Qui sera le sauveur de la France ?

par Argoul
jeudi 23 février 2006

Raoul Girardet montrait dans une étude, il y a vingt ans, et qui n’a pas pris une ride, que la naissance des grands mythes que sont le Complot, le Sauveur, l’Age d’Or et l’Unité, prend sa source dans l’instant où le traumatisme social se mue en traumatisme psychique (Mythes et mythologies politiques, Seuil). La mythification est une lecture imaginaire du réel, traduite en schéma immanent, hors de l’histoire. Cette construction mentale est une grille explicative artificielle en vue de mobiliser les énergies. Les faits sont interprétés, fabulés, ce qui permet toutes les manipulations tant les images ont une dynamique propre, irrationnelle et profonde. Le IIIe Reich en a joué à la perfection, avec ses cathédrales de lumière, ses chants graves de foules entières, ses films en noir et blanc furieusement romantiques et ses mises en scène du triomphe de la volonté en politique et en sport.

Nos démocraties, apaisées par les traumatismes historiques, éduquées par le droit, ne mythifient qu’à un moindre degré. Le Complot est bien souvent le progrès (ou le capitalisme), le Sauveur est le grand homme, l’Age d’Or est représenté par les lieux de mémoire et les commémorations, l’Unité se borne à la dénonciation des « barbares » et à l’affirmation de « frontières » matérielles, juridiques ou économiques.

Amusons-nous un moment à regarder la France d’aujourd’hui. Le Complot règne en maître dans la mythologie politique, particulièrement à gauche, le degré ultime étant atteint chez les écologistes. « On » nous en veut, le monde court à la « catastrophe », le bouc émissaire étant évidemment le-capitalisme-« ultra »libéral-américain-incarné-par-les-pétroliers-texans-en-le-personne-de-George-W.Bush. Bien sûr, le mythe part d’une base réelle, il existe effectivement un système économique d’efficacité nommé « capitalisme », à l’œuvre un peu partout dans le monde depuis que l’alternative soviétique s’est écroulée d’elle-même ; il existe une idéologie « libérale » qui fait de l’économie la seule action politique souhaitable et de l’outil capitalisme le seul instrument « possible » ; il existe des pétroliers texans, Dick Cheney à leur tête, qui défendent bec et ongles leurs intérêts de caste ; il existe un président nommé George W. Bush, qui est évangéliste et conservateur. Mais tous ces faits ont une autonomie relative les uns par rapport aux autres. Ils ne se trouvent coagulés QUE dans le mythe, cette construction imaginaire qui force la réalité en une cohérence intangible, platonicienne, « de tous temps » : le Complot d’une élite mystérieuse pour dominer le monde.

Ce Complot menace un Age d’Or qui fut, en France, celui des Trente glorieuses, époque du baby boom et de la reconstruction dynamique d’après-guerre, menée par l’Etat sous la direction de l’élite instruite des grands Corps. La première crise du pétrole a lézardé tout cela, et notamment l’Unité retrouvée sous la Ve République par un pouvoir fort qui donnait l’impression que la politique pouvait tout, y compris, en 1981, « changer la vie ». Le second septennat de François Mitterrand a montré que la « forteresse » France avait des murs en ruines, parce qu’on ne peut à la fois vouloir exporter, importer et voyager sans ouvrir aux autres pays ses frontières et ses idées. L’arrêt des magnétoscopes japonais à Poitiers, tout comme jadis l’action de Charles Martel, n’a eu qu’un temps. D’où la désespérance sociale qui fait des « délocalisations » (qui ne concernent réellement qu’un faible nombre d’emplois sur le total) un monstre qui va dévorer l’emploi ; de l’immigration (qui dans sa majorité s’intègre sans heurt) une « invasion barbare » qui va censurer nos idées et violer nos femmes  ; des compagnies pétrolières (limitées par les Etats producteurs, en concurrence les unes avec les autres, mises au défi par l’énergie nucléaire) les auteurs d’un nouveau Protocole des Sages d’Exxon pour dominer le monde via la guerre aux Arabes et le rationnement généralisé d’énergie (comme si la Russie, le Nigeria, le Venezuela n’existaient pas).

Se forme, donc, dans l’imaginaire un Appel au Sauveur, ce mythe éternel de David contre Goliath, le lutteur qui refuse la soumission au Destin. Raoul Girardet distingue quatre formes prises par le mythe : la Normalité rappelée (Cincinnatus, Antoine Pinay, Jacques Delors), le Héros d’exception (Alexandre, Bonaparte, de Gaulle à Londres), le Législateur (Solon, Napoléon 1er, de Gaulle créateur de la Ve République), enfin le Prophète (Moïse, Victor Hugo, François Mitterrand 1981). Reflet d’une certaine mentalité d’époque, le Sauveur est appelé lorsqu’une crise de légitimité engendre un vide affectif proche de celui de l’adolescence. Le recours désiré est alors du même ordre, soit le Père rassurant et protecteur, soit l’Aîné audacieux et initiateur. Il ne s’agit pas de soumission, mais de tutorat, afin de régénérer la volonté défaillante. Le Sauveur est appelé à « socialiser les âmes » (Barrès).

Quel peut être, dans le contexte français, le Sauveur possible, à élire dans un an ? A droite, selon les images dynamiques du mythe, le Père aurait pu être encore une fois Jacques Chirac, si son attaque cérébrale ne l’avait relégué cette fois dans le quatrième âge. Restent Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy parmi les plus populaires. La tradition ferait de M. de Villepin le Père rassurant (le « changement sans le risque » pour reprendre une formule) et de M. Sarkozy l’Aîné audacieux (la rupture fondatrice). L’histoire politique récente fait se brouiller les images : l’Aîné s’assagit, se veut rassurant et législateur plus que héros ; le Père connaît un retour d’adolescence par le dynamisme presque prophétique de son discours et par ses actes héroïques en urgence. Chacun aurait tout à gagner à revenir à sa propre image ; le choix démocratique aussi, sans doute.

A gauche, l’examen est plus difficile. « Les partis peuvent garder le pouvoir sans projet ; peuvent-ils le reconquérir quand ils n’en ont pas ? », s’interrogeait Raymond Aron dans L’Express du 21 août 1981. Il visait à cette époque la droite. Aujourd’hui, sa remarque n’a rien perdu de son acuité, mais la gauche est clairement dans ce cas. Point de Législateur ni de Prophète, la gauche a déjà donné en 1981, les passions se sont éteintes sous la douche froide de la réalité. Restent l’homme de la normalité, à sortir de sa retraite tel un Père rassurant, et le Héros d’exception en rupture d’image et de classe d’âge. Ces deux figures s’incarnent aujourd’hui en Lionel Jospin et Ségolène Royal. Certes, rien n’est décidé sur la candidature, et il peut surgir un troisième homme, ou plusieurs, avant que le Congrès ne tranche. Laurent Fabius fait un Héros bien fatigué, trop élitiste pour incarner la normalité et sans projet pour devenir Législateur. Il faut attendre.

Ne croyez pas que les mythes mènent de bout en bout la politique. Le suffrage universel, dans le secret individuel des urnes, révèle des surprises et surtout du bon sens, ces derniers temps en France. Mais cette lecture par la mythologie contribue puissamment à expliquer la dynamique sous-jacente aux candidats, compte tenu du contexte de malaise qui s’est installé dans la société depuis plus de vingt ans. A vos pronostics !


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