Merdier démocratique ou totalitarisme mou à la fin de l’Histoire ?

par Bernard Dugué
jeudi 2 mai 2013

Dans un essai très commenté paru juste après l’effondrement du communisme, l’intellectuel et conseiller du prince Francis Fukuyama annonça le triomphe de la démocratie contre les totalitarismes et autres dictatures. Les observateurs de la pensée politique ont apprécié avec un peu de recul mais une adhésion confortable cet essai qui semblait livrer une clé de l’histoire. Le terrible 20ème siècle avait enfin son moment de gloire et de sérénité. La démocratie avait triomphé des deux totalitarismes les plus sinistres, le nazisme et le soviétisme. En plus, cerise sur le gâteau, d’autres pays suivaient le grand mouvement d’aspiration des peuples vers la « liberté ». En Asie, en Afrique et surtout en Amérique latine. On croyait achevées les dictatures militaires mais l’embellie s’avéra assez trompeuse. Entre 1990 avec la fin de l’Histoire et 2010 avec une Histoire sans fin, beaucoup de choses se sont passées. Surtout sur le plan économique, technologique et financier. Aussi sur le plan géopolitique avec un pays presque hégémonique, les Etats-Unis. Yougoslavie, Moyen-Orient Afghanistan. Le choc du 11 septembre a servi de prétexte aux tendances sécuritaires. Et les masses sont devenues plus que jamais complices du système. Finalement, rien ne s’est passé comme l’avait prévu Fukuyama ou son adversaire au théâtre idéologique, Samuel Huntington qui prophétisait le choc des civilisations. La démocratie persiste comme une inertie historique mais elle ne progresse plus vraiment et le constat amer, c’est que la démocratie s’oriente vers un régime (ou système) qui semble incorporer des ingrédients totalitaire alors que la démocratie des pères fondateurs est un vague souvenir historique. Ce constat ne peut pas évacué. Il devrait être le ressort des grands débats sur l’évolution de nos sociétés avancées. Mais hélas, force est de constater que la plupart des discussions sont de vaines polémiques sur des sujets pas vraiment déterminants, ou bien des réflexions sur des réformes pour ravaler un système qui en vérité, se dirige vers une pente plutôt douteuse, pour ne pas dire mauvaise.

Ce renversement (cette déviation ou dévoiement) de la démocratie vers un dessein un peu totalitaire devrait renvoyer tous les professionnels de l’analyse politique à leurs chères études. La vulgate angélique racontant un 20ème siècle qui aurait triomphé des totalitarismes et des dictatures ne tient plus. Et donc, il faut oser la question qui dérange. La fin naturelle et culturelle de l’Histoire s’oriente-t-elle vers la démocratie ou le totalitarisme ? A cette interrogation d’ordre téléologique ou eschatologique s’ajoute une question d’ordre ontologique et anthropologique. Le spectre naturel des genres humains issus de l’évolution sociale depuis des millénaires est-il le ressort des sociétés démocratiques ou bien totalitaires ? Autrement dit, la nature humaine faite d’une essence naturelle et d’une essence historique est-elle compatible avec la démocratie ou bien avec le totalitarisme ? Bien évidement, par totalitarisme, je ne fais aucun amalgame avec le nazisme, le fascisme ou le stalinisme ou d’autres régimes ancestraux mais je pointe un totalitarisme d’un genre inédit rendu possible par l’évolution des technologies et des esprits. Il n’y a évidemment aucun argument pour rejeter cette éventualité car en 1914, personne n’aurait imaginé le sort de l’Allemagne de la Russie et de l’Italie à partir des années 1920. Sauf quelques esprits pénétrés de médiumnité.

Dominants et dominés. Cela dit, le processus de transformation sociale est suffisamment avancé en ce 21ème siècle, près de 25 ans après l’effondrement de l’empire soviétique, pour que puissions souscrire à la formule de Hegel et considérer que la chouette de Minerve peut prendre son envol. Les faits réels permettent de tracer une analyse argumentée et même d’élaborer un essai sur les tendances sociales et politiques présentes en ce début du 21ème siècle. Et pourquoi pas une introduction avec quelques considérations anthropologiques. La théorie du genre est à la mode en ce moment. Ne faudrait-il pas mettre de côté ces histoires de genre masculin et féminin, bien anecdotiques eu égard à une autre distinction de genre bien plus fondamentale ? Celle entre le genre soumis (obéissant, exécutant) et le genre dominant (commandant, gérant, décidant). Deux genres qui renvoient à cette vulgate sociologique de la séparation entre les élites et les populations. Une séparation trompeuse car au sein de la caste des élites, on trouvera des exécutants alors que dans la société civile, les dominants sont très répandus, ne serait-ce que dans les cellules des partis, les associations, les cercles de notables locaux… A noter un trait essentiel propre aux structures dominantes dans les systèmes sociaux complexes. Le pouvoir ne repose pas tant sur la force que sur la captation d’information, l’échange de données et procédés et la création de réseaux sociaux centralisés et composés de cercles d’individus capables d’utiliser et gérer les informations. Et maintenant un coup d’œil furtif sur l’Histoire pour montrer que les peuples et les sociétés ont rarement été démocratiques mais plutôt organisées par des pouvoirs autoritaires pour ne pas dire totalitaire

Rappels historiques. A noter l’aurore, le moment démocratique en Occident, avec quelques philosophes singuliers comme Rousseau et quelques pères fondateurs. Washington, Jefferson et Hamilton ont eu quelques penchants démocratiques. Un siècle avant, des avancées pouvant être considérées comme un germe démocratique se sont produites en Angleterre avec le bill of right qui après la révolution de 1689 codifia certains droits en augmentant les prérogatives de la vie parlementaire. Au début du 19ème siècle, Benjamin Constant se fit le chantre du régime parlementaire. Et donc, une première perspective permet d’associer la démocratie à la vie parlementaire et aux partis, même si souvent, ce régime a connu des crises majeures. Cette perspective inclut son opposé qui est le totalitarisme que Arendt caractérisait par un trait essentiel. L’emprise de l’Etat sur la vie sociale et politique avec la suppression des partis la vie parlementaire moderne. Ce trait était évident, tant en Allemagne nazie que dans l’Union soviétique. Le totalitarisme dissout les structures sociales pensait également Arendt. La démocratie a peiné à s’imposer. Puis en 1990, d’aucuns ont crus que la messe était dite, parcourant avec désinvolture l’essai roboratif de Francis Fukuyama sur la fin de l’Histoire paru en 1992, au moment même où l’empire soviétique se fracturait. La démocratie aurait triomphé mais n’a-t-on pas une vision en trompe-l’œil car si on se réfère aux projets des pères fondateurs, cette démocratie post-moderne est bien différente. Pour plusieurs raisons dont l’avènement des moyens techniques et des médias de masse.

Volonté et désir. Rousseau avait dans son contrat social forgé cette notion clé de volonté générale. Laquelle renvoie dans l’idéal à des volontés particulières qui s’unissent sans se renier. Les systèmes totalitaires reposent sur un autre ressort qui est la volonté (ou le désir) des masses, ou si l’on veut la puissance des masses pour reprendre une idée chère à Canetti. Dans la volonté de masse, le particulier se dissout. Vu qu’il n’y a plus de singularité, il n’y a plus de vie sociale car plus de relation entre personnes libres de s’associer. L’individu peut alors être capté par l’Etat. Et maintenant au 21ème siècle ? Après le rêve démocratique des classes moyennes dans les sixties et seventies, un nouvel ordre s’est installé. Il ne repose plus sur la volonté générale au sens de Rousseau et encore moins sur la volonté de masse. Mais plutôt sur les désirs, qu’ils soient massifiés ou individualisés chez les personnes aux penchants narcissiques. Dans un tel contexte, la démocratie de volonté ou de combat axée sur la vie sociale et les controverses s’estompe au profit d’une démocratie devenu un objet de consommation, un intermédiaire où l’Etat est capté par diverses forces désirantes pour satisfaire les consommation alors que ce même Etat devient un second intermédiaire capté par les castes, cercles, élites et autres oligarchies qui exercent des pouvoirs ou réalisent des profits en faisant des masses une ressource humaine amenée à être exploitée telle une masse désirante qui se décline en masse de travail et de production.

Elites et masses. La démocratie basée sur l’aspiration à la liberté devient dévoyée si bien qu’un totalitarisme doux se précise avec l’hyper consumérisme et un désir très présent comme jamais on l’a constaté dans l’Histoire, le désir de sécurité. Qui ne sert pas forcément la liberté, comme dans sa version légitime, mais se développe comme émotion souvent artificielle que le système tente de sevrer en déployant divers dispositifs, politiques ou financiers, police ou assurances, propagandes et psychotropes. Le lien entre le dessein des élites et les désirs de masse s’effectue par le biais des médias de masse, instances parfaitement adaptées à la diffusion des peurs et à l’implantation des désirs. Et ne croyez pas que la seule publicité est responsable. Observez les programmes pour masse sur les sept premières chaînes de la TNT. Pas une qui n’ait point son émission culinaire, décliné avec sa propre spécificité. Un concours de chefs, une compétition entre hôtes pour un dîner parfait, des escapades régionales à la découverte des saveurs. Ensuite, c’est côté jardin, un peu de déco, des maisons à vendre, des compétitions pour les chambres d’hôtes, des conseils bricolage, bref, l’art douillet de vivre en France comme un individu massifié pris en charge par le système politique et médiatique. Soyez prudent dit le monsieur du JT quand il y a de la neige. Les médias maternent les individus. Les masses sont au bout du compte partie prenante du système de domination, autrement dit complices et même enthousiastes. Le totalitarisme mou n’a plus besoin de la terreur politique comme dans les régimes passés, ceux d’Allemagne ou de Russie qui n’ont pas laissé un bon souvenir.

Merdier démocratique. La démocratie au 21ème siècle prend un tournant indécis qu’on peut situer entre le merdier social politique et le totalitarisme mou. La vie sociale reste présente mais elle tend à s’estomper et se déliter, minée par le séparatisme des classes et des territoires. Autre phénomène, le détachement de la vie politique. Un des traits fondamentaux de la démocratie idéale, c’est la participation de tous à la vie politique. Ce qui ne se réduit pas, loin s’en faut, à ces quelques joutes précédant les élections. Le plus important, c’est que la société dite civile s’intéresse à la chose politique. Le totalitarisme mou c’est l’éloignement entre le peuple et la politique. Phénomène qui ne peut pas se produire mais qui se traduit par une forme spéciale. Le peuple ne construit pas la politique, il joue avec et parfois se met en colère quand il sent que ses intérêts généraux sont floués. La colère ne bâtit rien. Elle est juste une fluctuation sociétale imposant aux politiques menées quelques régulations et mesures. C’est pour parler crûment, le merdier démocratique. Et la vie parlementaire ? Eh bien elle suit son chemin mais elle rend à s’estomper au profit de déterminismes économiques, financiers, écologistes, sécuritaires. Une vie parlementaire atrophiée ou agitée mais impotente sur des choix essentiels ne fait pas pour autant de la société un totalitarisme mou. C’est plutôt un autre trait du merdier démocratique. Avec une responsabilité évidente de l’Europe. Un autre caractère du totalitarisme, c’est la disparité des règles de droit entre un peuple et des élites qui s’affranchissent du droit. Actuellement, l’Etat de droit fonctionne mais de manière approximative. Quelques têtes tombent mais les élites se sentent au-dessus du bon peuple. Le narcissisme dénoncé par Lasch fonctionne à plein régime au sein d’une caste de politiciens, managers, journalistes et même de célébrités. Un sentiment de supériorité domine chez ces gens là. Nous voilà revenus à l’état de nature mais dans un trait culturel. Celui de la culture des élites. Avec un genre dominant. L’humanité n’est pas encore prête à sortir de cet état de nature et d’accéder à l’universel et au spirituel.


Le merdier démocratique s’appliquerait à l’Europe et le totalitarisme mou aux Etats-Unis, pays où la sécurité est une priorité et où les citoyens ne s’étonnent pas qu’une ville soit quadrillée par 9000 hommes en armes pour arrêter un gosse de 19 ans. Ces mêmes citoyens devenus hystériques à l’annonce de l’arrestation du jeune homme. Dans ces conditions, autant ne pas penser à un avenir démocratique radieux. En France, parfois, un drame et une marche blanche. Les gens se regardent en silence puis repartent voir la télé chez eux. Pas de débats sur la société.

En quelques lignes, je vais plier cette affaire. La démocratie repose sur la volonté générale. Ce qui suppose une représentation générale qui ne nie pas la singularité de chacun mais la dépasse en un projet commun où l’autre est reconnu dans sa légitimité (Rousseau-Hegel). En démocratie, on concevra des volontés générales, des idéaux de société se confrontant dans les débats et s’affrontant dans les urnes. Ce schéma est révolu. Maintenant la politique est affaire de désir. La question du désir général ne réunit pas les citoyens mais les met en concurrence. La politique est devenue un objet de désir, voire un prétexte à jouer, avec le Net et les réseaux sociaux. La politique se consomme et se consume. Il faut répondre à l’attente des Français dit le responsable de parti. Le concessionnaire du coin dit à peut près la même chose. Il faut répondre à l’attente du client. Il n’y a plus d’autre issue que le merdier démocratique ou le totalitarisme mou. Les éminences grises de la trilatérale dans les années 1970 ont finalement réussi leur coup. Les citoyens ne s’intéressent plus à la politique sous la forme d’une volonté. Aux opposants de la société civile se sont substitués les mécontents. Un peu de divertissement, de propagande, pas mal de police et les mécontents sont contenus grâce au totalitarisme mou et eu merdier démocratique. Le rêve démocratique était hors de portée, supposant une majorité de citoyens libre dans leurs pensées, responsables, attentifs à la vie publique. Actuellement, la citoyenneté se dissout dans une machine désirante, émotionnelle, pulsionnelle. A Dieu la démocratie. Le démon de la cupidité et du narcissisme peut dominer les sociétés. Les masses sont complices. Si totalitarisme il y a, c’est celui de la machine désirante.

 


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