Petit retour au bercail de la gauche

par Philippe Astor
mardi 20 mars 2007

Retour au bercail de la gauche, après le passage de Ségolène Royal dans l’émission « A vous de juger » sur France 2, d’un libéral-libertaire tenté par le vote Bayrou.

D’un côté, il y a cette tradition libertaire qui m’a permis de me construire politiquement, en tant que citoyen, qui me rapproche de la sensibilité d’un Daniel Cohn Bendit ou d’un José Bové, dont le discours « agricole » me touche d’autant plus que je suis issu d’une lignée de paysans et que je connais un peu l’histoire de la terre.

Cette tradition s’inscrit dans la contestation de tous les pouvoirs qui s’exercent par la domination et de ceux qui les incarnent, parce qu’ils instaurent toujours la loi du plus fort et sont contraires à mes idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité, qui ne sauraient être qu’universels.

D’un autre côté il y a cette culture générale du monde - technologique, scientifique, économique, macro-économique, institutionnelle, financière et géopolitique - que l’expérience m’a permis d’acquérir un tant soit peu, sans faire de moi un spécialiste de ces questions, mais je n’en suis pas moins, comme un nombre croissant d’entre nous, un citoyen du monde capable de s’informer et d’avoir un avis sur elles.

C’est cette culture qui me fait prêter une oreille attentive au discours du Prix Nobel d’économie américain Joseph Stiglitz, ex-conseiller de Clinton à la Maison-Blanche, démissionnaire de la vice-présidence de la Banque mondiale et considéré comme un « dissident  » de la finance internationale par nombre de ses ex-pairs, depuis qu’il n’a de cesse de dénoncer les dérives de la mondialisation et de proposer des solutions qui ne sont pas tant économiques que politiques.

Non mais quel toupet ! Vous imaginez ? Monsieur Stiglitz ne préconise rien moins, grosso modo, que d’assujétir à l’intérêt général et à un gouvernement politique (un bon gouvernement vaut mieux que deux « gouvernances »), toutes les puissances économiques et financières qui sont au coeur d’un emballement critique de la mondialisation au seul profit d’une minorité de riches, aux dépends des plus pauvres d’entre nous et au péril de la biosphère toute entière. Avec un objectif : la création de nouveaux « biens publics » mondiaux.

Pour moi la démocratie n’est pas incompatible avec les marchés. Ni les marchés avec la démocratie. Bien au contraire. Mais la finance ne doit pas être cette seule sphère de la société, fut-elle devenue complètement virtuelle, à pouvoir s’extraire de tout contrôle démocratique et à n’être pas tenue pour responsable des effets globaux de sa croissance et de son développement débridés - ainsi que des dérives qu’ils entrainent - sur l’environnement et sur la société.

Reconquérir le pouvoir politique

On a beaucoup de cartes en main pour redresser la situation et reconquérir ensemble le pouvoir politique, à l’échelle locale, nationale, européenne et mondiale. Mais le chemin risque d’être long et c’est l’affaire d’une mobilisation citoyenne générale qui ne saurait exclure personne du débat. La campagne du référendum de mai 2005 a montré la capacité de mobilisation des forces vives de la nation, pour le non comme pour le oui. Et je ne parle pas des hommes politiques mais des simples citoyens que nous sommes.

A bien des égards, nous citoyens avons déjà une longueur d’avance sur les politiques, qui vivent encore dans les lambris d’une République française (la cinquième) que le XXIe siècle a déjà reléguée dans le passé et dont Jacques Chirac restera peut-être l’un des derniers grands symboles, celui des éléphants du pouvoir qui ont gouverné la France au siècle dernier. Peu importe le numéro, mais nous devons certainement fonder une nouvelle République, plus moderne, plus démocratique, dans laquelle les citoyens participeront plus en amont et plus activement à la politique de gouvernement. Une République 2.0 plutôt qu’une sixième République, de préférence.

Nous ne sommes plus dans une logique pyramidale de parti, mais dans une logique de démocratie en réseau, de débat public très ouvert, d’échange constructif permanent, d’intelligence collective, de participation. Ensemble, nous sommes bien plus intelligents que quatre crânes d’oeuf fumants sortis de l’ENA et enfermés dans un cabinet ministériel pour pondre des réformes qui nous sont généralement imposées d’en haut sans aucune concertation.

Quel candidat à la présidence de la République l’a compris ? Qui propose de refonder la politique ? De développer une démocratie plus horizontale et plus participative ? Qui est porteur d’une vision responsable, d’un projet fédérateur, citoyen, d’union nationale, démocratique et sociale, pour relever les défis du XXIe siècle ?

Vous m’auriez posé la question hier, je vous aurais répondu sans aucune hésitation : "Bayrou". Je n’étais pas franchement convaincu de voter pour lui au premier tour mais son "projet" avait toute ma sympathie. Il la conserve, sauf qu’après avoir écouté Ségolène Royal jeudi soir sur France 2, je doute désormais que ce soit le bon choix pour la France.

Premièrement, Ségolène Royal redevient soudain audible. C’est le printemps de la campagne et la chenille accouche d’un papillon. Elle s’est enfin libérée de cette retenue et de ce contrôle permanent d’elle-même et de sa parole que lui avaient imposé ces dernières semaines la pression médiatique et sa volonté de réconciliation avec les éléphants du PS, au point de l’enfermer dans un discours de marketing politique lénifiant ("l’ordre juste", le "gagnant-gagnant", etc.), artificiel, formaté, tenu en laisse, contrôlé au mot près.

Chef d’Etat plutôt que chef de l’Etat

Jeudi soir, c’est la femme candidate qui s’est révélée, une femme redevenue proche, sincère, naturelle, libre, disserte, responsable, de convictions, prête à devenir "chef d’Etat", comme elle l’a si bien dit, plutôt que "chef de l’Etat". La nuance a son importance, ne serait-ce que parce qu’elle exprime l’humilité de sa démarche.

Tout ce qui a son importance est dans son programme. Y compris la réforme institutionnelle et le développement d’une démocratie plus citoyenne, plus participative. Y compris les grandes orientations politiques et économiques qu’on est en droit d’attendre d’un candidat à la présidence de la République.

Qu’il s’agisse de renforcer les pouvoirs de contrôle du Parlement et des citoyens, d’instaurer une dose de proportionnelle, de rétablir un juste équilibre entre la taxation du travail et celle du capital, de soutenir la recherche, l’innovation et le développement des petites et moyennes entreprises, de réconcilier l’université avec le monde du travail et avec celui de l’économie de marché, en lui donnant plus d’autonomie, de même qu’à tous les rouages de l’Etat, aux régions, aux départements, à tous les échelons du territoire.

Il veut aussi réconcilier les Français avec l’esprit d’entreprise, avec le sens des responsabilités, avec une Europe des peuples et des nations solidaire et avec la politique.

C’est également un programme porteur d’une plus grande justice fiscale, à l’égard du contribuable lambda comme des entreprises. Il ne cherche pas à augmenter mais à répartir plus équitablement les prélèvements sociaux. Il se soucie de stabiliser la dette avant de la réduire - sans en faire un dogme, car certains investissements peuvent rapporter gros demain et justifier de s’endetter encore un peu plus aujourd’hui. Son objectif est d’abord d’optimiser les dépenses, en tenant compte de leur retour sur investisserment en termes économiques, sociaux et environnementaux.

Il vise à renforcer le contrôle que les citoyens pourront avoir sur les orientations budgétaires, à faire baisser le train de vie de l’Etat, à réformer voire même restructurer progressivement l’administration française, non pas en réduisant le nombre de ses fonctionnaires mais en la rendant plus efficiente, plus transparente, moins coûteuse et plus proche de ses administrés, grâce à un modèle d’organisation de plus en plus décentralisé et en réseau, qui apportera à la société civile et aux entreprises une beaucoup plus grande valeur ajoutée.

Un projet et un programme aboutis

En face de chaque problème qui lui est soumis, Ségolène Royal se montre capable de mettre en avant un programme, un projet, une réflexion qui sont déjà très aboutis et prêts à être mis en oeuvre rapidement. Si elle est élue, l’action ne se fera pas attendre. C’est un avantage concurrentiel incontestable sur François Bayrou, qui est porteur d’un vrai projet humain mais serait bien en peine de dire aujourd’hui avec qui il gouvernerait une fois élu - et pour appliquer quel programme ? -, selon que Ségolène Royal ou Nicolas Sarkozy se retrouveraient au second tour avec lui.

Ce dont Ségolène Royal m’a par ailleurs convaincu jeudi soir sur France 2, c’est de la cohérence globale de son programme. Sur le plan économique, il est en phase avec les recommandations de Joseph Stiglitz, pour ce qui est de s’attaquer aux problèmes de la mondialisation, du réchauffement climatique, du commerce international, de l’immigration, du développement et des relations Nord-Sud, de la sécurité et du terrorisme. Plus globalement encore : à tous les problèmes qui concernent le futur de l’humanité.

L’économie a un rôle à jouer dans tous ces domaines, c’est pourquoi elle ne doit pas être le jouet des seules puissances financières. Elle doit contribuer à une meilleure redistribution des richesses qu’elle produit à l’échelle planétaire, ainsi qu’à une harmonisation par le haut de la protection sociale et du niveau de vie des citoyens, tout en corrigeant les effets pervers de son développement et de sa croissance sur l’environnement.

D’une certaine manière, la proposition de Ségolène Royal de restaurer des mesures protectionnistes aux frontières (y compris internes) de l’Europe, pour lutter contre les délocalisations et le dumping fiscal - en tenant compte de critères de différenciation purement sociaux et environnementaux, qui seront compensés par des taxes -, cette proposition tire sa cohérence du fait que cela revient renforcer à la fois la protection sociale des salariés, la protection de l’environnement et la pérénité des entreprises, tout en garantissant le caractère "non faussé" d’une concurrence certes libre, mais contrainte d’intégrer désormais, pour un meilleur équilibre et dans l’intérêt général, les coûts sociaux et environnementaux.

C’est une belle manière de démontrer son adhésion au pacte écologique de Nicolas Hulot et sa détermination à inscrire l’urgence écologique au coeur de son action politique, comme en témoigne l’accent mis dans son programme sur le développement des énergies renouvelables.

C’est également une belle manière de renforcer la démocratie sociale, que plusieurs anciens résistants, dont Lucie Aubrac, ont appelé à sauvegarder hier, 15 mars 2007, à l’occasion du soixantième anniversaire du programme du CNR (Conseil national de la Résistance). C’est enfin une belle manière d’illustrer la cohérence de son programme.

"Aujourd’hui je suis dans la dernière ligne droite et je reprends ma liberté", a-t-elle confié à Arlette Chabot, après avoir admis avoir eu à composer avec l’organisation politique sur laquelle elle s’est d’abord appuyée et dont elle est issue. Mais elle entend bien définir la ligne elle-même. Et ne va pas supplier les éléphants du PS pour qu’ils lui manifestent plus ardemment et avec plus d’empressement leur soutien.

Elle s’est affranchie des pesanteurs de son parti, a retrouvé une liberté de ton et de parole qui s’appuient sur un programme solide. C’est le seul candidat éligible qui porte les valeurs et l’histoire de la gauche tout en parvenant à incarner son renouveau et sa modernité. Et c’est aussi une femme. Autant de choses que François Bayrou ne pourra jamais incarner.


Lire l'article complet, et les commentaires