Nouvel ordre politique : décrypter, explorer la pensée économiste
par Bernard Dugué
mercredi 25 octobre 2006
Ceux qui veulent comprendre les évolutions se tramant sans dépenser trop de temps sont invités à lire le dernier billet d’Eric Le Boucher intitulé Ce qu’il faut faire, dans Le Monde du 22 octobre. C’est clair, synthétique et sans équivoque, du pur « économisme ». Le monde, dit-il, est entré dans une phase d’accélération, de course productive et d’échange. Trois caractères déterminent les tendances, une augmentation fulgurante des progrès technologiques, une généralisation des échanges (que les intellectuels comme l’opinion nomment mondialisation) et la mise en place d’un nouveau capitalisme, dit patrimonial, accordant la prééminence à l’actionnariat. Effectivement, le trait est parfaitement net. Les choses se passent bien ainsi et quand Eric Le Boucher évoque l’obsolescence de l’ancien deal entre capital et travail, il ne fait que signaler l’abandon progressif du capitalisme fordien. Avec comme changement radical, la nécessité de bouger, de courir, de s’adapter plus vite que la concurrence.
Un peu plus loin, l’auteur dénonce les archaïsmes de Mitterrand et de Chirac, en exhortant les politiques actuels à faire preuve de réalisme, à réduire la rente étatique, à développer la recherche, l’innovation, la création, et ceci afin de rééditer le succès des Trente Glorieuses promues par un Servan-Schreiber attentif au défi américain. En résumé, il faut suivre le rythme imposé par les Etats-Unis, ne plus s’accrocher à une situation mais prendre note de la vitesse et y aller, à l’instar d’un véhicule qui, pour se faufiler dans la circulation fluide d’une autoroute, doit acquérir une vitesse convenable sans la bretelle d’entrée. Le capitalisme fordien (gaullien) de papa est dépassé, nous dit Eric Le Boucher. Nous devons produire, augmenter la productivité, le travail, la croissance et cet impératif doit être expliqué par nos politiques qui doivent faire œuvre de pédagogie. Il y a une réalité économique et technique qui s’impose à nous et qui est incontournable. Si on refuse de jouer le jeu, les autres empêcheront la mise. De ce fait, le politique n’a plus à inventer un projet de société mais à faire en sorte que la société soit réformée pour cadrer avec les règles de ce jeu international. Fluidifier, performer ! Réformance et performance sont les deux pôles du monde hypermoderne !
Au sein de cette programmatique, l’homme semble s’estomper, sauf considéré comme ressource formée et employable. La croissance, la compétition forcée, la vitesse, le travail, le progrès technologique, la satisfaction des actionnaires, toutes ces choses lui sont imposées comme seul horizon. Naturellement !
Je reprends une perspective historique. Une période antique puis médiévale ne dissocie pas les faits et les valeurs (voir Strauss). Notre monde contemporain, préparé de longue date, culminant quelque part entre 1830 et 1960, fonctionne sur la base des sciences politiques modernes adossées à diverses idéologies. Scientisme, positivisme, nationalisme, socialisme, libéralisme, communisme, fascisme, nazisme. Voilà, pour faire court. Ce qui relie ces pans de notre histoire, c’est le doublet entre les faits actions événements et le dispositif idéologique qui a remplacé celui des valeurs classiques. Les politiques se sont faites en mettant l’homme au service d’une fin qui le dépasse, l’englobe, souvent l’instrumentalise, mais s’organise autour d’un sens mettant l’humain comme horizon. Quel que soit le jugement que l’on peut porter (et on sera sévère face aux totalitarismes), toute idéologie sert un système humain sublimé. La race, la souveraineté nationale sécularisée, la lutte des classes, le souci du collectif et de l’équité, le progrès comme œuvre du génie humain, et l’émancipation de l’individu, proposée dans le communisme à titre collectif et dans le libéralisme à titre individualiste. Quand un dispositif idéologique soustend la politique dans un état démocratique, nous sommes dans la situation de la démocratie représentative. Le domaine des discussions, débats, réflexions, parle du réel mais reste autonome dans son économie idée. Le réel doit changer conformément à l’idée. Voilà la base de la démocratie représentative. Et l’idée est au service du peuple, de la nation, des gens.
Dans les années 1960 le philosophe Habermas identifie l’avènement d’une idéologie distincte des précédentes. La science et surtout la technique ont peu à peu recouvert l’ancien système des idées politiques et sociologiques pour se présenter comme une pseudo-idéologie, une sorte de dispositif mystificateur toujours présent mais suffisamment diffus, traître et fourbe au point d’échapper à l’entendement et à la raison. Les conditions de production de l’idéologie techniciste nous échappent, alors le sens de cette idéologie n’éclate pas à la lumière, devenant équivoque ou ambigü, se faufilant entre les failles de notre entendement. Dans ce monde sans repère ni système architectonique organisant les projets, (le Grand Récit, disait Lyotard en 1979 dans La condition post-moderne ) le système des idées ne s’organise pas par lui-même mais adhère aux tendances du monde et devient un élément de la grande notice technique qui se bâtit au fur et à mesure de l’immersion des hommes dans cet univers artificiel des objets techniques, multipliant la puissance sensorielle, autrement dit, la vie sensuelle, plutôt décriée par Aristote et Platon. Le débat, le discours politique se confond avec le Grand dispositif alliant la technologie productive, interactive, communicante, les finances, le marché, la technique. Pour le meilleur et pour le pire...
Alors, comme le suggère Eric Le Boucher, allez, Mesdames et Messieurs les politiques, expliquez-nous le monde ! Soyez pédagogues. Un concepteur d’automobile dévoilant le fonctionnement du moteur, la transmission, le rendement, les lubrifiants. Expliquez-nous la notice de montage de la société, celle qui répond aux objectifs suprême de la croissance, du rendement, de la performance, de la course en tête des entreprises et des nations, pour le meilleur parti de ceux qui misent, autrement dit les actionnaires.
Une idée, chère à Platon, celle de la conduite de l’homme exposée avec l’allégorie de l’attelage et du cocher. Appliquons-la au nouvel ordre mondial. De la pédagogie ! Eh bien, voilà ce que doivent nous expliquer les politiques ! Le monde productif est fait d’un attelage de machines techniciennes insérées dans le double dispositif de la performance et de l’actionnariat. Les détenteur de liquidités, au lieu de jouer sur un champ de course, misent sur le terrain économique, avec ses machines à produire des objets et leurs perspectives de profit, autrement dit, ils misent sur la qualité, l’endurance et la performance du dispositif alliant les progrès technologiques et les ressources humaines spécialement formées pour faire fonctionner l’attelage. Là où l’allégorie platonicienne est éclairante, c’est dans la question du cocher, qui, représentant l’âme humaine (mais on peut transposer le schème à la République), évalue son corps, son état d’endurance, le ménageant, réfléchit avec la raison, alliant les vertus cardinales que sont tempérance, prudence, courage, (justice), sagesse, tout en ayant une vue imprenable sur le paysage et sur l’horizon à suivre. Dans le système politique actuel, le cocher avec ses vertus, sa raison, son horizon de valeurs, son horaison, s’estompe. La parole s’est transformée en un dispositif linguistique performatif, inhérent à l’attelage. La machine technicienne produit aussi son propre discours, veut, désire, observe les autres machines, prend plaisir à la course, pour le meilleur profit de l’actionnariat qui mise. Les cochers n’ont plus d’autre horizon que de surveiller le montage de l’attelage, de lubrifier ses rouages, parler, diriger, coacher l’équipage. Quant aux politiques, ils supervisent le champ de course économique, organisent les paris, veillant à la bonne santé des équipages, dispensant force conseils et règles précises, dont le but ultime est la croissance, autrement dit augmenter l’étendue du champ économique, la formation des équipages, la vitesse productive des machines, et s’assurer que les gains sont empochés sans trop de triche (si le PMU a ses diffuseurs de tuyaux sur un canasson en forme ou fatigué, en Bourse, les initiés savent si une OPA va se produire, ou alors si l’entreprise est en difficulté technique, Airbus par exemple), que la course est à peu près régulière selon les principes de la concurrence.
Allez, un effort, ce n’est pas si difficile à expliquer ; la machine technicienne n’a pas besoin de vigies, de cochers, de cavaliers observant, pensant, concevant et discourant sur les possibles avenirs du monde, plaçant comme fin l’homme et comme objectif une société juste, avec culture, valeurs, arts ; les politiques comme courroie de transmission des valeurs à travers les actions publiques. Une formidable utopie enterrée. La machine technicienne semble coller au vice autant qu’à la vertu. Incite-elle les puissants à la perversion, à la corruption, à la démesure ? Voilà une question sur la neutralité de la technique, posée par Heidegger et Ellul, et qui n’a pas eu de réponse depuis. L’homme est devenu un instrument au service de la machine technicienne et du profit. Son asservissement comme moyen est assorti des avantages acquis, négociés ou consentis par le système étatique et financier : salaire, pouvoir d’achat, jury de citoyen pour examiner l’action politique et faire que chacun se sente un peu l’acteur éphémère de la vie locale. Pourquoi et comment ce monde qui avance ?
Le comment, c’est ce qui intéresse Eric Le Boucher (voir la conclusion du billet) mais le pourquoi, il le tait. Entrer dans le XXIe siècle, voilà le seul horizon de la pensée économiste qui, de ce fait, dévoile son vide abyssal.