Quelles leçons tirer des cantonales ?

par Patrice Lemitre
mardi 29 mars 2011

Le second tour des cantonales vient de s’achever et il est probable que cet épisode, intrinsèquement peu important par ses conséquences immédiates[1], restera comme l’un des premiers signes manifestes de la décompositions des anciennes organisations qui gouvernent la France depuis une trentaine d’année. Il faudra prendre du temps pour analyser finement des résultats de cette consultation, mais on peut dès maintenant en tirer quelques enseignements.

Premièrement, la poussée du front national : il faut relativiser son succès lors de cette consultation électorales, pas si brillant qu’il en à l’air. Mais il est très probable, comme l’indique de nombreux sondages qui mettent Marine Le Pen à un niveau proche de la droite classique et de la gauche institutionnelle au premier tour des présidentielles de 2012, que cette organisation est en passe de franchir le mur qui l’empêchait jusqu’ici de réunir plus de 18% du corps électoral. Ce blocage, très caractéristique des conclusions de l’élection présidentielle de 2002, pour laquelle le fondateur du FN n’a finalement obtenu que quelques dizaines de milliers de voix de plus qu’au premier tour, démontrait qu’une très grande majorité de français se révélait résistante à une idéologie faisant de l’immigré le bouc émissaire de tous nos ennuis. Rien d’étonnant à cela. La république française s’est constituée depuis des siècles maintenant sur une base universaliste qui est incompatible avec l’ethnocentrisme affiché du front National. Du reste, dans notre histoire, les mouvements d’extrême droite n’ont toujours été que marginaux et incapables de jouer le moindre rôle. Le pétainisme n’ayant été lui-même qu’une dérive transitoire toléré un temps par un peuple qu’avait assommé la défaite de 1940.

Cela veut-il dire que cette digue a été rompue ? C’est ce que voudrait croire les socialistes, toujours à la recherche d’un bon fasciste à stigmatiser, de façon à faire oublier leur compromission avec l’ordre économique établi. En fait, il n’en est rien. Les électeurs ne sont pas plus racistes en 2011 qu’en 2002. En revanche, leur perception de la vie sociale et économique est en train de changer radicalement. De très nombreuses enquêtes montrent clairement que les angoisses des français ont évolué ces dernières années. Les préoccupations identitaires et sécuritaires sont largement passées à l’arrière plan pour être remplacées par des interrogations de nature économiques et sociales. Plus le 30 ans après le début de la révolution néolibérale et après 2 ans et demi d’une crise majeure dont la fin ne se profile pas à l’horizon, les français ont compris que l’Europe, l’Euro et le libre-échange sont les armes que les élites politiques et journalistiques manient pour détruire leur mode de vie. C’est pourquoi l’UMP et le PS font l’objet d’un rejet de nature similaire. 

Les socialistes, c’est évident, ne l’ont pas compris ; mais l’UMP et Sarkozy ne sont pas plus clairvoyants. En retard d’un principe démagogique, le plus lamentable président que la République ait jamais eu voit échouer sans comprendre toutes ses tentatives de mobilisation de l’électorat sur les thématiques de l’Islam, de l’identité nationale et de la sécurité.

En revanche, s’il y a quelqu’un qui s’est révélé un très fin politique, c’est bien Marine le Pen ! Voyant l’impasse à laquelle a abouti finalement la présidentielle de 2002 pour son mouvement et percevant les changements dans la société française, elle n’a eu de cesse de gommer les références ethnicistes du FN pour les remplacer par des thèmes plus mobilisateurs : défense du rôle protecteur de l’état, défense de la laïcité (on croit rêver !), rejet de l’Europe et de l’Euro, préservation des services publics, appel à lutter contre la dictature des marchés… Bref, tout ce que la gauche institutionnelle, d’une incompétence rare, leur a bêtement abandonné. Un concept redoutable coiffe tous les autres : « l’UMPS », ligue des partis de gouvernement, qui font semblant de s’affronter mais sont tous acquis à l’idéologie néolibérale.

Evidemment, ce ne sont là que des slogans habiles et ont cherchera vainement derrière une quelconque analyse théorique. Il n’est pas dans les intentions du FN de refonder la République. Je ne suis même pas sûr que Marine Le Pen compte un jour faire du FN un vrai parti de gouvernement. Jusqu’ici, l’organisation s’était très bien contentée de gérer son petit appareil, en en tirant des avantages modestes mais réels. Et du reste, je suis convaincu que pour un grand nombre d’électeurs, surtout ceux qui viennent de la gauche, le vote FN est une nouvelle variante du vote refuge. Il n’empêche : le FN agglomère à présent des couches qui lui étaient jusqu’ici relativement fermées. Il s’appuyait surtout sur les groupes d’artisans et de petits commerçants et sur les électeurs « blancs » vivant dans des zones dégradées posant des problèmes de sécurité. Désormais, il enregistre de bons résultats dans des zones où l’immigration n’existe pas (l’ouest de la France, notamment). Une grande partie de la classe ouvrière traditionnelle l’a rejoint, d’où les crises, engendrée par exemple à la CGT, par le ralliement de syndicalistes actifs et bien implantés. Enfin, il ne fait aucun doute que le FN progresse désormais dans les couches moyennes « moyennes », qui se répartissaient jusque là entre l’UMP (voir en dessous) et le PS.

Deuxièmement, l’UMP. Dire que ces élections, après d’autres, sont calamiteuses pour le parti du président est un euphémisme. Il en est ébranlé jusque dans ses fondements. L’UMP paye au prix fort sa proximité avec l’oligarchie économique, avec laquelle il ne peut pas rompre. Contrairement au PS, qui peut éventuellement changer, on n’imagine pas le parti des possédants et des rentiers décrier soudainement l’Euro ou la nature de la construction européenne. Il est coincé et sa base sociale se réduit comme peau de chagrin. Le résultat du vote montre par exemple que les couches les plus jeunes et les plus actives qui constituaient le fer de lance électorale de l’UMP, sont passées avec armes et bagages au front national, ne lui laissant plus que les électeurs très fortunés (puissants mais peu nombreux) et l’électorat âgé et aisé. Pas suffisant pour permettre aux carrières de se poursuivre… Que fera t-il dans les prochaines années pour conjurer la menace ? Dans un premier temps, il tentera de préserver ses fiefs locaux en acceptant des alliances avec le FN, dans les régions, les départements et les communes de quelques importances. Ce faisant, il lui faudra donner des gages à son nouveau partenaire, qui sera exigeant. Quel pourra être par la suite l’évolution et l’avenir politique d’une alliance entre une partie de la droite classique et le FN ? Il est difficile de le prévoir dès maintenant, tant les évolutions dans la société française sont rapides et imprévisibles. Mais si, pour revenir au pouvoir en 2017, après l’échec prévisible de la gauche, la droite devait accepter de refonder avec le FN la société française sur une base ethnocentrique, hésitera t-elle longtemps ? J’ai formulé plus haut l’hypothèse selon laquelle le FN n’est pas vraiment intéressé par le pouvoir. Mais attention : d’ici à 2017, les motivations peuvent changer et, comme le dit le proverbe, l’occasion fait le larron !

Troisièmement, le parti socialiste. Une analyse rapide mais totalement fausse consiste à dire que le PS est le grand gagnant de ce scrutin cantonal. Ce serait oublier un peu vite plusieurs caractéristiques de ce vote : d’abord, le premier tour n’a pas été fameux pour le PS, qui a connu un net tassement par rapport au scrutin de 2004. Au second tour, il tire à peu près son épingle du jeu, grâce aux voix des écologistes et du front de gauche. Mais le PS, manifestement, ne profite guère de l’affaiblissement de la droite de gouvernement. Enfin, rappelons, si nécessaire, qu’avec 56% d’abstentionnistes, ce scrutin affiche la plus faible participation jamais enregistrée dans toute l’histoire de la cinquième République. Si l’on y ajoute le nombre croissant de gens qui n’apparaissent plus nulle part, tout simplement parce qu’ils ne se sont pas inscrits sur les listes électorales, nous avons une mesure dramatique du rejet que suscite le PS en particulier et la classe politique en général, dans la société française.

C’est bien la raison pour laquelle le mot d’ordre de « front républicain », lancé entre les deux tours par le parti socialiste, était une ânerie, aussi bien du point de vue stratégique que tactique. S’adresser à un quart de l’électorat, fâché contre « l’UMPS », comme à une secte de pestiférés, ce n’est vraiment pas une bonne idée ! Une main tendue aurait été plus habile. Et franchement, quel mal y aurait t-il à ce que quelques candidats frontistes deviennent conseillers généraux ?

Notons que les autres formations de gauche ne font guère mieux que le PS. On s’attendait à une percée des écologistes, qui ont profité des ennuis des japonais avec leurs centrales nucléaires pour redéployer leur thématique anti-nucléaire civil. Bien tenté, mais raté. Ils n’enregistrent pas de percée significative. Quant au Front de gauche, il progresse un peu en pourcentage mais très peu en nombre de voix. Cette organisation, formellement oppositionnelle, n’apparaît toujours pas comme crédible aux électeurs, en dépit des succès médiatiques de Mélenchon.

Que faut-il déduire de tout cela ?

Tout simplement que pour sortir de l’impasse qui nous attend et conclure un nouveau pacte républicain, il faut proposer à l’électorat un programme de reprise progressive des leviers abandonnés au marché, une réorientation de la « construction »[2] européenne dans le sens d’une remise en service du « modèle social européen » – qui n’existe plus que dans les discours, et encore ! La sortie de l’Euro au profit d’une monnaie commune ou d’une variante de l’ancien SME ; la restauration des services public par un net coup d’arrêt de la dérive concurrentiel ; la remise sur pieds de l’école publique ; la nationalisation d’une banque ou deux pour aider les PME et PMI, etc, etc. La liste serait interminable, ce ne sont pas les chantiers qui manquent. L'important est de comprendre qu'il existe maintenant une base sociale pour une autre politique. Il ne faut pas, d’ailleurs, se contenter de viser les couches salariées, mais aussi les entrepreneurs et le petit patronat, qui sont, eux-aussi, en attente de quelque chose de neuf. Un boulevard s’ouvrirait au premier homme politique de quelque importance qui aurait le courage de dire « nous nous sommes trompé de direction, il faut revenir aux fondamentaux ». Ce pourrait être un socialiste. Le PS est malheureusement devenu très paresseux. Ici, on se dit qu’il n’y a pas grand-chose à faire pour revenir au pouvoir en 2012. Sarkozy est si faible. Mais si c’est pour faire la politique voulu par les marchés et Angela Merkel, gare au retour de bâton. Ca fera très très mal !



[1] Quelques départements supplémentaires acquis au parti socialiste

[2] J’ai mis des guillemets car en fait de construction, ça apparaît plutôt comme une destruction…


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