Pierre Bourdieu, Ségolène Royal et la politique gagne-pain
par De ço qui calt ?
lundi 9 octobre 2006
La campagne des élections présidentielles de 2007 fera-t-elle tomber le masque de la politique de consommation ? A « gauche » comme à « droite », les machines d’hypnose collective en font tellement, qu’on peut se demander quelle sera la réaction d’un électorat qui, en 2005, a dit non à la grande majorité des maîtres à penser. L’entretien de Pierre Bourdieu récemment diffusé par Zalea TV soulève la question de cette politique métier où les membres des « élites » s’orientent vers la « droite » ou la « gauche » en fonction des places disponibles, sans qu’il existe une véritable différence dans les idées de base sur la conduite du pays. Dès lors, les campagnes électorales ne sauraient être que du marketing, faute de débat politique réel. Une aseptisation qui influence de manière très négative l’évolution générale du pays. Mais les citoyens n’ont peut-être pas encore dit leur dernier mot.
La vidéo du film de Pierre Carles Gauche/droite vu par Pierre Bourdieu a intéressé les internautes à cause des déclarations du sociologue qui, en mai 1999, avait évoqué le problème des "responsables politiques dits de gauche (qui) sont en fait de droite". Pierre Bourdieu dit notamment : "Ségolène Royal, pour moi, instantanément, on sait qu’elle n’est pas de gauche", et qu’elle "a ce que j’appelle un habitus, une manière d’être, de parler qui vous dit qu’elle est de droite, même si elle tient des propos de gauche". Il se réfère également à l’un de ses élèves, professeur à l’ENA, pour qui Ségolène Royal avait choisi la gauche comme "plan de carrière". Un exemple parmi d’autres de ces membres des "élites" qui auraient rejoint la gauche ne pouvant pas s’installer à droite. Si on suit cette analyse, le flou dans les définitions que l’on pourrait appeler officielles de "gauche" et de "droite", également dénoncé par Bourdieu, correspond à quelque chose de très profond dans notre fonctionnement institutionnel.
Bourdieu semble croire à l’existence d’une véritable définition citoyenne des notions de gauche et de droite, supplantée par des apparences façonnées en fonction des intérêts des milieux dominants. C’est en soi un sujet. Les dirigeants socialistes qui, en France comme en Allemagne, ont cautionné la Première Guerre mondiale au nom de la "défense de la Patrie" étaient-ils de gauche ? Léon Blum était-il de gauche lorsqu’en juillet 1925, il parlait de "races supérieures" devant la Chambre des députés ? L’étaient-ils, les socialistes qui, après la Libération, ont livré des guerres coloniales ? François Mitterrand était-il de gauche lorsque, dès 1965, il a rassemblé le soutien électoral d’une sorte de front antigaulliste de fait qui allait de Tixier-Vignancour au Parti communiste en passant par les "déçus de l’Algérie" de droite comme de gauche ? Ou lorsqu’il a lancé l’opération de promotion du Front national en 1982 ? La supplantation au quotidien de la notion de gauche par rapport à ce que beaucoup d’électeurs en attendent ne fait aucun doute, vu la déception que la gauche génère chaque fois qu’elle est élue. Mais il s’agit d’une problème plus global du comportement de l’ensemble du monde politique, comme en témoignent les alternances constantes depuis 1981.
La politique gagne-pain a toujours existé. Ce qui est un peu plus nouveau, c’est que dans l’après-guerre, droite et gauche ont eu recours, pour recruter une partie croissante de leurs dirigeants, à une pépinière commune créée à cette fin : l’ENA, Ecole nationale d’administration qui se définit à présent comme une école européenne de gouvernance. L’ordonnance du 9 octobre 1945 crée à la fois l’ENA et les IEP ("instituts d’études politiques"), instaurant une science de l’administration unique et une science politique également unique. Le militant politique devient une sorte d’amateur à côté des professionnels que formeront ces institutions et qui seront censés détenir un quasi-monopole de la politique sérieuse. Il ne s’agit pas d’une mesure autocratique, mais d’un texte signé par un très large éventail politique de ministres de toutes tendances, avec entre autres les communistes François Billoux et Charles Tillon à côté du ministre des colonies radical-socialiste Pierre Giacobbi. L’union dite nationale, qu’on évoque à nouveau depuis quelque temps, a toujours été présente dans le fonctionnement de "nos élites".
Auprès des milieux influents et conservateurs, l’énarque sera un exécutant zélé. Devant les milieux populaires, il apparaîtra comme une sorte de merle blanc ou de sauveur, miraculeusement trouvé pour les défendre courageusement. C’est pourtant une politique basée sur les mêmes postulats, apprise à l’école de gouvernance, qu’il appliquera dans les deux cas, une fois au gouvernement. On a affaire à la politique gagne-pain, avec des postes très bien payés et qui, par définition, exclut tout changement de régime politique et social. L’essence de ce mode de fonctionnement réside dans la dépossession du citoyen de base des moyens dont il dispose théoriquement pour défendre ses intérêts. Les élites jouent alors le rôle d’agents du système, à la tête des mêmes organisations vers lesquelles on attire ceux qui voudraient le mettre en cause.
Vingt-cinq ans après la première élection de François Mitterrand à la présidence de la République, trois de ses collaborateurs de l’époque briguent l’investiture présidentielle du Parti socialiste. Laurent Fabius, sorti de l’ENA en 1974 et devenu peu après membre du Parti socialiste et directeur du cabinet du futur président. Dominique Strauss-Kahn, ancien élève des Hautes études commerciales (HEC) et de Sciences Po, ayant enseigné notamment à l’ENA et actuellement à Sciences Po, proche de Lionel Jospin, devenu commissaire-adjoint au Plan en 1982. Ségolène Royal, sortie de l’ENA en 1980, initialement conseillère de tribunal administratif en disponibilité, devenue "chargée de mission au secrétariat général de la présidence de la République pour les questions de santé, d’environnement et de jeunesse" en 1982-1988 d’après sa propre biographie officielle, parachutée en 1988 par François Mitterrand dans les Deux-Sèvres d’après Wikipédia. Quant à l’actuel premier secrétaire du Parti socialiste François Hollande, de formation HEC - Sciences Po - ENA, il présidait déjà en 1974 un comité de soutien à François Mitterrand et, après avoir été chargé de mission de la présidence de la République en 1981-1982, il fut directeur de cabinet de deux porte-parole successifs du gouvernement : Max Gallo et Roland Dumas.
Après vingt-cinq ans de déceptions, que peuvent offrir au pays ces personnalités de gauche professionnelles ? Pour racoler encore des voix, elles ont surtout recours à des maquillages nouveaux : Fabius, le "trilatéral de gauche" transfiguré ; Royal, la mitterrandiste illuminée... et que va nous servir DSK, après les larmes de Lionel Jospin ? La réalité est que, depuis une trentaine d’années, il existe bien une politique transversale du système que ces professionnels de gauche, comme ceux de droite, ont invariablement appliquée. Mais cette politique réelle n’a rien à voir avec ce qui se dit lors des campagnes électorales.
L’exemple de la pré-campagne présidentielle de Ségolène Royal est particulièrement instructif, à cause notamment de l’incroyable forcing médiatique et psychologique de masse qui l’entoure depuis des mois et qui a été perçu comme une agression par une partie de l’opinion. L’argumentation politique cède la place à des techniques diverses pour influencer le citoyen. On a affaire à une liste de généralités telles que : "ordre juste", "effort récompensé", "redémarrage économique", "sécurisation des Français", "politique plus efficace", "révolution démocratique", "amélioration du fonctionnement institutionnel"... que n’importe quel autre parti pourrait mettre en avant de la même façon. Et le discours sur la nation, après avoir soutenu à fond le projet de constitution européenne en 2005... Plus, de temps à autre, des perles comme celle sur un encadrement militaire des primo-délinquants. S’agit-il de politique, ou de conditionnement pur et simple des électeurs ?
Avant même de connaître la liste des candidats à l’investiture de son propre parti, Ségolène Royal était déjà partie en campagne pour les présidentielles de 2007. Le 29 septembre, à Vitrolles, elle a prononcé un discours confirmant sa candidature : "Oui, j’accepte d’assumer cette mission de conquête pour la France et les épreuves qui vont avec..." Rien moins. Dominique Reynié a estimé que dans ce discours la précandidate du PS récupère "tout un héritage oublié de la gauche française sur l’autorité" et veut "fermer la parenthèse de 68, en finir avec l’idée que le concept-clé c’est la liberté. Pour elle c’est plutôt l’égalité". Le discours de Vitrolles avait clairement pour objectif de persuader les électeurs que : " Sur l’emploi stable, sur l’avenir de l’école, sur l’avenir des retraites, sur la santé, l’environnement, les conditions de travail, le logement, les transports, la culture, la sécurité publique et la lutte contre toutes les formes d’insécurité et de violence, dont le niveau jamais atteint est la marque de la faillite de la droite, oui, il y a des réponses efficaces et de gauche ! ", dont sa candidature est porteuse. Avec, à nouveau, François Mitterrand comme référence. Dommage que les "réponses efficaces et de gauche" ne soient évoquées que dans les discours électoraux, et que les promesses soient toujours restées lettre morte.
Quant à l’autorité, ce n’est pas l’autoritarisme qui semble avoir manqué lorsque, avec Ségolène Royal comme ministre déléguée à l’enseignement scolaire, les méthodes pour le moins expéditives d’une campagne contre la pédophilie dans les écoles se sont soldées par le suicide du professeur d’éducation physique et sportive Bernard Hanse, dont l’innocence a été reconnue par la suite.
Le 1er octobre, à Guingamp, à propos des conséquences des pesticides sur la santé, la candidate socialiste a estimé que "règne le plus grand secret entre la dégradation de l’environnement et la dégradation de la santé publique" et que les gouvernements de droite "ont menti sur Tchernobyl, ils ont menti sur l’amiante, ils mentent sur les OGM dont il faudra interdire la culture en plein champ et enfin ils mentent sur l’impact des nitrates et pesticides sur la santé publique". Elle s’est engagée à "mettre fin à tous les mensonges d’Etat". Mais que faisait Mme Royal à l’Elysée entre 1982 et 1988, à l’époque de l’attentat contre le Rainbow Warrior et de la désinformation officielle sur les retombées de Tchernobyl ou des essais nucléaires ? Qu’a-t-elle fait, par la suite, lorsqu’elle est devenue députée et ministre ? Quelle a été la politique sur les OGM du gouvernement Jospin dont elle a fait partie ?
Mercredi dernier, après la diffusion par la chaîne de télévision néo-zélandaise TVNZ des images du "plaider coupable" des deux agents français condamnés pour homicide involontaire à la suite de l’attentat contre le Rainbow Warrior et le journal télévisé de France 2 du 1er octobre faisant état notamment de la demande de réouverture de l’enquête formulée par Greepeance, Ségolène Royal a déclaré au journal télévisé de 20h de TF1 que son frère Gérard ne lui avait jamais parlé de l’opération car "il respectait les lois de son service". Mais cette affirmation ne saurait être crédible car, ayant été à l’époque chargée de mission de la présidence de la République, Ségolène Royal peut s’estimer elle-même liée par le secret, y compris sur son propre rôle éventuel. Ce que, étrangement, aucun journaliste ni politique ne semble avoir rappelé. La même objection s’applique d’ailleurs à Laurent Fabius qui, devant TVNZ, s’est plaint de ne pas avoir été informé en temps utile. La seule manière de faire émerger toute la vérité serait d’ordonner une enquête officielle et publique, avec levée du secret, mais à ce jour, aucun parti politique ne semble l’avoir réclamée. Les médias influents non plus.
Ségolène Royal a même ajouté qu’au moment de l’attentat contre le Rainbow Warrior, elle était favorable à l’action de Greenpeace contre les essais nucléaires français. C’est encore moins crédible, compte tenu du rôle et des obligations d’une chargée de mission de la présidence de la République qui ne pouvait agir ni s’exprimer en dehors d’instructions précises de la présidence, et qui n’aurait jamais été nommée ou maintenue dans ses fonctions en présence de divergences aussi profondes. Mais c’est vrai qu’avec le consensus politique et l’opacité qui entourent ce dossier, alliés à la cécité des médias, on peut se permettre de tout dire. La candidate à la candidature socialiste rend responsable de cet incident un "Etat qui fonctionne mal", mais d’après celui qui était alors directeur général de la DGSE, l’amiral Pierre Lacoste, le feu vert au sabotage du Rainbow Warrior avait été donné par François Mitterrand en personne. Il s’agit donc d’une décision politique au sommet, pas d’un dysfonctionnement de l’Etat. Ce qui n’empêche pas Ségolène Royal de se réclamer de la "lignée mitterrandienne".
Et ainsi de suite, et Ségolène Royal n’est qu’un échantillon de l’actuelle classe politique.
Soixante ans passés après la création de l’ENA, le système de la politique gagne-pain tourne à plein rendement. La corporation des politiciens professionnels s’est emparée des affaires du pays au détriment des citoyens, et entend rester longtemps en place. Elle a étendu son emprise à de nombreuses fonctions bien rémunérées dont la définition n’est pas politique et où la neutralité devrait être la règle, mais qui sont devenues une réserve à la disposition des politiques, de leurs proches conseillers, de ceux qui les soutiennent... Plus des légions de responsables à tous les échelons qui doivent leur carrière à leurs relations politiques ou au lobbying imposé par l’irruption du monde politique dans les milieux professionnels. Une situation qui n’est étrangère, ni à la fuite des cerveaux, ni à la décadence de plus en plus perceptible du pays dans les domaines industriel, scientifique, technologique... Sous-produit catastrophique de ce système hermétique où la politique métier génère autour d’elle la politique tremplin et où, au lieu de pouvoir se prononcer sur des véritables alternatives politiques, l’électeur se trouve malgré lui confiné à voter pour déterminer quel groupe accèdera à une énorme brochette de postes influents et lucratifs. Ce qui n’enlève rien à l’ardeur des campagnes électorales.
Encore un terrain où il serait inexcusablement opportuniste de ne pas évoquer la responsabilité collective des citoyens eux-mêmes, qui n’avaient pas besoin de se laisser entraîner dans la logique suiviste qui a mis le pays au bord du gouffre. 2007 sera-t-elle l’année du sursaut ? C’est peut-être la dernière chance. Après, la France risque de ne plus être un pays indépendant.