Montée du radicalisme, pénurie de pensée radicale autonome

par Michel Koutouzis
lundi 13 décembre 2010

Le contour reste flou. Les causes, plus visibles. Les sensations, elles, très largement partagées. Les actions, hétérogènes, fluides, contradictoires, naissent pourtant un peu partout. La radicalité, comme concept, comme mot, comme Graal, c’est-à-dire comme « à trouver », « à inventer », se propage. Elle prend des formes différentes à Pékin ou Paris, à New York ou à New Delhi, à Athènes ou Reykjavík, à Damas ou à Tel-Aviv, mais sont peu nombreux ceux qui peuvent encore nier que les enjeux, quels qu’ils soient, ne peuvent plus être affrontés avec les formes et les outils aux quels nous sommes habitués. 

Mélange d’indignations diverses, de sentiment d’une injustice structurelle, doutes sur le bien fondé des politiques, des discours et des anti-discours jusque là hégémoniques et monopolisant les contours des alternatives possibles, la radicalité n’est pour l’instant qu’une somme de certitudes dont chacun possède la sienne. Mais toutes ces alternatives individualisées sont nourries par une autre, bien partagée, et que l’on pourrait comparer à un tableau apocalyptique de Hiéronymus Bosch - et plus particulièrement à celui où domine, parmi la désolation du purgatoire, le métronome symbolique du jugement dernier -.

Le constat d’un point de non-retour désormais atteint, le travestissement des symboles sur lesquels s’appuie la Cité et leurs transgressions multiples et répétées, la fin des certitudes, l’éclatement et la disparition des valeurs dites pérennes, la peur d’un lendemain dont personne ne semble pouvoir apprivoiser l’entropie - du moins chez les tenants du pouvoir et leurs challengers attitrés -, ce sont des sentiments largement partagés et qui génèrent une envie de contestation globale et inattendue.

En France, des hommes et femmes politiques qui perçoivent cette radicalisation ambiante il en existe beaucoup, qu’ils soient de gauche (Mélenchon), de droite (Juppé, Copé), d’extrême droite (Le Pen), socialistes (Montebourg, Royal) ou alternatifs /écologistes divers (Khan, Cohn Bendit, Duflot), voire centristes (Bayrou, Borloo), ce ne sont que quelques exemples. Mais tous, à des degrés divers, perçoivent cette tendance comme un outil, un appel d’air, pour renforcer leur propre point de vue et leurs intérêts, radicalisant leur discours, leurs propositions ou leurs actions à l’intérieur même de leur idéogramme depuis longtemps constitué et inamovible. Mais ils ne pensent pas la radicalisation comme un fait autonome, qui exigerait une digression, un saut en avant niant une grande partie de leurs certitudes et leurs habitudes.

Il en est de même pour la superstructure idéologique et culturelle, les journaux (Marianne), les économistes (Susan Georges, Alternatives Economiques), les philosophes (Onfray), les sociologues (école Baudrillard), les psychanalystes (Kristeva), etc. Là aussi, les noms ne sont que des exemples parmi bien d’autres. Là aussi, la radicalisation devient un outil servant à la perpétuation d’un discours rôdé et des chemins battus mais certainement pas un objet autonome de pensée. Là aussi, la radicalisation accélère une pensée et une action préétablie, lui donnant une justification supplémentaire, sans presque jamais la mettre en doute.

Or, agissant de la sorte, les uns et les autres, créent un hiatus entre ceux qui ressentent la radicalisation comme un dépassement craint mais/ou désiré, et ceux qui lui cherchent, encore et toujours, une explication faisant partie de leur fond de commerce (« globalisation », « peur de l’Autre », « crise financière », « crise environnementale », « Chine », « crise tout court », « crime organisé », « perte de repères moraux », « banlieues », « fondamentalisme », « terrorisme », « Europe », « disparition des frontières », « communautarisme », et bien d’autres qui, quotidiennement exhibés sur les médias, se transforment en sujets à exorciser par des procédures de banalisation. 

Ainsi, la radicalisation avance avec des identités poly sémantiques et contradictoires, chacun lui donnant un sens mais ne cherchant pas le sens de celle ci. Entre ceux qui la nient et ceux qui en cherchent les causes s’installe ainsi une connivence, qui permet certes la gestion des discours et des carrières politiques, mais renforce la radicalisation chaque jour un peu plus. 


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