Recomposition – Le populisme comme nouvelle force politique (4/4) (billet invité)
par Laurent Herblay
jeudi 31 octobre 2019
Billet invité de Marc Rameaux, qui a publié « Portrait de l’homme moderne », suite de la 1ère partie, de la 2ème partie et de la 3ème partie
Qui s’est livré à la démagogie ?
Une notion nous sera utile pour analyser les démagogies modernes, celle forgée par la philosophe Renée Fregosi sous le nom de « justicialisme ».
Le justicialisme désigne l’attitude d’endosser un habit de justicier et de se croire investi à ce titre de la mission de sauver le monde dont on a la charge, ce qui implique également de châtier des coupables supposés être à l’origine de tous les maux. Grande spécialiste de l’Amérique latine, Renée Fregosi a forgé ce terme en référence au Péronisme Argentin.
Le justicialisme est une attitude démagogique se nourrissant de complots, clamant son admiration pour des régimes autoritaristes censés redresser des régimes corrompus, flattant l’ego de celui qui le pratique en lui donnant l’impression d’être un sauveur.
Ce bref portrait évoque les propos que l’on voit très souvent charriés sur les réseaux sociaux, par des dictateurs d’opérette se donnant le frisson de dénoncer de noires conspirations, de démasquer les méchants et de faire œuvre de justicier.
L’on rencontre assez souvent de tels discours parmi les populistes, et c’est là un risque admis de leurs dérapages. L’entre-soi, l’incivisme et la corruption trop présente parmi les gouvernements mondialistes fait rêver certains de voir un shérif nettoyer la ville, alimente les fantasmes de complots, aboutit à clouer au pilori tous les élus officiels, même ceux qui font discrètement et patiemment leur travail.
La réfutation de tels discours est assez aisée : historiquement, tous les régimes autoritaires ont atteint des niveaux de corruption et d’arbitraires bien supérieurs aux « décadents » qu’ils étaient censés nettoyer. Si la demande de moralisation de la vie publique est parfaitement légitime et la critique lapidaire d’une classe d’élus se pensant intouchable une nécessité, elles ne doivent pas nous faire oublier ce que les démocraties libérales ont apporté en matière de libertés civiques, que nous perdrions définitivement en réagissant par des coups de sang.
Récemment, Renée Fregosi a employé avec brio le concept de justicialisme pour s’apercevoir que les discours multiculturalistes et communautaristes l’employaient également à haute dose. L’imagerie du vengeur corrigeant les injustices n’est donc pas le seul apanage des populistes, elle peut être celle des fondamentalistes de tout poil, religieux ou défenseurs des « minorités opprimées ».
Le concept de justicialisme devient d’autant plus intéressant, lorsqu’on l’applique aux défenseurs de l’Union Européenne.
Car ce qui apparaît, est que l’imagerie du justicier et du chevalier blanc sauveur du monde est apparue de ce côté-là, bien avant l’émergence des populismes.
Dans son chapitre consacré au portrait en contraste de BHL et Michéa, Alexandre Devecchio rappelle quelques actions du philosophe aux chemises blanches révélant une forte dose de justicialisme.
BHL n’est pas le seul : la quasi-totalité des défenseurs de l’UE ont endossé le costume du justicier, de gardiens et derniers remparts du monde civilisé face à tous ceux tenant un discours autre que le leur.
La phraséologie du sauveur du monde, ainsi que son simplisme et sa démagogie, a été pratiquée par les classes supérieures défenseurs de l’Union Européenne pendant des années, bien avant qu’elle n’investisse les réseaux sociaux et une partie du discours populiste.
De sorte que sa propagation dans toutes les couches de la population nous fait repenser le phénomène : est-ce un monstre né du populisme, ou n’est-ce qu’une réponse du tac-au-tac faite aux tenants de l’UE qui l’ont employé jusqu’à l’overdose, menaçant le monde d’effondrement à chaque élection au lieu de permettre un débat d’idées, et adoptant la posture du sauveur ultime ?
Avec cet éclairage, le mondialisme apparaît comme une démagogie à destination des classes supérieures, un discours flattant une population dans le sens de ce qu’elle a envie d’entendre, méprisant toute confrontation avec le réel.
Le mondialisme n’est nullement la réunion pacifique de tous les hommes, il est le maintien pour une toute petite minorité d’un monde « idéal » entretenu artificiellement, une zone protégée à l’abri de toute violence, aussi bien économique que sécuritaire. Le discours appelant à être « risquophile » est tenu par des personnes qui se sont elles-mêmes protégées de tous les risques et se garderaient bien d’en affronter un seul.
Ce monde préservé peut être bien décrit par une analogie avec les sciences physiques : il est comme une table à coussins d’air, où les frictions ont été éliminées, où tout est fluide, où les chocs sont élastiques et doux. Le moelleux matelas d’air fait vivre dans un monde où les conflits sont résolus de façon civilisée, où l’on peut penser à long terme et sans peur du lendemain. Ce que cette vision idyllique ne précise pas, est qu’afin de faire vivre 5% de la population dans un tel eden, il faut sacrifier les 95% d’autres et les faire basculer dans un enfer tout inverse.
Les rêves et visions entretenus par les tenants de l’UE sont une sorte d’ode à ce monde préservé et artificiel, le montrant en exemple tout en flattant ceux qui en bénéficient. En niant et effaçant la face cachée de l’iceberg, ces visions rejoignent la démagogie du discours justicialiste. Est présentée comme la sauvegarde du monde civilisé ce qui n’est en fait que la perpétuation de privilèges arbitraires.
Ce discours est d’autant plus blessant qu’il est d’une abyssale hypocrisie : la violence au quotidien que le communautarisme musulman fait vivre à ceux qui en subissent la loi dans des quartiers désertés par la République est stigmatisée comme « manque d’ouverture », « racisme », alors que les habitants de ces enclaves édéniques évitent très soigneusement ces populations pour eux et pour leurs enfants, tout en appelant à avoir une attitude « ouverte » avec elles.
« Démagogie » signifie un discours flattant celui à qui il est destiné, lui disant ce qu’il souhaite entendre, au prix du déni total de la réalité. La pente mortelle de la démagogie n’a pas été creusée par les populistes : elle est initiée depuis longtemps par ceux qui se présentent comme des « élites », particulièrement dans la défense de l’UE qui est devenue une démagogie « haut de gamme ».
Le trait caractéristique du justicialisme en révèle la vraie nature, la posture des justiciers de l’UE ayant interdit toute forme de débat démocratique, tout approfondissement réel de sujets ayant nécessité un traitement complexe, non des parades narcissiques destinées à se valoriser.
Si certains populistes leur ont emboîté le pas et sont tombés dans ce travers – Renée Fregosi a raison d’en relever les dangers – une plus grande majorité encore de populistes sont simplement des personnes demandant à ce que les discours soient soumis à l’épreuve des faits, les thèses à la confrontation avec le réel.
« Populiste » désigne de plus en plus souvent une personne qui ne fait que vérifier ses hypothèses et s’assurer qu’elles résistent à l’épreuve du terrain. Il n’est guère étonnant de voir pour cette raison un engouement croissant des électeurs pour le populisme. Et le terme, péjoratif à sa naissance, devient directement assumé.
Le psychologue de renom Charles Rojzman, auteur de thérapies sociales fines dans des situations très conflictuelles – que l’on ne peut donc soupçonner de démagogie – clame ainsi son appartenance au populisme, dans cette acception de la confrontation au réel [1].
Il n’est pas étonnant que Charles Rojzman propose une philosophie du conflit assumé et maîtrisé : L’entente entre les hommes ne provient pas de discours lénifiants et anesthésiants, ces derniers ne faisant que renvoyer plus tard en boomerang une violence dix fois supérieure, parce qu’elle a été comprimée.
Le bon sens et l’expérience apprennent qu’une bonne « engueulade » est largement préférable à des ressentiments larvés qui finissent en actes meurtriers bien plus graves. C’est également la leçon des arts martiaux : il existe une violence inhérente à l’homme. Il est infiniment préférable de la faire sortir et la laisser s’exprimer dans des confrontations soumises à des règles tant qu’il en est encore temps, avant que la douceur apparente et hypocrite ne dégénère en meurtres de masse.
Plus que jamais, qui veut faire l’ange fait la bête, selon la célèbre formule Pascalienne. Les anges du mondialisme et de l’UE ont produit une démagogie qui flatte leurs plus bas instincts, ceux d’une domination sans partage sur la parole, d’une avidité au pouvoir sans limite. La démagogie plus apparente et moins hypocrite que l’on voit surgir des populismes fait figure d’amateurisme en comparaison. Et bien plus souvent, les alertes populistes sont un simple rappel de faits que l’on ne veut pas voir, bien plus que des harangues de justiciers : les sauveurs du monde auto-déclarés sont issus depuis bien plus longtemps du milieu des « élites ».
Qui a fait preuve d’irresponsabilité ?
Jamais ceux qui en appellent sans cesse à l’éthique de responsabilité ne se sont enferrés eux-mêmes aussi profondément dans l’éthique de conviction.
Les responsables et soutiens de l’UE, Troïka et banques centrales en tête, ne cessent d’appeler à un comportement responsable, mais n’agissent eux-mêmes que selon des dogmes non démontrés, ou plus exactement démontrés faux de jour en jour.
Il en est de même des politiques d’immigration, notamment celle de la porte largement ouverte par Angela Merkel en 2015, sans concertation aucune ni débat, imposée à la totalité de l’Europe par sa seule volonté comme le rappelle Alexandre Devecchio. Difficile dans ces conditions, de ne pas voir l’UE comme un empire dirigé par l’Allemagne gouvernant des nations subalternes. Là encore, la pure conviction idéologique l’a emporté sur l’esprit de responsabilité, qui aurait nécessité un débat complexe, nuancé, sur les conditions d’une intégration réussie, sur les termes pesant de façon contradictoire dans la balance.
La prégnance de l’éthique de conviction se manifeste dans l’appauvrissement considérable du débat d’idées dans les media. A part quelques brillantes exceptions dont Devecchio fait partie, la plupart des articles de presse mainstream commencent par un jugement moral sur ce qu’il convient de penser ou non et sur la séparation des camps du bien et du mal, avant toute analyse. La vie intellectuelle occidentale part maintenant dans la plupart des cas des conclusions qu’elle entend démontrer.
Nous avons perdu la capacité de considérer qu'il existe deux ou trois visions du monde radicalement différentes mais également respectables, sur la façon de conduire la vie de la Cité.
La politique au sens noble du terme provient de l'affrontement sans concession de ces deux ou trois visions du monde, de leur délibération et des compromis qui en résulteront. La grande presse, à l'époque où elle était respectable, était capable d'accueillir et de vivifier de tels débats.
Au lieu de cela, l'alliance des "cercles de la raison", en France comme en Allemagne, détruit toute possibilité de débat alternatif et remplace cette délibération par une vision manichéenne et grossière de tout débat public en affrontement entre les forces du bien et les forces du mal.
Il est de nos jours aisé de cocher toutes les inversions orwelliennes du discours. L’une des plus révélatrices est que ceux qui se prévalent sans arrêt de l’éthique de responsabilité pratiquent une éthique de conviction à l’état pur.
Ceux qui prétendent incarner la réflexion de fond et l’analyse complexe ne fonctionnent qu’à coups de généralités superficielles et de croyances scandées.
Le charme discret de la bourgeoisie mondialisée n’est en rien celui de la société ouverte. Celle que Karl Popper appelait de ses vœux consistait en des discours admettant à leur naissance la contradiction, l’appelant même. Nous sommes a contrario dans une société d’anathèmes, de simplismes, au service du seul opportunisme. Et ceci n’est pas le fait des populistes, qui essaient dans leur grande majorité de réintroduire comme ils le peuvent des rappels aux faits.
Ce mouvement de débilité de la pensée a été échafaudé et longuement cultivé par ceux qui se dénomment d’eux-mêmes « élite » : les autres démagogies n’ont fait que leur répondre par mimétisme, faibles copies de démagogues professionnels qui n’ont eu cesse de cultiver leur flatterie de caste.
Aujourd’hui, cette fausse élite rencontre deux obstacles, choc salutaire : celui de la common decency du peuple et celui de la véritable élite – celle que l’on n’entend que trop rarement – constituée de penseurs et hommes d’action à la fois profonds et ayant l’humilité de la confrontation au réel. Il n’y a rien de surprenant à ce que les seconds ne manifestent aucun mépris vis-à-vis des premiers : ils leurs sont redevables d’apprendre d’eux chaque jour.
Le retour d’Ulysse
Alexandre Devecchio le rappelle au début de son livre, contre l’injonction typiquement justicialiste du retour aux années 1930 clamée par les mondialistes : les totalitarismes n’ont jamais été le fait de patriotes, mais d’hégémonistes.
Toutes les emprises totalitaires ont été historiquement un « pan-isme » : pan-germanisme, pan-soviétisme, pan-américanisme, pan-européisme, pan-islamisme.
Les totalitarismes se caractérisent par le débordement, par l’absence de limites ou de frontières, par une volonté d’imposition d’une vision unifiée à tous. Ils rappellent l’Hubris grecque, la démesure et l’orgueil, par opposition au culte d’un juste milieu, d’un temple aux dimensions humaines, condition de la civilisation.
La patrie dans le sens de la Grèce antique est le lieu de cette juste mesure. Elle n’est nullement synonyme de haine ou d’affrontement, ni de repli sur soi, mais de retour à l’essentiel de ce qui nous différencie et nous caractérise. La patrie grecque est l’Ithaque d’Ulysse, la douceur et la tempérance du foyer, après les folies guerrières de l’Iliade.
Elle n’est nullement incompatible avec la découverte et l’ouverture aux autres : l’Odyssée est cet équilibre entre le voyage initiatique, la découverte d’autres mondes, et l’attachement au lait qui nous a nourri. Il n’y a aucune opposition entre ces deux termes, mais une complémentarité qui les rend indispensables l’un à l’autre.
En renouant avec cet héritage légué par le berceau de notre démocratie, Alexandre Devecchio rappelle dans « Recomposition » cette réalité que nos dirigeants devraient enfin admettre : le patriotisme est un humanisme.