Pénalisation de la « glottophobie » : suite au dérapage de Mélenchon sur l’accent d’une journaliste, LREM propose une loi

par Vera Mikhaïlichenko
vendredi 19 octobre 2018

Le code pénal énonce déjà 24 cas de discriminations reconnus par la loi. La cage aux phobes devrait se doter bientôt d'un vingt-cinquième barreau.

Mercredi 17 octobre, en sortie d'hémicycle à l'Assemblée nationale, Jean-Luc Mélenchon a été interpellé par une journaliste de France 3, Véronique Gaurel, après les perquisitions à son domicile et dans les locaux de la France Insoumise. Embarrassé par la question, le politicien a moqué l'accent toulousain de la journaliste ("Qu’esseuh-que ça veut direuh ?"), demandant ensuite une autre question, "formulée en français et à peu près compréhensible".

Comme c'est désormais de coutume sur les réseaux sociaux, un flot d'indignation s'ensuivit. La journaliste humiliée retweeta sur son compte un certain nombre de tweets de soutien :

Parmi eux, deux tweets de Jean-Michel Aphatie, dont l'accent chantant fait le bonheur des Français depuis si longtemps :

De nombreux articles ont été consacrés à l'accent du journaliste, qui "a conservé les intonations de son Pays basque natal". "Une exception, dans un paysage audiovisuel normalisé", notait L'Express en 2009.

En 2014, il affirmait au Parisien :

« Je n'ai pas d'accent. Vous, vous avez un accent. Moi, je n'en ai pas. L'accent, c'est toujours un point de vue différent du sien. Vous, vous êtes né à un autre endroit que moi. Vous n'avez pas la même manière de parler. Mais c'est vous qui avez un accent, pas moi. Dire que quelqu'un a un accent, c'est du racisme. C'est une manière de stigmatiser les gens, et c'est scandaleux… Ou alors tout le monde en a un. »

Et qu'en était-il en 2018 de son accent ?

« Je ne me suis jamais posé de question à ce propos, je ne l'ai pas gommé, je ne le cultive pas non plus parce que je ne sens pas un ambassadeur. »

Sur le fond, Jean-Michel Aphatie n'a pas tort. Lorsque les Parisiens évoquent l'accent des autres, des gens du Sud, du Nord, de l'Est ou de l'Ouest, comme si eux-mêmes n'en avaient aucun, ils font acte de domination, se considérant spontanément au centre du jeu, comme la référence à partir de laquelle les provinciaux sont jugés. Dans l'esprit du Parisien, la province est étrangement minoritaire, et tout ce qui est au-delà du périphérique a quelque chose d'un peu exotique, mal dégrossi, non ?

Et, incontestablement, l'attitude de Mélenchon face à cette journaliste à l'accent toulousain était hautement méprisante et donc hautement méprisable. L'homme fort de LFI hurle à 10 centimètres du visage d'un policier, maltraite régulièrement les journalistes de base, voire stagiaires, mais n'assume pas ses propos mordants sur Macron lorsqu'il l'a en face de lui, de même qu'il se montre tout doux, en privé, avec Marine Le Pen, qu'il vomit en public. Faudrait-il en conclure que Mélenchon est fort avec les faibles, et faible avec les forts ?

Ceci étant dit, fallait-il en arriver à cette extrémité de proposer une loi condamnant la "glottophobie" ? C'est la brillante idée de Laetitia Avia, députée de la huitième circonscription de Paris et porte-parole de La République En Marche. Voici ce qu'elle a publiée le 18 octobre 2018 sur Twitter :

On voit là tout l'opportunisme de nos politiques, qui profitent de la moindre polémique médiatique pour fabriquer des lois, dont chacun s'accordera sur la grande nécessité.

L'idée avait d'abord été émise par le linguiste Philippe Blanchet, auteur de Discriminations : combattre la glottophobie, et interviewé ici en janvier 2016 sur TV5 Monde :

Comme le rappelle la proposition de loi, l'article 225-1 du code pénal répertorie déjà 24 discriminations :

"Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de leur situation économique, apparente ou connue de son auteur, de leur patronyme, de leur lieu de résidence, de leur état de santé, de leur perte d'autonomie, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur capacité à s'exprimer dans une langue autre que le français, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une Nation, une prétendue race ou une religion déterminée."

C'est vrai que la discrimination en fonction de l'accent manquait à la liste, pas du tout exhaustive, et qu'en se creusant la tête, on pourra certainement l'allonger encore.

Parmi les réactions sensées à la proposition de loi opportuniste de Laetitia Avia, on peut citer celle du critique littéraire Juan Asensio :

Ou encore celles-ci :

Xénophobie, homophobie, transphobie, islamophobie, judéophobie, négrophobie, grossophobie... et maintenant glottophobie.

Philippe Muray avait appelé cela la "cage aux phobes" il y a une vingtaine d'années :

« S’il y a quelque chose qui marche très fort, en ce moment, et qui marchera de plus en plus, au fur et à mesure que l’espèce humaine exigera davantage d’être aimée sans conditions, dans toutes ses « différences » devenues autant de mini-impérialismes, dans ses plus petites particularités et ses moindres caprices, c’est la chasse aux phobes.

A tous les phobes. Du moins ceux qui ne sont pas dans le coup, dans l’étrange coup du monde où nous entrons, c’est à dire qui ne peuvent pas se revendiquer d’une appartenance spéciale, d’un particularisme précisément, d’une « différence » considérée comme gratifiante à la bourse des valeurs d’aujourd’hui, et qui ont l’audace de manifester, sur quelque point que ce soit, l’un de ces symptômes d’angoisse exagérée qu’on appelle une phobie.

La brusque popularisation du concept de phobie, appliqué aux objets et aux sujets les plus divers, révèle une volonté de sacralisation de certains objets et de certains sujets que l’on ne doit même plus pouvoir critiquer, envers lesquels on ne doit plus avoir la moindre réticence, ni réclamer le plus élémentaire droit d’examen sans être aussitôt marqué, stigmatisé par cette nouvelle lettre écarlate du phobisme infamant. Jamais, en d’autres termes, nous n’avons été plus loin de ce qu’il est convenu d’appeler « l’esprit des Lumières ».

Notre époque réinvente à toute allure la démonologie, les pécheurs ostracisés, les procès en sorcellerie. Certes, tous les phobes ne se valent pas. Il y en a des bons et des mauvais. L’antifumeur, par exemple, encore appelé fumophobe, et dont le programme consiste à éradiquer de la surface de la planète les derniers fumeurs, a le vent dans les voiles. L’hétérophobe, de son côté, semble peu critiquable. Le rollérophobe, en revanche, n’a pas droit de cité. Le technophobe (phobique de la techno et de toutes ses foutues raves ou parades) pas davantage. L’anglophobe et le germanophobe appartiennent à un passé ridicule. L’américanophobe est suspect. Au même titre que l’europhobe. Le gynophobe (adepte des formulations « sexistes ») n’a qu’à bien se tenir : on lui prépare des lois. Mais c’est l’homophobe, en vérité, et ça commence à se savoir, qui est en ce moment le monstre principal.

Ce sera peut-être, mais alors dans un avenir extrêmement lointain, un sujet d’intense rigolade de se souvenir qu’on a pu voir, cette année, un très curieux « Réseau Voltaire » exiger une législation réprimant l’homophobie. Un peu comme si le club des amis de Nietzsche demandait l’abolition de la séparation de l’Église et de l’État ; ou la fondation Karl-Marx une intensification perpétuelle du capitalisme sur toute la planète. Mais ce genre de contradiction ne semble guère gêner les réclameurs et les fomentateurs de lois, que l’on appelle encore « militants » alors qu’ils ne se battent plus que pour le plaisir d’interdire, de surveiller et de punir, c’est à dire de dominer.

Une nouvelle théocratie voit le jour, attisée par les médias qui en ont furieusement besoin pour croire qu’ils existent. La nostalgie de l’« autre », de l’adversaire disparu, conduit de plus en plus d’humains à rechercher des oppositions, des mauvais objets, des méchants à réprimer pour que l’existence retrouve une signification.

Pour ceux-là, qu’on appellera philes, la chasse aux phobes de toutes sortes est une question de vie ou de mort. Il s’agit de se transfuser du sang frais grâce à des ennemis ; et, au besoin, créer ceux-ci de toutes pièces pour se ressusciter soi-même, ressurgir de l’effroyable royaume des ombres qu’est devenu notre monde mondial, libéral et libertaire.

Car le phile, quel qu’il soit, et quel que soit le préfixe avec lequel il est formé, ne se suffit pas à lui-même. C’est son drame : le phile a besoin du phobe. Le phile est un phobe anti-phobe. Ou encore un phobe de phobe. Au point qu’il est capable, en certaines circonstances, des pires cruautés pour faire triompher son « amour » totalitaire. C’est ainsi que récemment, en Grande-Bretagne, des amis des bêtes, autrement dit des zoophiles, appartenant au Front de libération des animaux, ont kidnappé un journaliste accusé de zoophobie, l’ont sauvagement battu, et, avant de l’abandonner dans un fossé pieds et poings liés, l’ont marqué au fer rouge. Comme au bon vieux temps où c’étaient les phobes qui faisaient la loi. »

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Philippe Muray pour le journal La Montagne en 1999. Texte republié dans le livre « Exorcismes spirituels III » (2003).

Quelques twittos ont proposé à la députée LREM de ne pas s'arrêter en si bon chemin et d'ajouter d'autres discriminations à la liste du code pénal : la "taxiphobie" et la "mordotaxiphobie" par exemple :

En effet, l'an dernier, Laëtitia Avia avait, semble-t-il, fait preuve de "taxiphobie" et de "mordotaxiphobie", en mordant un chauffeur de taxi :

"Laëtitia Avia, députée La République en marche de la 8e circonscription de Paris, se serait disputée avec un chauffeur de taxi fin juin à Saint-Mandé (Val-de-Marne), pour une course d’un montant de 12 euros, révèle Le Canard enchaîné dans son édition de mercredi.

La brouille aurait dégénéré et la députée aurait fini par mordre l’épaule du chauffeur de taxi. L’histoire aurait démarré lorsque la jeune femme de 33 ans a voulu payer sa course par carte bleue. Sauf que le terminal bancaire du taxi ne fonctionnait pas. Le chauffeur aurait alors conduit de force la jeune femme vers un distributeur de billets. Outrée d’être contrainte de la sorte, la jeune femme aurait mordu le chauffeur à l’épaule pour qu’il s’arrête, selon le journal satirique.

Une version que conteste la jeune députée. « J’ai eu très peur, je ne l’ai pas mordu, mais attrapé par l’épaule », assure-t-elle au Canard enchaînéCette brouille a nécessité l’intervention des policiers pendant quarante-cinq minutes et pourrait même aller plus loin. Car selon Le canard enchaîné, Laëtitia Avia a porté plainte pour séquestration, et le chauffeur de taxi pour coups et blessures."

Dans le meilleur des mondes qu'on nous prépare, il ne sera bientôt plus permis que de faire des "like", comme sur Facebook, tout avis négatif ayant été proscrit au nom de la lutte contre on ne sait quelle discrimination. Nous allons nous aimer les uns les autres... à coups de trique s'il le faut ! Si Jésus-Christ n'y est pas arrivé, le code pénal nous y contraindra !


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