auprès du plus grand nombre. Journaux, gratuits, télévision, radio… Aucun média ne relaye le point de vue des professeurs et encore moins des étudiants. Mais je tente tout de même ma chance. Peut-être que mon cas particulier s’ajoutera aux innombrables que je côtoie chaque jour, et qui à chaque fois remettent en cause vos accusations.

Vous ne nous sacrifierez pas sous le seul prétexte de votre haine des élites intellectuelles. L’idée de ne devoir ma réussite qu’à ma soi-disant situation financière avantageuse me répugne. Je ne vous laisserai pas m’insulter, ni insulter tous mes camarades. Je veux pouvoir prétendre à un enseignement d’excellence, gratuit, et qui regardera mes qualités de réflexion plutôt que mon porte-monnaie. Cet enseignement, je l’ai trouvé en CPGE. Personne ne vous laissera le supprimer, soyez-en certain.


Lire l'article complet, et les commentaires