Par précaution, surtout ne changeons rien !

par Argoul
jeudi 16 novembre 2006

Les OGM ne sont pas le sujet d’aujourd’hui, mais je voudrais démonter l’un des arguments du doute sur leur bienfondé qui me semble symptomatique des contradictions des esprits à gauche. Cet argument est le suivant : à la remarque (de bon sens) observant que la nature fait depuis la nuit des temps mutations et sélection naturelle, la réponse (tout aussi de bon sens) est que la nature prend tout son temps et que, donc, les interactions entre ces mutations génétiques naturelles se tempèrent les unes les autres par essais et erreurs - ce qu’il est impossible aux moyens humains de modéliser, par manque de moyens et d’imagination. La question est celle de la compatibilité de ces « bon sens »-là.

Dans le premier cas, vous avez le sens de toute l’aventure humaine. Animal faible et nu, mais sociable et relativement autonome grâce à sa faculté d’intelligence, l’être humain surmonte sa condition biologique pour agir aussi par la culture. Il observe, théorise, interagit avec les autres ; il accumule le savoir, le transmet et parvient à créer en partie son histoire. S’il n’est pas « possesseur » de la nature, il chercher à en percer les lois pour chevaucher le tigre. Il invente, il exploite, il asservit la matière pour son bien-être.

Dans le second cas, vous avez le respect de l’être humain pour tout ce qui l’entoure et le dépasse. La nature est son berceau, il jouit du soleil et de l’eau, des arbres et des fruits, des bêtes et des plantes. Tout ce qui est sauvage lui rappelle ses liens naturels, tout comme sa vulnérabilité de condition. Tout ce qui perdure lui paraît digne et bon. Le naturel se confond souvent avec la tradition polie par l’usage et confirmée par les âges. Ce respect est proprement « religieux » en ce qu’il relie l’être humain au cosmos.

Dirait-on du premier, optimiste, qu’il est volontaire, prométhéen, depuis les premières ailes d’Icare jusqu’à la bombe atomique et aux manipulations génétiques ? Dirait-on du second, précautionneux, qu’il est traditionnaliste, volontiers conservateur, n’acceptant de ce qui change que ce qui est consacré par l’usage ? Aurait-on là « la gauche », portée à agir, et « la droite », portée à laisser faire ? D’un côté ceux qui veulent expérimenter pour améliorer les choses, quitte à se tromper, et de l’autre ceux qui ne se trompent jamais parce qu’ils n’agissent jamais, se contentant des commandements de Dieu, des lois de l’histoire, du respect pour « ce qui est » ou des lois naturelles ? Eh bien ! On se trompe.

La nature fait bien les choses car elle prend son temps, dit l’homme de gauche anti-OGM. L’homme se doit alors de l’imiter s’il veut réussir sans perturber les équilibres, dans la nature, dans l’économie, dans la société : « son intention en général n’est pas de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, il est conduit par une main invisible, à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. » L’avez-vous reconnu ? La « main invisible » est l’expression d’Adam Smith, cet Ecossais père de l’économie libérale, dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, publié en 1776, d’où cette citation est tirée... Que les gens-de-gauche utilisent un argument libéral a de quoi étonner (même s’ils ignorent Adam Smith).

C’est là que l’on voit l’idéologie prendre le pas sur l’argumentation de raison : « il faut » être contre les OGM car les compagnies Monsanto et autres veulent faire de l’argent et, pour cela, veulent manipuler en une décennie et sans le « contrepouvoir » de la naturelle sélection ce que dame nature fait en des siècles. Ce « il faut » est un impératif moral, pas un argument. Monsanto = capitalisme, donc Mal. Tout devient bon pour le combattre - et peu importent les moyens, même intellectuellement les plus faibles. Et, quand la raison faillit, pourquoi ne pas agiter les peurs ancestrales, les tabous bibliques, les hantises humaines depuis la nuit des temps ? C’est là que la sagesse des nations utilise « la richesse des nations » : ne pas aller contre la volonté de Dieu, ne pas jouer à l’apprenti sorcier, ne pas imiter par orgueil l’œuvre divine, ne pas violer les « lois » intangibles de la nature car tout se fait bien, « naturellement »... Si vous croisez deux plants de petit pois jaunes lisses et verts ridés, et observez leur descendance, vous êtes un moine hérétique - cela s’appelle pourtant la science, et Mendel en a montré la voie. Si vous inoculez la rage à un gamin, vous êtes un dangereux criminel - cela s’appelle pourtant la vaccination, et c’est ainsi que Pasteur a sauvé le berger alsacien de neuf ans, Joseph Meister. Mais si vous cultivez un maïs anti-insectes (qui consommera moins d’engrais), vous avez une levée de fourches des mêmes paysans qui, jadis, saccageaient les champs de pomme de terre comme tubercules du diable (par ressemblance avec la mandragore).

L’homme est partie de nature, Montaigne recycle ainsi le matérialisme antique. Marx le reprend en faisant du culturel ces murs élevés sur les fondations biologiques, avec pour toit l’idéologie qui va le justifier. Oh, bien sûr, de la théorie à la pratique, il y a eu déperdition d’intelligence, aveuglement obtus et nouvelle croyance en un dogme intangible : les hommes sont ainsi faits. Lorsqu’on passe des programmes de l’inspecteur d’académie Marx à l’IUFM de Lénine, puis au professorat de Staline, on a des Lyssenko, l’assèchement de la mer d’Aral, l’explosion de Tchernobyl. L’orgueil faustien est dangereux quand il reste incontrôlé - et quoi de plus incontrôlable qu’un Etat Léviathan, comme en créa Staline ?

Mais, à l’inverse, si nous devions encenser sans trêve « le principe de précaution » cher au génial démago, surtout ne changeons rien à « la nature » des choses. Laissons-les évoluer tranquillement, sans les modifier par quelques lois arbitraires comme la gauche adore en voter : pas de nationalisations ni de préservations des monopoles publics, les interactions entre les mutations naturelles des entreprises se tempèrent les unes les autres par essais et erreurs ; pas de « 35 heures », les interactions entre les mutations naturelles du travail et le goût des gens se tempèrent les unes les autres par essais et erreurs ; pas de redistribution « sociale », les interactions entre les mutations sociales naturelles se tempèrent les unes les autres par essais et erreurs. Laissons aux naïfs ces OGM sociaux au nom du naturel et du temps nécessaire aux adaptations.

Je crains que certaines têtes de gauche, aveuglées par « le Mal » qu’elles traquent partout, n’aient point conscience de leurs contradictions. Syndrome de la paille : on voit tellement mieux celle qui est dans l’œil du voisin.


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