Où allez-vous, M Pape Ndiaye ?

par Orélien Péréol
jeudi 15 décembre 2022

Votre nomination au ministère de l’Éducation nationale semble correspondre à un renversement de la politique du président de la République en matière de laïcité. Le précédent ministre, Blanquer, était pour une application stricte de cette dernière. Le mardi 21 février 2021, la ministre de l'Enseignement supérieur, Frédérique Vidal a demandé une enquête au CNRS sur l'université : « L'islamo-gauchisme gangrène la société dans son ensemble et l'université n'est pas imperméable ».

Cinq jours plus tard, le 26, vous étiez à France-Inter pour dire, en gros, que cette demande était vexatoire et réactionnaire, que l’islamo-gauchisme n’existait pas et qu’au contraire, le monde politique ne connaissait pas la richesse des nouvelles recherches ! Apparemment, Macron opère une cabriole politique en ce domaine.

Une fois en place, vous avez été obligé de prendre en compte « La montée des phénomènes d'atteinte à la laïcité, en particulier par le biais du port de tenues signifiant une appartenance religieuse, encouragée notamment par certains réseaux sociaux, a fait naître des inquiétudes au sein des communautés éducatives et de l'opinion publique. » Circulaire du 10 novembre 2022. https://www.education.gouv.fr/bo/22/Hebdo42/MENG2232014C.htm

Depuis la rentrée, les signalements de port d’abayas se multiplient. Même en petit nombre, et probablement groupés dans certains quartiers, ce phénomène prend de l’ampleur. L’abaya est une robe couvrant l’ensemble du corps jusqu’aux chevilles. Ce n’est pas à proprement parler un vêtement religieux. Mais il nous arrive de pays musulmans. Il est également bien conforme aux injonctions portées sur les femmes par la religion musulmane extrême d’avoir une attitude « modeste ».

La question se pose de savoir si la loi de 2004, qui interdit le port des signes religieux s’applique ? Dans une fiche annexe à votre circulaire, on lit : « Il appartient au chef d’établissement de s’interroger sur l’intention de l’élève de lui donner ou non une signification religieuse, au regard de son comportement. » (https://cache.media.education.gouv.fr/file/42/56/6/ensel014_annexe1_1428566.pdf). Donc, demander des déclarations d’intention, considérer le comportement général, en sport notamment. Hormis quelques élèves dont la motivation est clairement religieuse, la plupart vont prendre cette question dans le paradigme de la mode : chacun fait ce qu’il veut, se définit un style par lequel on le reconnait (abaya ou jeans troués, même combat, même liberté). Une certaine extrême gauche voit les choses comme ça et ne voit plus la religion comme l’opium du peuple.

 

Apparemment, cette circulaire laisse la responsabilité aux chefs d’établissements d’évaluer, au cas par cas, le caractère religieux ou non de l’abaya. Ils s’en déclarent déçus. Ils voudraient des directives claires, peu interprétables, pour substituer l’autorité du ministre, à leur autorité, locale.

Il faudrait voir aussi qu’on remet aux jeunes, et aux contrevenants, la détermination de leur manquement à la loi, leur laissant toute latitude pour mentir et ruser. C’est à eux qu’on remet la définition du « délit », le contour de l’acte non conforme à la loi, c’est à eux qu’on remet les clés de l’application de la loi.

 

L’idée de l’uniforme réapparait (elle réapparait régulièrement). Jusqu’aux années 60, la blouse des écoliers, des maitresses et des maitres, répondait au fait de moins salir les vêtements « de jour », (craie des tableaux noirs, encre dans l’encrier). Les machines à laver le linge ont fait tomber cette nécessité, ainsi que les stylos billes, les stylos à encre avec cartouche (sans encrier)… les élèves et leurs maitres sont entrés en classe avec leurs vêtements du jour. A cela, on ne peut rien faire et on ne peut pas revenir en arrière. Il faut noter qu’il n’y avait pas commande institutionnelle d’un uniforme.

Le gymnase, la piscine, qui est devenue un problème, ont des vêtements spécifiques ; les musées, les bibliothèques, les lieux de culte, les cimetières… exigent des tenues strictes, sans qu’ils soient besoin de décrire ces limites. On ne s’habille pas pour aller à l’école comme pour aller à la plage. Tout cela est (ou était ?) flou et suffisamment consensuel, friable aux bords certes mais assez solide au centre. Certains règlements intérieurs des lycées exigent une « tenue correcte », difficile à définir, comme le font aussi certaines boites de nuit.

Récemment le port de « haut-court », qui laissent apparaître le nombril (« crop top », pour bien me faire comprendre) par les jeunes filles a fait aussi polémique.

 

En juin 2021 le président de la République avait affirmé que « l’école n’est pas un lieu comme les autres » et le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, avait rappelé qu’il fallait venir à l’école « habillé de façon républicaine » (On ne sait pas ce que cela veut dire mais on est bien d’accord pour considérer que la soutane, ou le boubou n’en font pas partie).

 

Mon idée est que la loi de 2004 transfère la laïcité de l’État au citoyen. En commandant un comportement laïque aux citoyens, la laïcité inverse son flux et brise les repères du débat. En instituant une laïcité de citoyen, la laïcité, qui est un attribut de l’État, devient le principe de commandements passés aux citoyens. Elle prend les attributs principaux d’une religion et entre en concurrence avec les religions. Le désordre que cette loi a voulu réparer continue et augmente. Le double sens de la laïcité (laïcité de l’État, laïcité du citoyen) brouille tout.

Le revirement de Macron, qui passe de l’un (Blanquer) à l’autre (Ndiaye) ni ne diminuera les tensions, ni n’éclaircira le problème… et les conflits malheureusement vont continuer d’augmenter en nombre et en intensité.

 

Quant au ministre, il va connaître le sort que connaissent tous les ministres de l’Éducation nationale : la colère des enseignants contre lui va monter doucement, jusqu’à ce que ces derniers le déclarent incompétent et dangereux même pour l’école ; et sans que l’attitude des enseignants, dans les établissements et dans les classes, n’ait bougé sur la question dont on parle : ils continueront de se plaindre de la difficulté de savoir comment réagir à ces « atteintes à la laïcité », ils continueront de se plaindre de solitude, d’une hiérarchie qui ne les soutient pas, d’un ministre qui ne les comprend pas, ne leur dit pas ce qu’il faut faire… etc.

Je prends date avec tous mes concitoyens que les choses vont bien se passer ainsi. Rendez-vous dans deux ans maximum.

Quant à Macron, après avoir essayé les deux attitudes opposées : fermeté laïque (Blanquer) puis tolérance envers les contestataires-en-actes de la laïcité (Ndiaye), il aura deux choix : trouver autre chose (je ne vois pas où ?)… ou laisser tomber l’affaire… (le plus probable). Il prendra la politique de Queuille, ministre de la troisième république, qui disait : « Il n'est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout. »

La route des contestataires-en-actes de la laïcité sera pleinement ouverte.


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