Nicolas Machiavel, l’anti Sarkozy, ou l’intelligence au service de l’efficacité de l’état !
par Georges Yang
lundi 4 janvier 2010
S’il est un penseur, un philosophe, qui fut incompris et mal interprété au fil des siècles, il s’agit bien de Nicolas Machiavel. Auteur auquel on attribue erronément l’aphorisme, « La fin justifie les moyens », alors qu’il ne l’a jamais écrit. Machiavel sent le soufre, la concussion avec les puissants, la mise de l’intelligence au service du pouvoir. Or, l’œuvre de ce penseur est bien au-delà de l’allégeance à Laurent de Médicis et par extension à tous les despotes du monde et de tous les temps. Machiavel est avant tout le penseur de l’efficacité, l’inventeur d’une ergonomie politique dans le but d’obtenir des résultats, non pour le seul bénéfice des dirigeants mais pour celui de la Nation. Machiavel, un incompris, calomnié, dont on a déformé le message et qui devrait être étudié par tous ceux qui s’intéressent à l’Etat.
Le Prince de Machiavel avec l’œil du 21ième Siècle
Machiavel ne sert finalement pas le Prince mais l’Italie bien plus que ne l’ont fait après lui Mussolini, Berlusconi et la pléiade de politiciens bouffons ou mafieux qui ont gouverné ce pays depuis près d’un siècle. À une autre époque il aurait probablement conseillé Manin, Cavour ou Garibaldi ou serait devenu un grand commis de l’état restant influent dans l’ombre. En Corse, il aurait préféré Paoli à Napoléon. La modernité et l’actualité de Machiavel est étonnamment frappante et permet une analyse subtile de la politique dans un sens non galvaudé.
Présentation du personnage historique
Niccolò Macchiavelli, en français Nicolas Machiavel est né à Florence en 1469 et mort dans la même ville en 1527. Il est probablement l’un des personnages non régnant parmi les plus important de la Renaissance avec Léonard de Vinci, Galilée, Ambroise Paré, Erasme et toute une pléiade d’artistes, de penseurs et d’écrivains de son temps, mais il fait parti des plus méconnus et des plus mal interprétés. Si tous ceux qui ont fait un minimum d’études connaissent et emploient, souvent à tort, l’adjectif dérivé de son nom, peu en revanche sont capables d’apprécier à sa juste valeur la portée de ses écrits sur l’histoire, la politique et la guerre ainsi que la modernité de ceux-ci plusieurs siècles plus tard.
Bien que Le Prince soit son ouvrage le plus connu, il n’aurait pu être conçu sans une longue préparation que l’on retrouve dans ses livres précédents et tout un travail sur les relations diplomatiques en Italie, en France et en Allemagne. Machiavel de nos jours aurait fait un ministre des Affaires Etrangères ou un conseiller du Président d’une autre trempe que Kouchner ou Guaino.
Contexte historique.
L’Italie n’est pas unifiée au temps où Machiavel se met en apparence au service de Laurent II de Médicis. Les principautés, duchés et petits Etats se font la guerre, se jalousent, intriguent dans un environnement hostile où se mêlent les Français, les Espagnols, le Saint-Empire et le Pape qui possède un Etat et une armée et se comporte comme un monarque temporel intervenant en permanence dans la vie politique de l’Italie. Le Prince est écrit deux ans seulement avant la bataille de Marignan.
Machiavel est loin d’être un chaud partisan des Médicis, il est même soupçonné d’avoir participé à une conjuration, ce qui lui vaut d’être emprisonné, torturé, et banni du territoire de Florence. Il se retire alors dans sa propriété pour écrire une critique déguisée à l’antique de la politique contemporaine italienne. (Discours sur la première décade de Tite-Live)
C’est en 1513 qu’il rédige son chef-d’œuvre, Le Prince (Il Principe en italien). L’ouvrage est en fait à la fois républicain (dans le sens romain antique) et un plaidoyer pour une unité italienne bien avant celle de la fin du 19ième siècle. Il veut de fait lutter contre les guerres intestines qui ravagent l’Italie, l’ingérence étrangère et la puissance des Etats du Pape. Désirant reprendre sa place dans la vie civique, il dédicace son ouvrage à Laurent de Médicis, mais s’empresse de dire qu’il « ose donner des règles de conduite à ceux qui gouvernent », sous-entendant ainsi que les hommes de pouvoir en sont incapables.
Comme un érudit de son temps, Machiavel rédige aussi des comédies, une Histoire de Florence sous la commande des Médicis, ce qu’il ne l’empêche pas de distiller ses propres idées. Paradoxalement, c’est l’avènement de la république, à Florence en 1527 qui lui vaut la disgrâce, lui, le crypto républicain. Machiavel est avant tout un citoyen moderne avec un fort sentiment civique, amoureux de l’Italie, un patriote dissimulateur de sa cause par nécessité.
L’œuvre absolue, le Prince
Machiavel dès son époque a suscité les réprobations des hypocrites qui ont feint de voir en lui un esprit amoral et cynique. L’utilisation à tort et à travers de l’adjectif machiavélique cache le plus souvent la médiocrité et le conformisme de ceux qui l’emploient. Or, Machiavel est soucieux du bien public et ses maximes et aphorismes n’auraient point déparé sous la plume de La Rochefoucauld. « La calomnie irrite les hommes mais ne les corrige pas »
Machiavel demeure un désabusé pessimiste par nécessité et lucidité. Pour Jean-Jacques Rousseau, Machiavel est un esprit libre. « En feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince est le livre des républicains ». On retrouve là encore la fameuse rivalité avec Voltaire hostile à Machiavel pour complaire à Fréderic de Prusse.
Mais l’œuvre du Florentin est massivement décriée dès les décennies ayant suivi sa mort avec des répercussions durables souvent fomentées par l’Eglise catholique. Sous la Révolution française, Machiavel n’aurait suivi ni Danton, trop corrompu, ni Robespierre, Marat ou Hébert trop violents inutilement, mais Babeuf, Mirabeau, Desmoulins et Madame Rolland. Machiavel voit les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être et il en tire les conséquences politiques. Heureusement, Machiavel possèdera des supporters parmi l’intelligentsia comme Nietzsche et plus tard Althusser. Machiavel va bien au delà de la raison d’état, il pratique une rupture totale avec la pensée politique de son époque.
Machiavel est aussi l’homme de la rupture en politique, bien plus qu’un autre Nicolas, incapable d’anticipation et trop prévisible pour être efficace. Il développe les concepts de fortuna (la chance, l’opportunité) et de virtu (concept non de vertu mais d’action et de réaction que devrait posséder tout dirigeant digne de ce nom). Et si l’autre Nicolas bénéficie indubitablement jusqu’à présent du premier, il est totalement incapable du second de façon cohérente. Car Dieu et la religion n’ont aucune place dans l’œuvre de Machiavel, sauf à considérer la fortuna comme de volonté divine. Rester au pouvoir de manière efficace, c’est avoir assez de virtu pour résister aux aléas de la fortuna. Les bonnes intentions ne suffisent pas, elles doivent coïncider avec les contingences du moment. On retrouve là le moteur principal de Charles de Gaulle et de Winston Churchill, ceux de la guerre et non d’après. Gouverner, c’est s’adapter à l’imprévisible, mieux, c’est l’anticiper. « Le parti de la neutralité qu’embrassent le plus souvent les princes irrésolus, qu’effraient les dangers, le plus souvent aussi les conduit à leur ruine » n’aurait pas dépareillé dans la bouche de Churchill après les « accords de Munich »
Inspiration des politiques
En 1740, Frédéric II de Prusse écrivit même un Anti-Machiavel, pour justifier avec l’aide d’un Voltaire féal et courtisan, la mis en place d’un pouvoir autoritaire masqué sous l’oxymore de « Despotisme éclairé » afin de museler les Prussiens, dominer les autres états allemands et rivaliser avec les Français, les Autrichiens et les Russes. Qui des deux philosophes fut le plus inféodé aux puissants, de Voltaire, l’adulé de Ferney et de l’affaire Callas, mais coureur de prébendes auprès des puissants ou de Machiavel, le sinistre séide du Prince florentin, toujours mutin, narquois et irrévérencieux sous son masque ? La question entraine bien trop souvent une réponse teintée de conformisme de la part de ceux qui n’ont pas lu les œuvres de l’Italien. Et encore de nos jours, la qualificatif de machiavélique devrait être un compliment au lieu d’être un blâme, voir une insulte.
Déjà dans l’Anti-Machiavel, le futur Frédéric II voit la nécessité de gouverner selon la raison et l’idée d’un monarque absolu serviteur de l’État est au centre de ses préoccupations.
Les vrais tyrans auraient du s’inspirer de Machiavel pour limiter leurs abus et leurs exactions, cela leur aurait permis de durer et de laisser une empreinte positive dans l’histoire. Napoléon Hitler, et Staline, pour ne citer qu’eux, n’ont jamais compris Machiavel et sont allés au devant de sérieux déboires. Staline, s’en est mieux sorti, mais probablement car évoluant dans un milieu russe, bien que ne l’étant pas. De Pierre le Grand et la Grande Catherine, à Poutine et Medvedev, les Russes sont probablement ceux qui ont le mieux compris Machiavel dans le sens de la diplomatie la plus fine faite d’alliance, de compromis, plus que d’affrontements. « Il y a de bonnes lois là où il y a de bonnes armes », la citation va comme un gant aux Russes !
Hitler, lui n’a rien compris à Machiavel (ni à Nietzsche d’ailleurs), sinon, il n’aurait jamais dénoncé le pacte Molotov-Ribbentrop avant d’avoir éradiqué l’Angleterre. Quant à Napoléon, son expansionnisme belliqueux lui a fait oublier qu’il vaut mieux avoir des alliés temporaires que des ennemis déclarés, quitte à les trahir subtilement à terme.
Machiavel ne prône jamais la violence spontanée et irréfléchie, non pour des raisons morales, ce qui en fait un précurseur à une époque où la pensée chrétienne était prédominante en Europe, mais conçoit son utilisation éventuelle dans la recherche de l’efficacité au moindre coût. « Un geste d’humanité et de charité a parfois plus d’empire sur l’esprit de l’homme qu’une action marquée du sceau de la violence et de la cruauté » Il ne s’agit pas là de charité chrétienne, mais d’efficacité, la bonté n’a pas besoin d’être sincère pour être opérante ; le calcul remplace religion et bon sentiment. On peut même le considérer comme l’inventeur de la légitime violence, calculé et raisonnée, alors qu’auparavant, elle n’était que le fait du prince.
On ne peut faire plus moderne et quelle anticipation intuitive. Vraiment, « Machiavel naquit les yeux ouverts » sur son époque et fut un visionnaire ! Le pragmatisme et le cynisme sont des qualités essentielles en politique à condition de savoir les dissimuler et les utiliser comme il se doit dans l’intérêt de la nation.
Machiavel préfère le compromis, le temps de devenir suffisamment puissant et conseille au Prince de n’éradiquer ses ennemis des autres principautés que s’il est certain d’éliminer toute la lignée. Et encore, comme cette hypothèse est le plus souvent difficile si ce n’est impossible à réaliser, car il reste toujours un prétendant ou un état voisin prêt à revendiquer la couronne du disparu, il vaut mieux arriver à un compromis, un traité, une alliance par fusion ou par mariage plutôt que par des guerres et des tueries sans fin. Machiavel sait allier pragmatisme, réflexion, anticipation et réalisme à une époque où la diplomatie était balbutiante pour ne pas dire binaire à défaut d’inexistante. Il renouvelle la Politique qui avait stagné, pour ne pas dire régressé depuis les premiers concepts des philosophes grecs. Il faut dire que les Romains utilisèrent plus « l’impérialisme » et l’hégémonie que l’enseignement des Grecs sur la gestion des conflits. Les dirigeants américains sont donc philosophiquement plus proches des Romains que des Grecs, le protectionnisme en plus. Et seuls Nixon et Lyndon Johnson (sans préjuger de la pertinence et de la justice de leurs mandats) ont eu des clairvoyances que n’aurait pas démenties Machiavel. Les autres présidents américains, de Roosevelt à Kennedy, en passant par Reagan, Clinton et par les Bush n’ont jamais eu la moindre lueur de génie diplomatique et d’anticipation. Car peu de dirigeants ont utilisé à bon escient l’approche de Machiavel. Seuls d’exceptionnellement rares conseillers comme Foccart ou Henry Kissinger et quelques peu nombreux dirigeants israéliens comme Rabin en ont compris l’enseignement. Au Maroc, Oufkir, plus royaliste que le roi, est probablement un disciple de Machiavel, qualité qui manqua à Neguib et qui se fit écarter par un Nasser plus rusé.
François Mitterrand a voulu jouer les personnages florentins, (« gouverner c’est faire croire », « Gouverner, c’est mettre vos sujets hors d’état de vous nuire et même d’y penser » et « pour être efficace, il faut cacher ses intentions. ». Voilà trois citations que l’ancien président ne pouvait qu’approuver et appliquer. Mais il a usé et abusé de l’image de ruse et de duplicité, alors qu’il aurait dû dissimuler ce penchant. Il faut lui reconnaitre cependant qu’il est parvenu souvent à ses fins même s’il n’est pas allé jusqu’au bout de la logique de Machiavel, probablement par dilettantisme et mépris de son entourage.
Machiavel, un philosophe politique à découvrir ou redécouvrir d’urgence dans un contexte actuel qui ne permet ni l’improvisation ni caprices et les sautes d’humeur des actuels présidents français et italien.
Quelques autres citations :
« Un prince s’il est sage doit savoir se conduire en tous temps et en toutes manières de sorte que ses sujets aient besoin de lui. Ils seront ainsi mieux disposés à le servir avec zèle et fidélité ». Ce que Sarkozy n’a jamais réussi à faire.
« Pour prévoir l’avenir, il faut connaître le passé, car les événements de ce monde ont en tout temps des liens aux temps qui les ont précédés. Créés par les hommes animés des mêmes passions, ces événements doivent nécessairement avoir les mêmes résultats. ». Du pur Mitterrand.
« La force est juste quand elle est nécessaire. » Bien plus intelligent que l’ordre juste de Royal.
« Les hommes ne savent être ni entièrement bon, ni entièrement mauvais. » on pense immédiatement à La Rochefoucauld
PS : Je dois personnellement mon baccalauréat à Machiavel. Ayant tout juste assez de points pour passer l’oral, j’ai choisi la philosophie où j’avais obtenu une note moyenne à l’écrit. Je pensais avoir plus de chance en cette matière qu’avec les mathématiques. Etant le seul candidat à avoir demandé cette épreuve à l’oral de rattrapage, j’ai du poireauter un certain temps que l’on me trouve une prof. Quand elle m’a finalement demandé si je voulais lui parler de Platon, Socrate ou de Kant, elle a dû remarquer à ma moue que je n’avais guère d’enthousiaste pour ces auteurs. Bien que proche de mai 68, elle ne m’a proposé ni Marx, ni Freud ni Hegel. Elle eu le bon goût de me demander mes préférences et fut abasourdie quand je lui citai Machiavel, penseur incompatible pour un jeune de 1970 à ses yeux. J’ai finalement récupéré suffisamment de point pour finir avec une mention au bac. Merci posthume, donc à Machiavel. A l’époque, je n’avais pas encore lu Nietzsche, philosophe que la prof de l’oral me recommanda fortement en fin d’épreuve. Satisfait du conseil, je commençai dans la foulée « Ainsi parlait Zarathoustra » que je mis un an à décortiquer et à annoter avec la passion d’un jeune de mon âge. J’avais dix-huit ans et me souviens de cet épisode de ma vie comme si c’était hier. Depuis Machiavel, Nietzsche et Jean Marc Reiser (l’un des derniers philosophes français depuis la disparition de Sartre) sont devenus, sinon mes maitres à penser, du moins mes principaux inspirateurs. J’aurais pu ajouter Bakounine et Netchaïev au risque de dérouter le lecteur, mais pour moi il n’y a là aucun paradoxe si l’on croit encore en l’homme.
Kampala, le 3 Janvier 2010