Partir des constats

par Orélien Péréol
mardi 12 avril 2016

Jean Pierre Faye a montré par une analyse d’un moment historique (la montée du nazisme dans les années 30) comment une idéologie se crée peu à peu par la répétition de mots. La plupart des idéologies ont un membre fondateur, un homme, le plus souvent barbu, avec des textes, un livre ou des livres (la Bible, le Coran, la Torah, le Capital…). Celles-là sont visibles, nommées par elles-mêmes. L’idéologie est un ensemble d’idées qui tiennent bien ensemble, font système. La plupart des idéologies ont fait une place à la contradiction et les contradicteurs, une place d’exclusion, honteuse, et quand ils ont le pouvoir étatique, cette place devient concrète (goulag, inquisition… etc.). Le contraire de l’idéologie est la science : le scientifique part du constat et y retourne, transformant la réalité du côté du bien de l’homme (ne plus avoir faim, ne plus avoir froid, vivre plus vieux… etc.) Les nouveautés scientifiques n’entrent pas dans la science facilement, il y a des luttes qui ressemblent fortement aux luttes idéologiques, mais la réalité finit toujours par être le juge, ce qui n’est pas le cas de l’idéologue. Bertold Brecht disait : « Puisque le peuple vote contre le Gouvernement, il faut dissoudre le peuple. » L’idéologue ne cède que lorsque la réalité l’y oblige, qu’il ne peut faire autrement (voir la chute du communisme : pas assez à manger… etc. et de plus, pas de libertés). L’idéologue croit que si ses solutions ne fonctionnent pas, c’est qu’il n’a pas fait assez durer, qu’il n’a pas assez tartiné, c’est qu’il n’y a pas assez cru (trop lent, trop tardif…) il n’a pas assez appuyé… il veut toujours en remettre une couche. C’est un marqueur.

La question fondamentale tient dans la place, le statut que l’on donne à la contradiction. Ou elle est une ressource, une richesse (même si ce n’est pas de la tarte, ça ne vient pas tout de suite) ; ou elle est par principe et sans équivoque un déchet, une injure (un blasphème).

L’idéologue est binaire : si tu n’es pas avec lui, tu es contre lui.

Notre société a fait apparaître récemment, on ne sait d’où, des mots idéologiques, qui échappent à la contradiction, dont on ne peut pas débattre : amalgame, stigmatisation, islamophobie… Ils sont comme des sources : ou on est dedans ou est contre. Il n’y a pas d’arrangement. Dès qu’ils sont énoncés, ils valent condamnation de l’autre. En principe, les mots doivent être mis en face des choses.

Par les mots, les hommes mettent en commun l’idée des choses avec laquelle ils peuvent « travailler ». Ils ne peuvent pas travailler ensemble à déterminer les directions directement avec les choses, ils ne peuvent vivre ensemble que par le truchement de mots bien branchés sur les choses. Il vaut mieux en déterminer nombre détails, nombre subtilités pour mieux décrire les choses, pour affiner le constat par un travail collectif de l’échange de discours… débattre des constats pour que l’accord que l’on en a soit le plus affiné possible, le plus adapté, épousé aux choses… et ensuite, discuter de la façon d’agir de façon coordonnée pour améliorer l’ordinaire, de savoir agir le plus finement possible auprès des choses qu’on a, collectivement, vues au mieux.

Actuellement, les échanges à propos des tueries perpétrées sont situés dans la morale, le rapport au réel est très estompé, voire absent. Les discours deviennent automatiques. Ils opèrent des clivages tellement répétés qu’ils deviennent invisibles, tellement répétés qu’ils paraissent vérité. Les identités collectives sont niées, sauf celles revendiquées et considérées comme non-problématiques (les bretons par exemple…). Sinon elles sont considérées comme des stéréotypes. Autant dire des faussetés, ou des éléments de surface, cosmétiques… presque rien, un parfum dont on ne devrait pas faire cas, puisque ce sont des causes de guerre, d’une part et presque rien d’autre part. Nous vivons dans le déni des différences réelles. Nous n’acceptons de différences qu’en les estimant folkloriques. C’est un spectacle, il faut l’affirmer comme spectacle, image, et se déclarer un être humain, sans originalité propre ni collective, ou alors juste comme ça en passant, pour le fun. Nous nous empêchons ainsi de penser ce qui se passe. Car si les identités collectives sont des causes de guerre, si elles peuvent agir, c’est bien qu’elles existent et qu’elles sont puissantes. Ce n’est pas les favoriser que les voir et en parler pour ce qu’elles sont. C’est, au contraire, le (seul) moyen d’agir et de lutter contre, quand elles abusent si elles abusent. Mais dans notre idéologie morale, on n’a pas le droit de dire du mal d’un groupe humain. On ne peut dire du mal (vouloir changer) que le système.

A propos des mots amalgame, stigmatisation, islamophobie… la moindre des choses consisterait à dire qu’on ne sait rien, de leur valeur dans la réalité. On ne sait pas :

Ainsi, un des « raisonnements » qui est un sophisme, (qui a l’air logique et ne l’est pas) consiste à dire qu’on ne peut prendre en compte le fait que des musulmans réalisent des meurtres collectifs de gens assis et sans armes parce que cela atteindrait l’image de l’ensemble des musulmans. C’est s’empêcher de toute compréhension de ce qui arrive et se condamner à en être le jouet. Si on ne peut nommer les auteurs du mal parce que cela risquerait d’entacher d’opprobre des gens qui n’ont pas fait de mal, on a la « réponse » avant tout examen : ne reste disponible que la théorie dite du loup solitaire. Nous devons mener enquêtes et analyses, en toute honnêteté à l’égard des choses et des phénomènes. C’est un marqueur de l’idéologie que d’avoir les réponses avant les questions, et avant les enquêtes. Esprit scientifique versus idéologie.

L’autre « raisonnement » est la généralisation : d’autres ont fait pire ! A Cologne, tous les hommes auraient pu faire ça (ce qui serait déjà à démontrer) par conséquent, nous avons affaire à des opportunistes (tous les hommes seraient opportunistes dans ce cas-là, ce qui serait également à démontrer). En se réglant sur le pire, il n’y a plus rien à dire, plus de problème.

Ce d’autres ont fait pire est le faux argument le pire, qui maintient cette idéologie selon laquelle l’appartenance à un groupe humain est sans engagement réel, juste un détail, une coquetterie.

Ce ne devrait pas être le mal que les mots peuvent faire aux autres qui guident les discours, ce devraient être les faits, même s'ils sont désagréables à certains, qui devraient juger les mots.

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