Que faire et penser à l’époque de la catastrophe historique et politique ?

par Bernard Dugué
vendredi 3 juin 2022

 

 Ces lignes ne décrivent pas forcément la réalité du terrain. Elles ont été écrites comme une rêverie intellectuelle projetée sur le cours des choses. Par respect pour le lecteur, l’écrivain doit annoncer la couleur et préciser que le portrait d’un monde dépend autant des faits que du regard exercé par le peintre qui alors, tracera des figures plus ou moins sombres. 

 

 1) Catastrophe signifie chez les Grecs anciens un retournement vers le bas. Il est formé de deux mots, κατά, signifiant de haut en bas. Et στροφή, signifiant action de tourner. Comme souvent, les mots transposés dans d’autres langues et à d’autres époques finissent par épouser une signification autre, souvent produite par une dérivation allégorique accompagnée d’une polysémie. Une fois transcrite en langue latine, la catastrophe a désigné une péripétie, un moment critique au théâtre, ou encore un dénouement tragique. D’où le sens figuré pour désigner l’émotion du spectateur dont l’âme est retournée. La catastrophe est également accompagnée d’une signification dynamique et kronologique. La catastrophe est un événement physique qui arrive dans le monde, ou alors un fait psychique. Ces événements sont subis et parfois arrivent comme un achèvement préparé de longue date et qui n’avait pas été anticipé ni pressenti, sauf par des personnes douées de prémonition. Le moment de la catastrophe contraste avec le Kairos qui désigne le moment pour agir et donc commencer quelque chose.

 

 Nous, Français qui voyons avec le cœur et l’intelligence, nous pressentons que notre époque n’est pas un commencement, ni une renaissance et qu’il n’y aura pas de révolution car rien n’a été préparé, rien de nouveau, rien d’inaugural, rien de neuf n’a été semé. C’est l’ancien monde qui s’achève, calcul, domination de la technique, affairisme, consumérisme, carriérisme ; achèvement de l’hominisation calculée par la science. Le politique est inapte à semer du sens de l’être ; il ne sait que récolter les fruits de l’exploitation mondiale de l’étant et de l’humain tout en organisant scientifiquement cette exploitation.

 

 2) Heidegger fut un philosophe catastrophé dans la mesure où il savait ce qu’il en retourne de se tourner vers le bas, autrement dit vers le règne de l’étant (l’existant), de la technique, de la machine. Ces quelques lignes choisies écrites en 1939 n’ont pas perdu de leur actualité :

 

 « À quel point l’historicisme barricade l’homme des temps nouveaux contre l’histoire, à savoir contre ceux qui nous regardent dans les fulgurances de la vérité de l’estre, sans lui laisser aucune issue, la jeunesse en apporte la preuve ; elle n’est ni « vieille » ni « jeune », elle ne connaît pas les intempéries à braver pour mûrir, ne s’y retrouve pas ni nulle part dans ce qui est demeuré tu, dans ce qui n’a pas encore été voulu et surtout elle ne connaît pas la passion de ce qui se cherche ce qu’elle connaît en revanche est ce qu’elle aime, c’est le pouvoir attractif dans la faisance permise par la machine. Et tout le reste n’est pour elle – qu’elle l’admette ou le garde pour elle – c’est ce que « ce qu’on ne lui fait plus ». Et si elle avait raison, si de cette façon précisément elle restait la jeunesse en ce que sans la saisir assurément elle n’en pressentait pas moins confusément l’absence d’ancrage de l’historicisme. D’un historicisme qui lui-même pourrait bien s’avérer nécessaire comme bouclier et écran de fumée derrière lequel doivent advenir une commotion et un rassemblement des peuples susceptibles d’être une condition essentielle pour une histoire à venir ? Partout éclatent l’inquiétant pour peu que nous sachions voir sans les œillères habituels de la culture et des peuples cette inquiétante contrée qu’arpente sans pressentiments l’homme détenteur de toute vérité » (Heidegger, CN, XI § 68) 

 

 3) Ces lignes écrites il y a quelque 80 ans ont voyagé dans le temps sans perdre de leur pertinence. Quelques-uns seront interloqués par cette évocation d’une jeunesse ni jeune ni vieille qui à notre époque, semble avoir déserté le champ du politique et de l’histoire et s’active dans ce monde de la faisance avec cette fois la puissance que permet le numérique. On pourrait dire la même chose des séniors boomers, ni jeunes ni vieux, surfant dans le monde de la faisance avec des moyens conséquents pour un bon nombre. L’histoire portée par les hauteurs de l’être est occultée par un historicisme servant de bouée de sauvetage pour les contemporains suivant le fleuve en marche sans ancrage. Pourtant, l’homme recèle en son être les hiéroglyphes cachés d’un monde à décrypter et à venir.

 

 4) Notre époque est placée sous le signe de la catastrophe de l’étant. Nous ne savons pas quand cela a commencé et bien souvent, les traits proéminents d’un monde émergé depuis l’histoire sont le résultat de décisions et d’orientations prises dans la nuit des temps et souvent, cachées aux yeux de l’historiographie qui ne sait qu’archiver les faits. Catastrophe est à prendre dans son sens originel, comme le retournement de l’être vers l’étant, autrement dit, l’aspiration de l’être par la métaphysique occidentale, la technique, l’affairisme, le calcul, la cybernétique (L’être est délesté de son « estritude », de son essence, de sa vérité. Cette aspiration vers le bas éloigne de l’agrandissement issu de la venue de l’être, de la connaissance qui s’élargit non pas parce qu’elle prend de la hauteur mais parce qu’elle accueille ce qui vient d’en haut, ce qui suppose une disposition, une décision, un recul pour éviter de sauter dans l’abime de la faisance).

 

 5) A notre époque, tout est politique, ce qui signifie que rien n’est politique. Le processus politique mis en mouvement depuis plus d’une décennie confirme l’aspiration vers l’abime du faire, du calcul, avec un signe annonciateur pour nous Français, la commission Attali pour libérer la croissance et que l’on peut interpréter comme libération de la faisance. Si la France a encaissé le long choc Covid et provisoirement le début du choc Russie, elle n’en reste pas moins placée sous le signe de la catastrophe politique au sens philosophique du terme. Les regards attentifs pressentent cette catastrophe qui arrive à la fin et se dessine progressivement. La politique est bien progressiste mais ce progrès nous amène au plus près de la catastrophe sans doute durable et en progression. La députée Frédérique Dumas* a sorti récemment un livre dans lequel elle explicite le sentiment d’être emmenés quelque part où nous ne voulons pas aller. Est-ce le signe d’une conscience qui arrive ?

 

 6) La culture classique sert de verni pour donner à la société de la faisance l’image d’une certaine hauteur. A côté, la massification de la culture entre dans le jeu de la faisance avec une puissance inégalée, sans commune mesure avec la culture de masse des années 1930. Tout entre dans la mobilisation culturelle et participe à une sorte d’inessence propre à l’existant. Les réseaux sociaux accélèrent le phénomène incluant les séries télévisées, les livres pour grand public, le journalisme mainstream, les stars de la musique, du cinéma et une large part pour les spectacles sportifs, sans oublier le tourisme de masse. C’est un luxe de la catastrophe historique que d’être voilée par ce qui reste des grandes époques, tout en étant supportable, avec l’intensification des choses à voir, lire et entendre dans les magazines. Parfois, la catastrophe s’allie avec les forces pour se traduire en signes manifestes ; sur le territoire, gilets jaunes ; ou quelque part près du stade de France à l’occasion d’une finale sportive. La catastrophe attire vers le bas, autant dans les choses de l’esprit que les productions humaine. On dit alors que la société s’affaisse. Elle ne parvient plus à maintenir ses dispositifs en bon état de fonctionner.

 

 7) Il se dit dans les milieux autorisés à commenter la vie publique que les deux formations cataloguées comme populistes abiment la démocratie, lui portent des coups de canif et l’affaiblissent en troublant les règles institutionnelles et les « bonnes pratiques » coutumières installées depuis des décennies. Ces formations sont accusées de mettre en péril l’esprit de la république, chacun à sa manière, et de brouiller le choix des français en agitant du vent. De l’autre côté, les « gens du peuple », mélenchonistes, lepénistes, mécontents, complotistes, gilets jaunes, pensent tout autrement et considèrent que le fossoyeur de la démocratie, c’est Emmanuel Macron. En réalité, les trois puissances politiques électorales dominantes sont toutes parties prenantes dans le mouvement vers la catastrophe mais elles diffèrent par le style propre imprimé à ce mouvement, avec des tentatives d’accélération, de freinage, de déviation, de colmatage. Ce ne sont pas les partis qui fragilisent la démocratie mais l’accumulation de deux décennies de pratiques sociales et gouvernementales qui ont placé la France dans un état de « mauvaise santé politique ». Cet état répond au concept de « syndrome de Weimar » en référence à l’Allemagne des années 1920 et sa jeune démocratie en crise (cette notion a été développée dans un de mes essais non publiés).

 

 8) Le monde qui arrive se place sous le signe de plusieurs catastrophes ou alors de deux catastrophes aux effets distincts. La première est ontologique et s’explicite à la manière d’Heidegger comme une époque de la « faisance » face à laquelle l’estre se met en retrait, autrement, se détourne mais attention à cette formule. L’estre se détourne de l’homme et ce faisant, il se refuse face à la catastrophe, il ne veut pas être complice plus que nécessaire et finalement, se détourne pour rester dans son impassible éternité, loin des affairements humains. La seconde est anthropologique. L’homme se tourne vers le bas et se refuse à aller vers ce qui pourrait lui offrir l’opportunité de prendre de la hauteur en entamant un dialogue avec celui qui peut l’élever, l’enrichir. Ce phénomène prend un accent particulier dans les salles de classe. Les élèves ne voient plus le maître sur les hauteurs. Le phénomène est accentué par les réseaux sociaux. Le dialogue est devenu impossible. Le monologue est un moyen au service du narcissisme et du mimétisme. Ces catastrophes de l’humain sont entrées dans le domaine du quotidien et nous n’y faisons plus attention, habitués que nous sommes à ces choses qui ne nous impactent pas directement. Sauf quand ces choses nous affectent directement ou alors sont propulsées dans le champ médiatique. La situation de l’hôpital public paraît aux yeux des Français catastrophique, surtout pour les patients. On ne voit jamais mieux la catastrophe que lorsqu’elle nous est proche, nous influence et nous retourne.

 

 Le dialogue suppose un échange entre deux personnes qui savant s’ouvrir et se regarder face à face, pour établir un échange, pour faire circuler le flux de la signification et le parler du vécu, ingrédient essentiel du vivre ensemble en n’ayant pas forcément les mêmes aspirations ni les mêmes goûts. Le monologue supplante le dialogue. Lorsque plusieurs monologues se trouvent sur un plateau télé, ils s’affrontent, polémique, chacun veut déconstruire l’opinion de l’autre pour se croire le vainqueur de la bataille. Au final, il n’y a que des perdants, surtout le spectateur qui a perdu son temps. L’allégorie des monologues nous ramène à la catastrophe. Se placer en situation de monologue, c’est regarder l’autre d’en haut et donc tourner son regard vers le bas. La France est en état de catastrophe sémantique.

 

 9) L’oracle sibyllin de Malraux doit être complété. Le 21ème siècle sera religieux et s’il ne l’est pas, il sera catastrophique. Cette formule est à prendre avec les multiples significations du « catastrophique » utilisées dans mes quelques notes contemporaines. Nous n’allons pas vers la catastrophe puisque nous y sommes depuis des années voire des décennies. Grâce à la science et à la technique politique, la société catastrophée est viable, elle est gérée, réparée, avec un calcul et des systèmes de réparation plus ou moins efficaces ; mais jusqu’à quand ? 

 

 10) Les sociétés catastrophées sont placées sous deux menaces. L’une vient de la société prise dans son ensemble, avec des incivilités, des guérillas civiles, des insurrections généralisées, des épidémies de dépression ; avec des frondes plus localisées, à l’occasion d’un événement déclenchant. L’autre vient de l’Etat, avec la tentation autoritaire ou ne pas dire dictatoriale et la mise en place d’un régime sécuritaire avec dispositifs policiers, contrôle social, punitions diverses, contraintes, restrictions, obligations.

 

 11) Nul ne sait si les populations, les cadres dirigeants, les élites intellectuelles, sont disposés à prendre conscience de ce qui se passe et entendre les voix guidant vers un avenir digne de l’être et d’une promesse non formulée mais qui peut advenir.

 

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 * Frédérique Dumas

 

 Je fais partie de celles et ceux qui pensent toujours qu’il est préférable de rejeter les approches idéologiques ou dogmatiques. Que de vies sacrifiées en leur nom ! Aujourd’hui, face au vide idéologique du macronisme, à sa vacuité, il est certes de bon ton de penser que nous avons besoin du retour des idéologies. Mais les idéologies enferment, créent des schismes entre les êtres humains qui deviennent des abysses. Elles séparent et créent des fractures irréparables. Et le macronisme est aussi une idéologie. Celle du progressisme technocratique qui nous mène droit dans le mur. Il est moins aisé de cerner le progressisme dans sa dimension idéologique, puisque sa force c’est aussi de prétendre ne pas en être une, mais la définition qu’en donne l’essayiste Dwight Macdonald en 1946 est saisissante : « Un groupe de gens sont installés dans un bolide fonçant tout droit dans un précipice. En voyant d’autres assis sans rien faire au bord de la route, ils crient : “Ce que vous êtes négatifs ! Regardez-nous ! Nous allons quelque part, nous faisons vraiment quelque chose, nous !” »

 

 Et c’est ce sentiment diffus que nous éprouvons, que l’on nous emmène droit là où nous ne voulons pas aller. D’une manière ou d’une autre.

 

 Les idéologies, quelles qu’elles soient, relèvent à mes yeux de la manipulation. Celle qui vous fait croire que ce sera mieux demain, sans qu’une seule journée vous amène un tant soit peu et de manière concrète vers ces lendemains promis. Les promesses vaines s’enchaînent. Les déceptions, la désillusion et la perte de confiance.

 

 Pour moi, une personne peut se sentir de gauche ou de droite, si elle le souhaite, c’est son droit et sa liberté, mais cette seule moitié ne saurait rendre compte de ce qu’elle est réellement, avec toutes ses nuances. À l’évidence, elle est bien plus que cela. Ce serait renoncer à toutes les dimensions d’un être humain. Ma vie m’a amenée à me positionner au centre droit, mais jamais à m’y enfermer et à dépendre de la politique. L’idéologie enferme et prive de la possibilité de « voir ailleurs », de changer de point de vue. Ce qui ne signifie pas penser ou dire tout et son contraire, mais qui permet d’ajuster et de changer l’angle à travers lequel on regarde les choses, le monde. C’est ce qui permet, et ce n’est pas paradoxal, de ne pas trahir ses convictions profondes.


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