Outreau pour rien ?
par Isabelle Debergue
lundi 21 août 2006
Où en est la réforme de la justice qui devait faire suite au rapport parlementaire sur l’affaire d’Outreau ? Rien à ce jour ne semble témoigner d’une réelle volonté de changer en profondeur un fonctionnement qui découle très largement de dispositions prises par les mêmes décideurs censés entreprendre la réforme. Outreau n’est pas une affaire isolée, mais un produit de la politique de la dernière décennie caractérisée par l’évolution vers des procédures et des prises de décisions de plus en plus expéditives, opaques et exposées à l’erreur ou à l’arbitraire. Après la médiatisation récente, la montagne accouchera-t-elle d’une souris ? Il est peut-être grand temps que les citoyens s’en mêlent à nouveau.
Un communiqué du 7 août du Ministère de la Justice fait état d’une baisse du nombre de personnes incacérées avant jugement. Au 1er août 2006, il était de 17.071 prévenus, soit 8% de moins que l’année précédente. Ce chiffre a conduit à parler d’un "effet Outreau", mais juges et avocats semblent en douter. Même si tel était le cas, cette évolution ne saurait être qu’éphémère faute d’une réforme conséquente et durable. Or, sur ce dernier point, un certain scepticisme plane et on aurait le plus grand mal à l’infirmer.
Le site du Ministère de la Justice affiche des photos de bracelets électroniques mobiles et de "trois pièces pour recevoir ses proches en prison", mais ne semble faire état d’aucun début de projet de loi à l’étude concernant le fonctionnement de la justice. Rien de nouveau, non plus, sur le site de l’Assemblée Nationale sauf méprise, même dans l’agenda des commissions. Un autre signe inquiétant : alors qu’on aurait dû s’attendre à un débat de fond dans la société française sur l’analyse à faire des dysfonctionnements institutionnels constatés et les mesures législatives à prendre pour les éradiquer, on ne voit guère passer d’ouvrages, d’articles, de réflexions... de "spécialistes" sur la question. Après les parlementaires, faudra-t-il que les citoyens montent au créneau pour empêcher que le vide s’installe de manière irréversible ?
De nombreux justiciables avaient été déçus par des déclarations comme celle de l’actuel Garde des Sceaux à la séance du 12 juin 2006 de l’Académie des Sciences Morales et Politiques : "Je ne souhaite pas pour la France une réforme qui, s’appuyant sur l’émotion suscitée par l’affaire OUTREAU, conduirait à bouleverser notre modèle judiciaire...", suivie notamment d’une appréciation très contestée : "la responsabilité d’un magistrat ne peut pas être recherchée pour son activité juridictionnelle... Je ne dis pas qu’il faut engager des poursuites disciplinaires contre un magistrat qui aurait rendu une décision inopportune, bien au contraire... Je pense en revanche que l’autorité de nomination, c’est-à-dire le Conseil Supérieur de la Magistrature, doit tirer toutes les conséquences de l’inaptitude d’un magistrat à remplir certaines fonctions". Le Garde des Sceaux propose de réagir aux "erreurs grossières et manifestes d’appréciation" par "l’interdiction d’exercer les fonctions de juge unique et l’obligation d’exercer en collégialité". En réalité, son discours ne se situe pas dans le domaine de la responsabilité et de la sanction mais dans celui de la simple évaluation professionnelle et de l’affectation des magistrats. Pourtant, ne devrait-on sanctionner au sens propre du terme le détournement de la détention provisoire comme moyen d’extorquer des aveux, le fait de ne pas se récuser d’emblée sachant qu’on détient un intérêt dans l’affaire, la fréquentation de cercles dont les débats interfèrent avec le dossier à juger... ?
Dans l’ensemble, la communication du 12 juin du Garde des Sceaux a opposé une véritable fin de non-recevoir à la plupart des propositions de la Commission d’enquête parlementaire qui venait d’approuver son rapport sur l’affaire d’Outreau. Le Ministère de la Justice avait quant à lui diffusé un rapport de l’IGSJ (Inspection générale des Services Judiciaires) concluant à l’absence d’indices de fautes caractérisées de la part des magistrats concernés. Un "contre-rapport" qui a suscité un certain nombre de réactions. Par la suite, le 18 juillet, le Garde des Sceaux a saisi le Conseil Supérieur de la Magistrature des éventuelles responsabilités du juge Fabrice Burgaud et du procureur Gérald Lesigne. Mais ce geste est apparu d’autant plus "minimal" et purement formel, que les prises de position des instances et syndicats de la magistrature ont toujours défendu les mêmes critères que le rapport de l’IGSJ.
Le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) avait même émis, le 11 mars 2004, un avis "sur les mesures qui pourraient être prises pour mieux garantir l’autorité judiciaire contre la mise en cause injustifiée de tel ou tel de ses membres", écrivant notamment : "Les demandes répétitives en récusation ou en renvoi peuvent être dirigées contre un même juge ou une même juridiction, de façon quasi obsessionnelle, par un justiciable particulièrement vindicatif, voire déséquilibré". Pourtant, la récusation et la demande de renvoi à une autre juridiction pour suspicion légitime font partie des moyens qui pourraient permettre au justiciable d’échapper à une machine à broyer judiciaire (mon article du 23 mai). Que peut-on vraiment attendre de ces procédures d’apparence disciplinaire lancées sans réformer au préalable le CSM lui-même ? La composition du CSM a été renouvelée le 13 juin, mais les textes régissant sa composition et son fonctionnement restent inchangés.
Lors de son interview du 26 juin, le Président de la République a déclaré : "On sait bien que les Français s’interrogent sur les dysfonctionnements qu’il y a eu dans leur justice, notamment après l’affaire d’Outreau. Le moment n’est pas venu, sans aucun doute, de faire une grande réforme de la justice qui exige un grand débat national". La Coupe du monde de football s’est vue accorder plus de place que les problèmes de la justice. Le 14 juillet, dans un exposé dominé par la politique étrangère et la finale de la Coupe du monde, le Président a uniquement évoqué des "mesures qui doivent être prises, notamment, pour ce qui concerne les droits de la défense et la responsabilité des magistrats". Même sur ces mesures, on ne perçoit pas de débat. Les vacances sont un faux prétexte, car on discute bien sur d’autres sujets. Que peut-on donc espérer, deux mois après la remise - le 29 juin - du rapport parlementaire aux justiciables d’Outreau acquittés ? Le danger d’un enterrement de première classe de l’affaire paraît bien réel.
Si on laisse écouler un peu de temps et on prend un "petit retard", la "sérénité" aura bon dos à l’approche des élections de 2007. Qu’il s’agisse de réforme de la justice ou de mesures disciplinaires à l’encontre de magistrats, tout risque d’être mis en attente. Les débats au sein du monde politique apparaissent de plus en plus dominés par les pré-campagnes présidentielles. Après les élections, "tout le monde aura eu son mandat" pour cinq ans et le principal moyen de pression dont disposent théoriquement les citoyens - leur vote - se sera envolé. Les justiciables "de base" ne disposent pas de moyens d’organisation et d’expression collective comparables à ceux des corporations de la magistrature et des experts universitaires et hospitaliers. Ils "intéressent" beaucoup moins les partis politiques. Dans cette perspective, les seules modifications du fonctionnement de la justice adoptées après 2007 pourraient très bien être celles qui intéressent les avocats des clients riches, les avocats d’affaires... (mon article du 19 juin). Les "petits citoyens" ont souvent tort.
Pourtant, on aurait pu s’attendre à ce que le rapport parlementaire sur Outreau suscite un réel débat sur de nombreuses questions relatives à la justice et à l’état de la société : la question de la séparation des carrières (mon article du 7 juin) ; ce qu’il convient d’entendre par responsabilité des magistrats (mon article du 28 juin) ; la manière dont les citoyens sont traités par l’Etat, dont la justice n’est qu’une composante, et les administrations en général (mon article du 9 mai) ; la question des "experts" et de la valeur scientifique de leurs avis ; le ministère d’avocat et l’aide juridictionnelle ; l’état de l’ensemble de la justice française, administrative comprise (mon article du 25 juin), et européenne (mon article du 28 juin) ; le décret du 1er août modifiant le Code de Justice Administrative (mon article du 4 août)... Et, plutôt qu’un mini-débat sur l’indépendance des juges par rapport à des justiciables sans fortune ni "relations", il conviendrait d’aborder globalement la question de l’indépendance de l’Etat et des responsables publics par rapport à toutes sortes de pouvoirs de fait et de réseaux (mon article du 1er août), ayant en vue notamment les incompatibilités, la séparation des carrières et la transparence. Quelles que soient les options politiques des parlementaires chargés de l’enquête sur l’affaire d’Outreau, et les opinions de chacun d’entre nous, le rapport public des députés aurait mérité, et mérite toujours, un approfondissement et un élargissement du débat à partir de leurs constatations, au lieu du silence et des attitudes réductrices auxquels il s’est heurté jusqu’à présent.
Quant au discours sur le "nécessaire délai de réflexion avant une réforme en profondeur de la justice", etc... il est tout sauf crédible. La justice a fait l’objet d’un nombre important de lois et de décrets au cours de la dernière décennie. Les ministres et parlementaires de toutes appartenances politiques n’avaient-ils pas réfléchi, avant de produire cet ensemble de dispositions tendant systématiquement à rendre notre justice plus sommaire, distante et difficile d’accès pour la grande majorité des Français ? Procédures "abrégées" de rejet des recours ; généralisation de l’obligation de ministère d’avocat devenue un filtre économique ; élimination de nombreuses demandes d’aide juridictionnelle sur la base d’un prétendu "manque de motifs sérieux", l’affaire au fond étant jugée de facto par le président du bureau d’aide juridictionnelle... Les "certitudes" que l’on reproche à tel magistrat dans l’affaire d’Outreau, ou les rejets en nombre des demandes de mise en liberté, ne sont au fond que le reflet d’une idéologie "gestionnaire" et de la prétendue "évidence" propagée par le législateur et le pouvoir politique via des discours, des mesures législatives et réglementaires, voire même des débats parlementaires. L’existence de dysfonctionnements graves dans l’affaire d’Outreau était connue depuis l’été 2004. Décideurs et politiques ont eu le temps de s’y pencher et de faire éventuellement leur autocritique. Mais c’est sans doute là que réside le blocage. Personne parmi les détenteurs du pouvoir et de l’influence ne semble tenir à ce que le débat aille plus loin.
On entend dire également que les problèmes de la justice française seraient dûs à un manque de moyens. Les tenants de cette argumentation invitent quasiment les victimes des dysfonctionnements à défiler ensemble avec les magistrats qui s’y sont trouvés impliqués. C’est un peu facile et, sur le plan de la clientèle, ça fait bien l’affaire de certains courants politiques à la veille des élections de 2007. Mais on ne voit pas très bien où est le "problème de moyens", lorsqu’on lit qu’en 2003 "210 personnes ont été placées en détention provisoire pour des faits de crime et ont été finalement acquittées. Leur détention a duré en moyenne 15 mois" (discours de Nicolas Sarkozy à la dernière Convention de l’UMP sur la Justice). Ou encore un total de 584 années de prison dans les mêmes conditions pour 2004, d’après Georges Fenech. Point besoin de partager les idées politiques des auteurs de ces rappels, ni d’adhérer aux solutions qu’il proposent, pour constater qu’on n’a pas affaire en l’espèce à une question d’insuffisance de moyens mais à un réel gâchis humain, matériel et financier. Même si le manque global de moyens a pu être instauré ou aggravé pour encourager l’évolution vers cette justice sommaire dont les plus faibles font les frais.
Dans un entretien diffusé par Les Echos le 26 juin, le président de la Cour de Cassation a estimé que : "Rendre la justice c’est nécessairement prendre un risque. En s’entourant de toutes les garanties possibles, les juges font un pari...". Des "paris" auxquels des vies basculent. Mais si tel est le cas, pourquoi cette prolifération croissante de procédures abrégées et de fonctionnements expéditifs, forcément moins transparents et davantage hasardeux, que la haute magistrature a été la première à soutenir publiquement, par exemple sur l’admission des pourvois en cassation ?
Et si la véritable solution résidait dans un profond renouveau du monde politique et de la coupole de la magistrature ? Si on doit désavouer des lois, des décrets, des circulaires, des orientations, des discours... intervenus sous plusieurs législatures, y compris l’actuelle, le mieux serait sans doute que l’ensemble du "personnel politique" et des "élites" qui le conseillent change. Après tout, les Français sont des dizaines de millions et les ministres et parlementaires, quelques centaines. Ne doit-on juger la vitalité d’une démocratie à sa capacité, précisément, d’opérer un tel changement ?