Maurice Lévy : « Profitons-en pour repenser l’Etat »

par scripta manent
lundi 30 janvier 2012

Dans les pages Débats du Monde, en date du 17 janvier 2012, Maurice Lévy, président de Publicis, nous propose de repenser l’Etat : « Puisque le tabou du triple A est brisé, profitons-en pour repenser l’Etat ».


Ce rapprochement entre un épiphénomène - la perte du triple A - et le dessein considérable auquel nous sommes conviés - repenser l’Etat - est troublant.

Lorsque Maurice Lévy écrit « nous sentons tous (que) la perte du triple A emporte la perte d’un statut (… et) se joue tant sur le plan économique que symbolique », il va un peu vite en besogne : ce n’est pas parce que ce « sentiment » est surmédiatisé qu’il est unanime. La même page du Monde comporte d’ailleurs un article de Catherine Gerst, ex-directrice générale de Moody’s France, qui nous rappelle que le double A, auquel seul Standard and Poor’s nous a réduit à ce jour, n’a rien d’infamant et invite plus généralement à une « cure de désintoxication massive » de notre addiction aux notations.

A lire la suite de l’article de Maurice Lévy, on comprend vite que la question de la notation n’est ici qu’une mise en bouche et qu’il faut s’intéresser plutôt au chantier auquel elle sert d’entrée en matière : « profitons-en pour repenser l’Etat ». Là est le fond de l’affaire et le « profitons-en » est lourd de signification : l’Etat a un genou à terre ; l’occasion est belle de le faire ployer encore.

On sent dans tout cela comme une jubilation et l’on ne peut s’empêcher de penser au célèbre mot de Talleyrand : « et maintenant, nous allons faire une immense fortune ».

Le thème majeur de l’article est le déficit budgétaire et « l’aggiornamento » (comprendre « réduction ») de la dépense publique qui en serait le seul remède.

Cette approche monomaniaque des temps difficiles que nous traversons est dans le droit fil de la vulgate ultralibérale : l’Etat est un mal nécessaire, qui doit être réduit à sa plus simple expression. En France, la perte du triple A et le bruit que l’on fait autour donnent une occasion (en or) de sonner la charge. Alors on ne s’en prive pas.

Qu’il faille veiller à toujours mieux contrôler la dépense publique est une évidence, et les rapports de nos Cours des comptes ne manquent pas de rappels à l’ordre, mais on recevrait mieux cette exhortation à la vertu budgétaire si l’auteur ne réservait pas ses flèches aux seuls pouvoirs publics.

A aucun moment n’est évoquée la responsabilité du secteur financier dans l’émergence des crises qui secouent le monde avec une violence croissante. Pas un mot sur les excès spéculatifs, ni sur la dérégulation à outrance qui les a rendus possibles. Rien non plus sur l’impact de ces crises sur les finances publiques : coûts sociaux, perte de recettes fiscales et sociales du fait du contrecoup économique. Rien sur la croissance des inégalités ni sur l’évasion fiscale qui font toutes deux cortège à un système économique qui s’est révélé à la fois inefficace et injuste.

On en perdrait presque de vue que la dépense publique n’est pas réductible à une charge financière. Elle contribue à la redistribution des revenus et donc au dynamisme de la consommation, à la réalisation de projets et de chantiers, à l’exercice de fonctions régaliennes qui soutiennent des pans entiers de l’économie. Plus généralement et plus fondamentalement, elle contribue à l’édification et au maintien d’un modèle de société et d’un art de vivre ensemble. C’est à l’impact de tout ce dispositif qu’il faut s’intéresser et non à la seule réduction des dépenses.

Pour s’en tenir aux aspects économiques, on peut penser que les entreprises adhérentes à l’AFEP (Association française des entreprises privées), que préside aussi Maurice Lévy, n’ont rien contre la dépense publique lorsqu’il s’agit de concourir à des marchés publics ou de bénéficier d’aides et de subsides.

Au surplus, cela fait un moment que le chantier de réduction de la dépense est à l’œuvre dans les services de l’Etat. Depuis 2007, la RGPP (Révision générale des politiques publiques), inspirée par le rapport « Pébereau » sur la dette publique (2005), bouleverse sans grand débat ni publicité les administrations et services publics. Ce devait être un vaste chantier d’amélioration de l’efficacité des administrations et du service au public mais, dans le contexte présent de pénurie et d’urgence budgétaires (lui-même largement alimenté par l’incidence des crises et les cadeaux fiscaux de ces dernières années), ce n’est plus de la réforme, c’est de l’arithmétique : il faut réduire les effectifs et les dépenses, alors on tranche, on sabre, on démembre, on regroupe ... On affaiblit ainsi, et parfois on détruit, des organisations certainement perfectibles mais qui avaient fait leurs preuves. Cela aussi a un coût et nous pouvons nous préparer à des lendemains qui déchantent.

Les Etats et autres collectivités publiques, ont par ailleurs engagé un vaste programme de cession d’actifs qui, pour le seul Etat, a représenté 80 milliards d’euros en 20 ans. Le rythme de ces cessions est appelé à s’accélérer si l’on en croit l’article 61 de la loi de finances pour 2011 (loi n° 2010-1657 du 29 décembre 2010) qui évoque la contribution de ces opérations au désendettement de l'État : « Cette contribution, qui s'établit aujourd'hui à 15%, verra son taux porté à 20% en 2012, 25% en 2013 et 30% en 2014. »

Mais il faut croire que ce n’est pas assez : il y a encore à ronger et Maurice Lévy nous exhorte à nettoyer l’os.

Dans son souci de préserver la rigueur de gestion des deniers publics et de ne pas « hypothéquer l’avenir de nos enfants », pourquoi n’appelle-t-il pas aussi notre attention sur les dégâts présents et à venir des partenariats public-privé ?

Les ravages de ces désormais trop célèbres PPP, viennent d’être évoqués par le journal Le Monde (24 janvier 2012) sous le titre : « Les collectivités ne peuvent plus se passer des PPP - Les 18 milliards de partenariats public-privé conclus depuis 2006 risquent d’asphyxier, à l’avenir, les budgets publics ».

Le domaine d’application de ces « partenariats », conçus à l’origine pour des cas d’urgence exceptionnelle, a été étendu et ils ont pu se développer pendant 5 ans dans un contexte de parfaite opacité budgétaire (il n’y a obligation d’inscrire les loyers à venir dans les bilans publics que depuis 2011 pour les collectivités locales et 2012 pour l’Etat).

Les PPP constituent une redoutable machine à transférer des activités publiques au secteur privé. Sans surprise, ils nous viennent du Royaume-Uni, qui les ont lancés en 1992. Les dégâts sont tels que le comité parlementaire au Trésor britannique, peu suspect de déviationnisme gauchisant, a pu écrire : « Le coût moyen du capital (d’un PPP) est de 8 %, le double des emprunts de l’Etat ». Quant à notre Cour des comptes, elle a conclu en octobre 2011 que « A périmètre comparable, la gestion publique semble moins onéreuse » et s’inquiète de la « soutenabilité budgétaire » de ces dispositifs.

Le louable souci du président de l’AFEP de préserver les finances publiques ne va pas jusqu’à dénoncer cette gabegie, qui est pourtant au cœur du processus actuel de désengagement du secteur public au profit du privé.

Pour, peut-être, éclairer cette grosse parenthèse dans l’ardeur combative de Maurice Lévy, il faut rappeler que l’AFEP, créée fin 1982, après l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir, rassemble les patrons des plus grandes entreprises françaises (1.200 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 5 millions de salariés au total) et que, toujours selon Le Monde, Vinci, Bouygues et Eiffage se sont, à ce jour, partagés 92 % des plus gros contrats de partenariats public-privé.

Dans sa conclusion, Maurice Lévy veut associer toutes les forces productives à son projet : « C’est au prix de cette action (repenser l’Etat et les dépenses publiques) que (le pays) retrouvera son excellence et que ses entreprises, grandes et petites, ses travailleurs, ses entrepreneurs pourront faire la toile de fond de leurs initiatives privées pour la création de richesse et la croissance pour le bien de tous ».

Les « travailleurs » qui liront l’article ne souscriront sans doute pas avec enthousiasme à cet enrôlement, dans la mesure où on leur promet par ailleurs une « réorganisation des prestations sociales », une « simplification des règlementations, en particulier du travail », un « abaissement du coût du travail » et une « révision de nos dispositifs sociaux ».

Alors, « pour le bien de tous » ? Vraiment ? 


Lire l'article complet, et les commentaires